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29/11/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Acteur aux multiples facettes, Adolf Wüster a joué un rôle central sur le marché de l’art en France pendant l’Occupation. D’abord actif en tant que courtier, en particulier pour les musées et les marchands allemands, il a été officiellement chargé des affaires artistiques du ministère des Affaires étrangères à partir de juin 1942, avec le titre de consul. Pendant toute cette période, il était responsable de la collection du ministre des Affaires étrangères du Reich, Joachim von Ribbentrop. Il est prouvé qu'il a participé au transfert d’œuvres d’art spoliées.

Formation et parcours d’un artiste

Adolf Wüster assuma à bien des égards un rôle central dans le transfert d’œuvres sur le marché de l’art sous l’occupation allemande, un rôle qui, pourtant, n’a jusqu’ici jamais encore été étudié de manière approfondie. Il fut actif comme médiateur indépendant en matière d’art notamment pour des musées et des marchandes ou marchands d’art allemands du mois de novembre 1940 jusqu’au mois de mai 1942, et c’est en tant que tel qu’il fut engagé par un contrat fixe de référent en matière d’art au ministère des Affaires étrangères et nommé consul le 1er juin 1942. Durant tout ce temps, son statut d’acquéreur d’art l’amena à assumer personnellement la responsabilité de la collection du ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop.

Né le 30 décembre 1888 à Wuppertal-Barmen1, il fréquenta dans un premier temps l’école d’art décoratif locale et, en 1908, il se rendit à Munich pour suivre une formation à l’école privée des beaux-arts d’Heinrich Knirr2. En 1912, il suivit le courant de ses contemporains artistes et se rendit dans la capitale française, à Montparnasse, où il vécut jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale – avec une interruption toutefois à l’automne 1913, lorsqu’il s’inscrivit à l’académie des beaux-arts de Munich3  – il passa un certain temps au 7 rue Belloni, dans le quartier des artistes4. Il se mouvait alors dans les cercles fréquentant les cafés du Dôme et de la Rotonde, marqués par Rudolf Levy, Hans Purrmann, Wilhelm Uhde, Walter Bondy et Jules Pascin, André Derain, Moïse Kiesling, Piet Mondrian ; Amedeo Modigliani passait pour un ami proche de Wüster. On ne peut aller plus loin et établir de manière univoque qu’il y eut des influences concrètes et de véritables relations5.

Ce fut durant ces années-là que se nouèrent, pour Adolf Wüster, ses premières relations au monde de l’art, qui s’étendaient à l’échelle sinon internationale, du moins surtout franco-allemande. En 1913, il exposa dans le cadre de l’exposition sans jury organisée par la Vereinigung Bildender Künstler e.V. [Association d’artistes] au Salon des arts sur le Kurfürstendamm à Berlin6 ; il fut présenté aussi à l’exposition internationale Noir et Blanc organisée à Vienne7 et, pour finir, en 1914, au Salon des Indépendants à Paris8.

Au début de la Première Guerre mondiale, il dut quitter Paris, et ses biens immobiliers furent saisis en tant que bien de l’ennemi9. Entre 1915 et 1918, Wüster effectua son service et fut mobilisé dans la Saar et sur le front de l’Ouest10. Après la fin de la guerre et jusqu’en 1924, il vécut entre autres à Berlin, où il exposa en 1919, sans en être un membre, avec le groupe Novembre fondé peu avant11, puis à Munich. C’est là qu’il fit la connaissance de sa seconde femme12, Nadjescha née en 1901 à Sébastopol et dite Nadine Gavrichenko. À partir de la fin de l’année 1924, le couple séjourne de plus en plus en France, entre autres à Paris et à Barbizon13. En 1926, il participa au Salon d’Automne ; en avril 1927, ses œuvres furent montrées dans une exposition organisée dans la galerie Jacques Callot dirigée par Jacques Goldschmidt14.

Toutefois, dans les années 1919-1932, c’est surtout en Allemagne qu’il était représenté comme artiste, notamment dans les associations d’artistes de Rhénanie, dans des expositions d’associations d’art locales ainsi que dans des galeries ou quelques ventes aux enchères isolées15. Sous une politique national-nationaliste, les possibilités d’exposition se sont raréfiées même pour un Adolf Wüster rattaché à l’expressionisme ; en 1937, une de ses œuvres fut retirée du panthéon à Wuppertal-Barmen et détruite à la suite de l’entreprise de confiscation de l’« art dégénéré »16.

Les premières expertises sur le marché de l’art parisien

Dans le même temps, il se mit à développer de plus en plus son activité d’acteur du marché de l’art, devenant un marchand amateur et, fondé par sa profession d’artiste, un expert en matière d’art. Bien qu’il vécût à Paris, y séjournant de plus en plus à partir de la fin des années 1920 et s’y fixant à la fin des années 1930 – ici, au 4 rue Belloni1 –, il maintint le contact avec le marché de l’art allemand en fournissant des œuvres d’art et en délivrant ses expertises2. Il convient ici de reconnaître aussi le rôle central joué par sa seconde épouse. Elle ne se contentait pas d’apporter avec elle, dans leur mariage, sa collection personnelle3, elle apportait aussi les contacts qu’elle avait dans les cercles élevés de la société, dont elle était même familière et dont Adolf Wüster profita4. Parmi les relations qu’il noua durant cette période parisienne et qui allaient continuer à jouer un rôle durant l’occupation, il y avait l’expert et commissaire-priseur André Schoeller, les marchands d’art Gustav Rochlitz, Arthur Pfannstiel, Graf René Avogli Trotti et le duc de Trévise5. En outre, Adolf Wüster avait des liens d’amitié avec le collectionneur juif Richard Götz, Walter Pach et il connaissait Adolphe Basler6. Ici se reflète dans quelle mesure le rayon d’action de Wüster s’était étendu au-delà des cercles des seuls artistes et accédait à l’ensemble des actrices et acteurs du monde de l’art. C’est en l’occurrence dans les années 1930 que le couple Wüster se constitua, en outre, sa collection personnelle7.

En 1939, ils quittèrent Paris, contraints par la guerre et vécurent d’abord à Wuppertal, puis à Munich. Adolf Wüster lui-même déclarait qu’il avait tenté de s’y établir comme marchand d’art8. En effet, il était, à cette époque, (aussi) employé par l’antenne du contre-espionnage de la Wehrmacht « avec l’aide de sa femme, une Russe de naissance9 ».

Les relations avec Ribbentropp et le retour à Paris

Selon sa propre déposition, c’est par le truchement du marchand d’art Hermann Abels qui, encore à l’été 1940, avait fait quelques offres d’œuvres pour la collection privée de Ribbentrop, qu’Adolf Wüster fit la connaissance du ministre des Affaires étrangères du Reich qui fut convaincu par son expertise sur les questions d’art. C’est d’ailleurs sur une initiative de ce dernier que Wüster, qui aspirait à retourner dans sa patrie d’élection, Paris, obtint un visa et se serait adressé à l’ambassade allemande à Paris1.

On peut trouver trace de premières ventes et transmissions d’œuvres sur le marché de l’art français effectuées par Adolf Wüster pour des musées allemands et surtout rhénans à partir du mois de novembre 19402. Il fit aussi, dès cette époque, l’acquisition d’œuvres pour le ministère des Affaires étrangères et la collection de Ribbentrop3. Il convient pourtant de se demander si une intervention à Paris ne lui avait pas été dictée dans le cadre de l’antenne de contre-espionnage ; Wüster lui-même déclara y avoir été engagé jusqu’au « déclenchement de la campagne de Russie4 » - qui n’eut finalement lieu qu’à l’été 1941.

Un intermédiaire des musées allemands

Alors qu’il était encore un intermédiaire indépendant pour les questions d’art, dans les mois qui suivirent, Adolf Wüster se distingua par ses diverses prestations et devint un acteur essentiel pour les acheteuses ou acheteurs allemands. Il convient de citer ici les directeurs et représentants de musée concernés que sont Franz Rademacher pour le Landesmuseum Bonn [musée régional de Bonn], Hans-Joachim Apffelstaedt de l’administration régionale de la Rhénanie, Hans-Wilhelm Hupp pour les musées de Düsseldorf, Friedrich Muthmann pour le musée Kaiser-Wilhelm à Krefeld, Heinz Köhn pour Essen, Otto Förster pour Cologne et Kurt Martin pour les musées de Karlsruhe et de Strasbourg1. Il transmettait des œuvres d’art, fournissait des contacts avec des marchandes ou marchands français, prenait en charge la photographie et la réservation des œuvres d’art dans les galeries et chez les marchands, il faisait des offres dans le cadre d’enchères2. Les marchandes ou marchands, commissaires-priseurs et experts avec lesquels travaillait Wüster en France étaient, entre autres, Raphaël Gérard3, Étienne Donath4, Alice Manteau5, Georges Gairac, les frères Kalebdjian, Victor Mandl, J.O. Leegenhoek6, Alphonse Bellier7, la galerie Renou et Colle8, Pierre Landry, Charles Ratton9, Martin Fabiani, Etienne Bignou et André Schoeller10.

Adolf Wüster fut sans doute, pour les musées allemands, « le plus important intermédiaire à Paris11 » notamment parce qu’il permettait une accélération des procédures d’achats et d’exportation en transmettant l’argent aux vendeuses ou vendeurs, en faisant les demandes de licence d’exportation, en établissant des factures à son nom et, enfin, en assurant la communication avec le Kunstschutz [« service de protection du patrimoine »]12. Le fait qu’il disposait de l’accès à un compte à la Caisse de crédit du Reich à Paris13, lui permettait de procéder à des paiements anticipés dans ses achats pour les musées allemands14, car la requête de mesures compensatoires retardait l’achat des œuvres et entravait autant la flexibilité que la spontanéité15.

Il transmettait des œuvres non seulement aux musées allemands mais aussi aux marchandes et marchands d’art allemands travaillant pour la mission spéciale Linz, Karl Haberstock16, Maria Almas Dietrich17 et Hildebrand Gurlitt18, ainsi qu’à des clients privés ou à d’autres membres du Parti, parmi lesquels le directeur de la filiale de Mannheim de la Dresdner Bank, Philipp Frank, ou le directeur du service du protocole du ministère des Affaires étrangères, Alexander von Dörnberg19.

Lorsqu’en avril 1942, Wüster fut lié par un statut d’employé durable au ministère des Affaires étrangères et qu’il ne lui fut plus possible de mener une activité commerciale officielle en tant qu’indépendant20Nadine Wüster reprit en charge une grande partie de son travail de médiation. S’il faut certes supposer qu’elle était déjà largement impliquée dans les activités commerciales de son mari, avant cette date, il n’en demeure pas moins que, désormais, elle apparaissait plus évidemment au premier plan. En collaboration avec leur ami commun, le comte Avogli Trotti, elle continua à transmettre des œuvres d’art à leurs associés allemands et elle assuma encore d’autres prestations21.

L’agent artistique du ministère des affaires étrangères et de l’ambassade allemande

Dans le cadre de son activité pour l’ambassade allemande et le ministère des Affaires étrangères – la « direction de l’aménagement artistique des légations et des ambassades1 » –, il devait évaluer et statuer sur les offres d’œuvres d’art adressées par les différents consulats, légations et ambassades du Reich allemand au ministère des Affaires étrangères pour « ensuite les répartir entre les différentes ambassades2 », comme le déclara Ribbentrop lui-même après la guerre. Wüster prit en charge lui-même des achats d’œuvres d’art à Paris, dans la zone sud de la France, en Suisse, en Autriche, au Danemark, en Suède et en Allemagne ; le statut de consul lui facilitait le passage de frontières. À tel point que les sources ne permettent pas de faire la différence, parmi ses voyages dédiés aux achats, entre ceux effectués en vue de l’aménagement de l’ambassade à Paris, et ceux répondant à une commande du ministère des Affaires étrangères ou de Ribbentrop lui-même3.

Wüster assurait en outre la communication entre l’ambassade allemande et les différents services et organismes du Reich tels que l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) [Unité d’intervention Rosenberg] ou le Kunstschutz [Service de protection du patrimoine]. L’accord entre l’ambassade et l’ERR, au printemps 1943, en fournit un exemple, qui fut suscité en réaction à la nouvelle diffusée par la radio anglaise selon laquelle les Allemands auraient saisi « le célèbre tableau de Mona Lisa […] ainsi que la fameuse statue de Nike4 ». Adolf Wüster obtint « par l’entremise du Dr Kuetgens du “service de protection du patrimoine” au sein de l’OKVR, que le Cabinet du secrétaire d’État de l’Éducation nationale propose un démenti et que celui-ci soit diffusé à la radio5 ».

Les liens avec l’ERR et l’implication dans le pillage des œuvres

Les Alliés faisaient déjà le constat, au cours de leurs enquêtes, que « les relations de W[üsters] avec l’E.R.R. étaient plus étroites qu’il ne veut bien l’admettre1 ». Lui-même mentionnait le proche de Kurt von Behr, Arthur Pfannstiel, comme une connaissance d’avant-guerre2 ; quant à Bruno Lohse, futur directeur du département des Beaux-Arts de l’ERR et le proche de Göring, il était un ami proche de Wüster3. Wüster et Lohse s’associèrent au général Edgar Feuchtinger affecté à Paris pour permettre au marchand d’art de Düsseldorf, Hans Bammann d’être affecté à l’Unité d’intervention Rosenberg, plutôt que de devoir répondre à sa convocation prévue pour le mois de décembre 19434. En janvier 1944, Wüster procéda à l’évaluation d’un stock de l’ERR de 60 œuvres modernes que Lohse entendait échanger avec les marchands Roger Dequoy et Fabiani contre sept peintures de maîtres anciens5.

Dans son activité à l’ambassade allemande, Wüster ne fut pas impliqué dans les spoliations des collections juives effectuées sous les ordres d’Otto Abetz au début de l’Occupation. Toutefois il était en contact direct avec les œuvres réquisitionnées dans ce cadre. Non pas seulement parce qu’il avait la charge de photographier les réserves restées dans l’ambassade ou d’envoyer à Munich tel ou tel objet pour le « bâtiment du Führer »6. Mais il avait aussi la responsabilité d’« écouler » sur le marché de l’art français les œuvres des collections juives réquisitionnées par l’ambassade à l’été 1940 et classées « art dégénéré »7. Les sources ne permettent pas d’établir à quel moment cela s’est passé. En tant qu’acheteur pour la collection de Joachim von Ribbentrop aussi, il fit l’acquisition moyennant échange de trois œuvres issues des réserves du Jeu de Paume : une œuvre d’Utrillo, une de Delacroix et une de Courbet8. Tandis qu’une autre partie de la collection du ministère des Affaires étrangères était constituée d’objets issus des collections juives spoliés par l’ambassade à l’été 19409, Wüster continua à faire l’acquisition d’œuvres sur le marché de l’art10.

Si l’on peut prouver que Wüster évoluait également sur le marché de l’art suisse pour mener ses achats d’œuvres d’art11, on n’a pu jusqu’à ce jour trouver le moyen de confirmer l’hypothèse émise par les Alliés selon laquelle il aurait mis en vente une partie de la collection Bernheim-Jeune de la galerie Tanner avec l’aide de Charles Montag et d’Étienne Bignou12.

Fin de la guerre et après 1945

Après la dissolution de l’ambassade d’Allemagne à Paris et la libération de la France, le couple Wüster séjourna en différents lieux, notamment dans le domaine du général Edgar Feuchtinger à Habighorst près de Celle et au château de Thalhausen, dans lequel vivait la marchande d’art Maria Gillhausen qui était la bonne amie de son propriétaire, le comte Ludwig Holnstein. Wüster répartit dans ces deux lieux des parties de sa collection d’art qui furent récupérées par les Alliés au cours de l’année 19451.

Identifié comme l’un des principaux acteurs de la spoliation des œuvres d’art en France, Adolf Wüster fut interrogé à plusieurs reprises par les Alliés à propos de la genèse de la collection de Joachim von Ribbentrop et de sa propre collection, ce qui permit dans les années suivantes un certain nombre de restitutions d’œuvres d’art en France2. Bien que son extradition ait été prononcée (du moins pour une courte durée) par le gouvernement français en vue d’un procès comme criminel de guerre, cela ne fut suivi d’aucune autre mesure3. Rose Valland expliqua elle-même à plusieurs reprises qu’elle avait l’impression que les déclarations d’Adolf Wüster au cours des interrogatoires correspondaient à la vérité et qu’il voulait « même au prix de sacrifiées [sic] personnels arranger ses affaires avec la France4. »

À partir de 1946, Adolf et Nadine Wüster vécurent à Munich où l’ancien consul continua à diriger la galerie avec son amie Maria Gillhausen sous le nom de cette dernière. Cette relation commerciale prit fin cependant avec la mort de la marchande, en 19485.

Dans les décennies qui suivent, Adolf Wüster mena une vie de médiateur d’art et d’expert sans plus posséder aucun espace commercial en son nom propre6. Il reprit les affaires toutefois avec d’anciennes connaissances en Allemagne comme Hildebrand Gurlitt7, de même les rapports avec les marchandes et marchands français sembla s’être à nouveau ouvert au fil des années d’après la guerre8. En outre, il recommença à peindre et on lui rendit hommage, à la fin de sa vie, dans deux expositions à la galerie Daberkow à Francfort et à la galerie Interkunst à Munich9.

Il mourut le 15 février 1972 à Munich10.