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29/11/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Historien de l’art allemand, Bruno Lohse fit partie de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) [Unité d’intervention Rosenberg], à partir de 1941. Principal agent de Göring en matière d’art, il prit en charge la réalisation de nombreuses opérations de troc concernant les biens juifs spoliés afin d’approvisionner en œuvres d’art le Reichsmarschall et sa collection privée à Carinhall.

Formation et enrôlement volontaire dans la guerre

Bruno Lohse grandit dans le Berlin de l’après Première Guerre mondiale. Une fois son baccalauréat obtenu, il étudia le sport et l’histoire de l’art à Berlin et Francfort. Il obtint son diplôme de fin d’études en 1933 et son doctorat en histoire de l’art trois années plus tard, à Francfort. Après ses études, il se mit à travailler dans le négoce de l’art. En 1933, il rejoignit la SS et, en 1937, il adhéra au NSDAP. Dès le déclenchement de la guerre, il se porta volontaire et participa à la campagne de Pologne. Après s’être remis d’une blessure, il fut missionné à Paris pour travailler au sein du Kunstschutz [« Service allemand de protection du patrimoine »]. C’est vraisemblablement dans le cadre de cette activité qu’à la fin de l’année 1940, il fit la connaissance d’Hermann Göring qui, le 15 décembre 1940, ordonna son transfert dans la section de la Wehrmacht placée sous ses ordres, à savoir l’armée de l’air1. Après quoi, le 22 janvier 1941, Lohse fut muté à l’Unité d’intervention Rosenberg pour aider à l’enregistrement des œuvres d’art juives confisquées.  En outre, Göring le chargea de rechercher sur le marché de l’art parisien des objets d’art pour sa collection privée2.

Opérations de troc

Ce fut la recherche d’œuvres d’art engagée par Lohse qui inaugura la pratique des opérations de troc réalisées par l’Unité d’intervention Rosenberg, à partir de 1941, à Paris, avec les œuvres d’art spoliées aux Juifs. En février 1941, Lohse avait trouvé, chez le marchand d’art franco-allemand Gustav Rochlitz, le tableau d’un Homme à la barbe rousse1, à l’époque encore attribué au Titien, que Göring voulait également acheter. Aujourd’hui, ce tableau est attribué à l’école d’Italie du Nord du XVIe siècle. Le Reichsmarschall refusa d’en payer le prix, le jugeant trop élevé. Après de longues négociations, le 3 mars 1941, Rochlitz finit par accepter, pour ce Titien, d’être payé à l’aide de plusieurs œuvres spoliées de la modernité classique qui passaient alors pour de l’art « dégénéré » dans le Reich. Sur la manière dont fut réalisée cette opération de troc, on dispose de déclarations divergentes : après la guerre, Rochlitz prétendit avoir été contraint d’accepter ces tableaux spoliés au titre de paiement2. Dans sa déposition faite après-guerre, Gerhard Utikal, le directeur de l’Unité d’intervention Rosenberg, prétendit, au contraire, que l’idée de ce troc avait émané de Rochlitz et qu’il en aurait même fait la proposition dans une lettre3.

Quoi qu’il en fût, ce troc, dont ce Titien fit l’objet, donna le coup d’envoi à ce type de pratiques, s’en sont suivi 27 autres transactions de même nature au cours desquelles, et jusqu’au mois de novembre 1943, l’Unité d’intervention Rosenberg fut amenée à céder au moins 93 tableaux spoliés pour permettre à Göring ou à d’autres dirigeants haut-placés du NSDAP d’acquérir des œuvres de maîtres anciens. En cette affaire, Lohse identifia, pour le Reichsmarschall, 27 œuvres sur le marché de l’art parisien, parmi celles-ci, entre les mois de mars 1941 et de novembre 1942, Rochlitz en acheta 21 que, dans la foulée, il mit à disposition en vue d’une opération de troc. Mandaté par l’Unité d’intervention, l’expert français Jacques Beltrand évaluait la valeur des œuvres spoliées avant de les préparer pour un échange4. Par la suite, l’Unité d’intervention Rosenberg transmettait ces œuvres directement à Göring qui payait ainsi ces acquisitions faites auprès de Rochlitz. Parmi les œuvres spoliées et ainsi revendues, on comptait par exemple des tableaux de Georges Braque, de Pablo Picasso, de Camille Pissarro et d’Henri Matisse. Lohse ourdit d’autres transactions par le troc avec le marchand et consul allemand Adolf Wüster et le marchand d’Amsterdam Jan Dik. Göring payait en retour une somme compensatrice, en réalité largement sous-évaluée, et versait cet argent sur un compte bloqué. Mais jusqu’à la fin de la guerre, le Reichsleiter [gouverneur du Reich] Alfred Rosenberg, qui avait fondé l’Unité d’intervention, refusa d’accepter cet argent de sorte qu’aucun paiement définitif n’eut jamais lieu5.

Toutes ces transactions de troc se déroulaient directement entre Rochlitz, l’Unité d’intervention Rosenberg et Göring. Lohse ne s’était vu accorder cependant aucun pouvoir de négociation, il faisait plutôt office de conseiller et son action consistait à amorcer les tractations concernées6.  Au nombre des œuvres qu’il avait repérées et que le Reichsmarschall acquit par voie de troc, on compte, par exemple Vénus et Amour de l’École de Fontainebleau et de Roelandt Savery, L’Arche de Noé7.

Le réseau de Lohse sur le marché de l’art

Outre les œuvres que Göring acquit par des opérations de troc, Lohse fournit au Reichsmarschall encore 53 autres objets venus des marchés de l’art français et néerlandais. Göring acquit ses œuvres directement, en payant argent comptant. Parmi ces objets d’art fournis de cette manière, on compte, par exemple, de Bernard van Orley, Portrait d’une jeune femme et de Pieter Coecke van Aelst, Retable avec Vierge à l’enfant1. Lohse travaillait essentiellement ici en collaboration avec les marchands d’art parisiens Allen et Mannon Loebl (galerie Kleinberger). Ils vendirent par le truchement de l’historien de l’art six œuvres à Göring. Rochlitz vendit à Göring en outre sept objets d’art contre un paiement direct. Lohse avait encore d’autres partenaires commerciaux parisiens, comme Pierre Landry et Édouard Léonardi. En tant qu’agent de renseignement au service de Göring, l’historien de l’art disposait d’une certaine liberté de mouvement personnelle et pouvait revêtir des vêtements civils. De 1941 jusqu’en 1944, il avait un bureau dans le bâtiment situé au 54, avenue d’Iéna. Sur un ordre spécial, alors que la « Dienstelle Westen » [Bureau Ouest] du ministère du Reich pour les Territoires occupés fut appelé à jouir de l’usage exclusif de cet immeuble pour la  Möbel-Aktion [« action-meubles »], il ne fut pas contraint de déménager avec le reste des collaborateurs de l’Unité d’intervention parisienne, mais demeura à cette adresse2. Apparemment, il fut, dans le même temps, investi de la mission secrète de surveiller les faits et gestes du directeur du service, Kurt von Behr3.

Dans le cadre de ses activités parisiennes, Lohse était également en contact avec d’autres marchands d’art allemands. Il apporta son aide, par exemple, à Maria Dietrich de Munich, acquéreuse pour le compte de la Linzer Sammlung [« Collection de Linz »] d’Hitler, pour réaliser l’achat de deux peintures. Il s’agissait en l’occurrence d’une œuvre de Johann Melchior Bocksberger, La Création des animaux (aujourd’hui attribuée à l’École flamande sous le titre : La Création du monde) et de François Boucher, La Naissance du Christ (L’Adoration des bergers)4. En 1943, l’historien de l’art arrangea aussi pour cette même acquéreuse d’Hitler une opération de troc avec l’Unité d’intervention Rosenberg. Lohse avait en outre aussi des contacts avec le marchand allemand de Berlin Hans W. Lange5.

Le « groupe de travail Louvre »

En plus de ses activités pour le compte de Göring, Lohse collabora aussi, à partir de 1941, avec le Sonderstab [Unité spéciale] (par la suite appelée Arbeitsgruppe [« Groupe de travail Louvre »] qui était une émanation de de l’Unité d’intervention du gouverneur du Reich Rosenberg. Au nombre de ses missions, comptait l’enregistrement et le catalogage des œuvres d’art spoliées aux Juifs avant que celles-ci ne fussent acheminées dans le Reich allemand. Ses compétences en matière d’histoire de l’art l’amenèrent, à l’automne 1942, à prendre la direction scientifique du « groupe de travail Louvre » avec l’historien de l’art Walter Borchers. Robert Scholz les nomma ses représentants à Paris. Le directeur administratif au Jeu de Paume était Hermann von Ingram. À la suite de quelques conflits avec Borchers, Lohse assuma seul la direction scientifique de l’Unité, à partir de l’automne 1943. Bien qu’il fût un collaborateur de cette organisation de spoliation, il n’eût pourtant jamais le statut d’employé au sein de cette dernière. Il resta jusqu’à la fin de la guerre un membre de la Luftwaffe1. À partir de 1943, il eut en outre pour mission d’expertiser les œuvres d’art réquisitionnées qui étaient livrées à l’Unité d’intervention dans le cadre de la Möbel-Aktion. Lohse décidait alors quels objets devaient être repris par l’Unité d’intervention et quels autres devaient être renvoyés à la « Möbel-Aktion » parce que leur valeur artistique était jugée moindre2.

En janvier 1943, après que la direction de l’Unité d’intervention eut décidé de réduire sa collaboration avec Hermann Göring et de cesser de lui mettre à disposition des œuvres d’art confisquées en France, ce fut à Lohse d’assumer la charge d’informer le Reichsmarschall de cette décision3. Göring donna alors la consigne de continuer de rechercher des œuvres d’art pour lui, mais par d’autres voies. 

Le rôle de Lohse dans la confiscation de la collection Schloss

La vente forcée de la collection française d’Adolph Schloss fit aussi partie des efforts dont fit montre Lohse pour désormais augmenter encore le nombre d’œuvres d’art achetées pour le compte du Reichsmarschall1. En 1940, les propriétaires juifs de cette collection avaient dans un premier temps déplacé les 333 tableaux de leur collection, pour la plupart des maîtres flamands et hollandais, dans la zone libre de la France. En novembre 1942, après que la Wehrmacht allemande eut aussi occupé cette partie du pays, von Behr découvrit que la collection se trouvait dans le château Chambon et, par l’intermédiaire de Lohse, proposa à Göring de l’acheter. Dans la foulée, une bande française, proche de la Gestapo allemande, tenta, le 13 avril 1943, d’acheminer les tableaux à Paris. La police française empêcha cependant une telle action. Le gouvernement français de Vichy, qui collaborait avec le Reich allemand, finit par reprendre l’ensemble de la collection. À la suite de négociations relativement longues, l’Ambassade d’Allemagne à Paris et le gouvernement français s’accordèrent pour transférer les tableaux dans la capitale. À Paris, les collaborateurs du Louvre prélevèrent dans un premier temps 49 tableaux de la collection. Les propriétaires furent forcés à la vente. Le 2 novembre 1943, Lohse installa le reste des tableaux dans les locaux du Jeu de Paume. Göring renonça à acquérir des pans de cette collection parce qu’apparemment il manquait d’argent pour en payer le prix demandé de 50 millions de francs. Là-dessus, le chargé de mission d’Hitler Erhard Göpel sélectionna en tout 262 peintures pour la Collection de Linz. Le marchand d’art français Jean-François Lefranc reçut quelques tableaux au titre de rémunération pour les renseignements qu’il avait livrés sur la cachette de la collection à l’Unité d’intervention Rosenberg. D’autres peintures furent vendues à un marchand. Quant à l’Unité d’intervention Rosenberg, elle dut cataloguer la sélection mise de côté pour Hitler. En 1945, des pans entiers de la collection furent perdus à Munich, lors du pillage du Führerbau [Bâtiment du Führer] et sont toujours manquants aujourd’hui2.

Des indices laissent présumer qu’en 1943, Lohse fut aussi partie prenante dans les réquisitions des collections de Fritz Gutmann et d’August Liebmann Mayer3. En outre, des récits de témoins de l’époque laissent supposer que l’historien de l’art aurait utilisé le temps qu’il passa à Paris pour faire l’acquisition d’œuvres pour son compte personnel. Ainsi, en 1949, en Bavière, firent leur réapparition quatre œuvres qu’il y avait cachées à la fin de la guerre. À l’époque, cependant, ces œuvres ne laissaient supposer aucune relation avec une privation de biens effectuée dans le cadre de persécutions4.

Fin de la guerre, arrestation et camouflage de ses actes

En mars 1944, Lohse fut rappelé par la Wehrmacht et dut cesser son activité à l’Unité d’intervention. Il ne travaillait plus désormais que pour Göring. Le 19 août 1944, il retourna à Berlin, mais tombé malade, il ne fut pas envoyé au front. Au mois de février 1945, il se fit muter dans un hôpital militaire à Füssen (Bavière) pour pouvoir travailler à proximité des réserves d’œuvres de l’Unité d’intervention placées au château Neuschwanstein. De là, avec l’historien de l’art Günther Schiedlaudsky qui dirigeait le dépôt au château Neuschwanstein, il transféra les fiches scientifiques et d’autres documents d’importance sur les réquisitions perpétrées par l’Unité d’intervention de Kogl (Autriche) en Bavière. Les deux savants voulaient ainsi s’assurer que les documents sur les spoliations d’œuvres d’art ne tombent pas aux mains des Soviétiques qui avançaient depuis l’Est. Après l’occupation de Füssen, le 2 mai 1945, Lohse remit les documents aux officiers alliés en charge de la protection des objets et œuvres d’art. Deux jours plus tard, il était fait prisonnier avec Schiedlaudsky1.

En raison de son travail pour le compte de Göring et de sa participation aux opérations de troc de l’Unité d’intervention Rosenberg, Lohse ne tarda pas à entrer dans la ligne de mire des officiers alliés en charge de la protection des objets et œuvres d’art, qui supputèrent qu’il était l’un des principaux perpétrateurs de la spoliation d’œuvres d’art du côté allemand. Mais Lohse put prouver qu’il avait maintes fois tenté de quitter l’Unité d’intervention pour revenir au front et ainsi qu’il avait été forcé de participer contre son gré au système mis en place pour la spoliation d’œuvres d’art. Il réussit en outre à dissimuler son engagement précoce auprès d’Hermann Göring2. Les enquêteurs alliés furent ainsi dans l’incapacité de prouver aucune participation de Lohse à une seule réquisition3. En outre, l’historien de l’art parvint à assurer qu’il ne s’était jamais enrichi personnellement et que, tout le temps qu’il avait résidé à Paris, il avait même apporté son aide à certains Juifs pour échapper aux persécutions nationales-socialistes. Parmi les personnes qu’il aida ainsi, on compte, si l’on en croit ses dires, les marchands Allen et Mannon Loebl, Hugo Engel et l’historien de l’art allemand Max Friedländer. Même son ancien collègue Borchers confirmait désormais que Lohse l’aurait protégé contre la Gestapo après l’avoir entendu tenir des propos défaitistes4. Durant la guerre, accusé de soutien à des Juifs et d’amitié envers les Français, Lohse aurait lui-même comparu devant les administrations allemandes et fait l’objet d’une procédure disciplinaire, dont il ressortit cependant sain et sauf. Comme des témoins de l’époque confirmèrent ses allégations, les administrations américaines renoncèrent à poursuivre leur plainte et livrèrent Lohse, en 1948, aux autorités françaises5. Il s’en suivit une autre procédure qui l’amena à comparaître devant un tribunal militaire français ; pour lui comme pour d’autres marchands d’art allemands, elle se conclut, en 1950, par un non-lieu et un acquittement6.

Après sa relaxe, Lohse s’installa à Munich où il travailla comme « conseiller artistique » et vécut d’achats et ventes de tableaux sans cependant posséder de boutique ayant pignon sur rue. Il entretenait un réseau restreint de marchands d’art avec lesquels il avait déjà été en contact durant la guerre7. Ses activités durant et après la guerre apparurent au grand jour et devinrent publiques après sa mort. Il s’est avéré qu’il avait entreposé dans des consignes en Suisse et au Liechtenstein plusieurs tableaux qui formaient un pan de ses possessions. Il vendit quelques objets issus de ces dépôts entre 1983 et 2004. D’autres recherches établirent que deux des tableaux entreposés en Suisse provenaient d’une collection juive spoliée. Il s’agit de la peinture de Camille Pissarro Le Quai Malaquais et l’Institut et de Jan Meerhout, Vue d’une ville8. Les parquets de Zurich et de Munich se mirent aussitôt à enquêter. La recherche des 30 tableaux, que le marchand d’art a laissés en Allemagne et en Suisse après sa mort, a jusqu’à présent établi qu’entre ces 30 peintures, un autre tableau encore est susceptible de provenir d’une collection que l’Unité d’intervention Rosenberg avait saisie autrefois9.