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Joseph Leegenhoek était un restaurateur de tableaux anciens et marchand d’art d’origine belge, installé en France à partir de 1932. Sous l’Occupation, il est en contact avec la plupart des intermédiaires qui acquièrent des œuvres pour les hiérarques nazis. Sa personnalité apparaît comme sinueuse et versatile. À la Libération, il est blanchi dans les procédures engagées contre lui.

Joseph Oscar Leegenhoek

Le nom Joseph Leegenhoek1 apparaît dans plusieurs ouvrages sur la spoliation des œuvres d’art en France occupée et sur le marché de l’art durant la période de 1940 à 1944. Il est mentionné comme ayant fait l’objet d’enquêtes diverses, et particulièrement de l’Art Looting Investigation Unit (ALIU). On sait qu’il a travaillé à fournir des tableaux à Hermann Göring, en étant en relation d’affaires avec de nombreux intermédiaires, particulièrement Bruno Lohse et Walter Andreas Hofer.

La personnalité de M. Leegenhoek se révèle sinueuse et versatile. S’il apparaît comme ayant travaillé largement avec des intermédiaires allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut aussi médaillé de la Résistance et blanchi dans les procédures engagées contre lui à la Libération.

Leegenhoek était un restaurateur de tableaux anciens et marchand d’art. Belge de naissance, né le 3 mars 1906 à Bruges, son grand-père et son père avaient été également des restaurateurs d’art d’une certaine réputation. Leegenhoek s’installa en France en 1932 et ouvrit une petite galerie boulevard Raspail à Paris. Il habitait alors dans un appartement attenant à sa galerie, puis déménagea au 35 place de la Nation. Spécialiste d’art ancien, il utilisait ses contacts à travers l’Europe, à la fois pour se faire confier des œuvres à restaurer, et pour jouer les intermédiaires. Il avait aussi un petit stock de tableaux qu’il possédait en propre. À la déclaration de guerre, il retourna en Belgique, emportant ses tableaux sur le toit de sa voiture, ce dont témoignera un voisin à la Libération. Il revint dès l’Armistice signée, toujours avec ses quelques toiles sur le toit.

Les affaires furent particulièrement florissantes puisqu’en juillet 1944, le restaurateur et marchand d’art s’installa au 90 rue de Rennes, dans une galerie qu’il avait achetée pour la somme de 600 000 F.

Des ventes peu nombreuses mais d’œuvres importantes

Joseph Leegenhoek fut en contact avec la plupart des intermédiaires apportant des œuvres aux hiérarques nazis : Hofer, Lohse, Hans Wendland, Adolf Wüster, Maria Almas-Dietrich, Karl Haberstock, Miedl, Erhard Goepel. Il était également en contact avec Achille Boitel. Signe de prudence, d’habilité, ou peut-être à ce moment-là d’une situation financière modeste, Joseph Leegenhoek n’apparaît souvent qu’indirectement dans de nombreuses transactions. Il fut plus un intermédiaire qu’un vendeur direct. À l’entrée en guerre, on le trouve associé avec les galeristes belges Lagrand, van der Veken et Renders1. Son nom apparaît trois fois dans le « catalogue Göring », le document officiel rédigé par Walter Andreas Hofer donnant la liste des œuvres conservées à Carinhall mais il participa à un plus grand nombre de transactions avec Hofer2.

Le 10 mars 1942, il vendit à Göring, via Hofer, pour 200 000 F une Vierge à l’Enfant dans un paysage, un perroquet en bas à droite. L’œuvre, attribuée simplement à un « artiste des Pays-Bas », avait été réalisée vers 1530. Elle est décrite ainsi dans le « catalogue Göring » : « Figure assise représentée jusqu’aux genoux, vue de face. Tenant une pomme dans la main gauche. Dans son bras gauche, l’Enfant Jésus nu. Paysage rocheux en arrière-plan. En bas à droite, un perroquet ». L’œuvre fut tout d’abord exposée à Carinhall, puis envoyée dans des bureaux de l’ERR de la Kurfürststrasse. Le 9 février, l’œuvre fut échangée par Miedl3 (on ne sait pas contre quelle ou quelles autres œuvres).

En 1943, Hofer acheta par l’intermédiaire de Leegenhoek un tableau de David Teniers Fête au village avec couple dansant4. La transaction se conclut à 600 000 F. Leegenhoek se spécialisa dans les ventes importantes, puisqu’en 1943, il vendit à Göring par l’intermédiaire d’Hofer un Adrian van Ostade, Paysan lisant le journal de 1638, pour 16 000 RM. Le tableau est décrit ainsi dans le « catalogue » : « Demi-figure, tournée vers la droite, portant une veste brune et une toque foncée. Tenant un journal dans les mains. Bois, 28 × 22,5 cm, signe et date de 1638, en bas du journal ». Lagrand fut pour moitié dans la vente. Le 28 septembre 1943, un Paysage avec une charrette à foin, d’Isaac van Ostade, qui provenait de la collection Jaffé (Nice), fut vendu par Leegenhoek 300 000 F à Carinhall5. Par ailleurs, la femme de Göring acheta chez Leegenhoek une peinture de l’École d’Anvers pour 100 000 F, une Descente de croix qu’elle offrit à son mari6.

Une autre œuvre vendue par Leegenhoek entra dans la collection de Göring : Ludwig Steeg, le maire de Grand-Berlin, avait acquis à Paris un Aveugle avec un chien d’Adrian van Ostade pour 200 000 F et en fit cadeau au Reichsmarschall7. Autre transaction « indirecte » : la vente le 23 septembre 1943 d’un autre van Ostade, Homme chantant, à Lagrand à Bruxelles. Lagrand le revendit pour 16 000 RM à Andreas Hofer8. Leegenhoek vendit aussi le panneau Prédication de Saint-Jean Baptiste (XVIe siècle), de l’École de Jan Sanders van Hemessen, à Kajetan Mühlmann pour le musée de Linz. Le propriétaire précédent n’est pas connu9. Le nom de Leegenhoek apparaît dans une autre transaction complexe : le tableau Musiciens ambulants, attribué à l’époque à Brueghel le Jeune (mais aujourd’hui à l’École de David Vinckboons), fut acheté à M. Johann Strauss, demeurant 254 rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris. M. Strauss vivait à ce moment à Nice sous une fausse identité, ce dont témoigna Leegenhoek après la guerre. Le marchand croyait savoir aussi que le vendeur avait été déporté en Allemagne10. Leegenhoek le revendit à Maria Almas-Dietrich le 15 juillet 1942 pour 320 000 F. Hildebrand Gurlitt l’acquit enfin, par l’intermédiaire de Theo Hermsen en janvier 1943, pour les collections du musée de Linz11. Au total, Joseph Leegenhoek vendit au moins 13 tableaux à des musées allemands. Pour quatre d’entre eux au moins, il obtint des autorisations d’exportation en règle, accordées par la direction des Beaux-Arts du ministère de l’Éducation nationale. La lettre est signée Michel Martin.

Dans le Paris occupé, Joseph Leegenhoek maniait d’importantes sommes d’argent, pour la vente de pièces de qualité. Ainsi, en avril 1942, il fut l’intermédiaire entre un vendeur et Adolf Wüster, conseiller à l’ambassade d’Allemagne, pour la vente de trois (ou quatre) tableaux pour la somme totale de 1,250 millions de F. La commission de Leegenhoek fut de 5 %, soit 62 500 F12. Ces œuvres étaient officiellement destinées aux musées de Strasbourg.

Le restaurateur émergea de la période de l’Occupation en bonne santé financière. De simple restaurateur d’art, il était devenu un négociant important. Lorsqu’il acquit la galerie du 90 rue de Rennes, il affirma disposer de 1,5 à 2 millions de francs. Leegenhoek émergea aussi de l’Occupation comme un membre de la Résistance. Sa carte de résistant est certifiée, le dossier de demande et d’obtention ayant été conservé dans les archives militaires françaises13. La carte a été obtenue suite à la démarche et au témoignage d’une seule personne, le commandant Roger de Saule14. De son vrai nom Robert de Schrevel, natif de Bruges comme Leegenhoek, il faisait partie du Service de renseignement militaire de l’Armée de l’Air française – dont certains membres créèrent précocement un réseau de Résistance. En relation avec le M16 britannique dès 1941, Schrevel était chargé de fournir des informations sur les aérodromes militaires allemands en Belgique et aux Pays-Bas. Leegenhoek est décrit par Saule comme ayant servi de courrier entre la France et la Belgique dès 1941 et jusqu’à la fin de 1942 (Saule fut ensuite évacué en Afrique du Nord après le débarquement allié au Maroc). Le réseau délivra une attestation officielle le 25 octobre 194815.

Des procédures d’épuration

Le nom de Joseph Leegenhoek apparut à de nombreuses reprises dans les interrogatoires et les rapports de l’ALIU, même s’il ne semble pas qu’il ait été lui-même interrogé par les « Monuments Men ». En particulier, le rapport sur la constitution de la collection Goering détaille les circonstances dans lesquelles il vendit cinq tableaux1. La transmission de ces rapports à Paris fut à l’origine de plusieurs procédures contre lui. La défense de Leegenhoek demeura constante : il avait certes vendu quelques tableaux, de valeur moindre et aux attributions douteuses, à des musées allemands, mais, s’il avait rencontré quelques-uns des intermédiaires des nazis, dont Mühlmann qui lui avait rendu visite une fois à Paris, il n’avait fait que restaurer des tableaux qu’on lui avait confiés. Il admit connaître vaguement Bruno Lohse, qui lui avait confié des toiles à restaurer. Quant à Hofer, il le connaissait à peine. S’il se rendait fréquemment à Bruxelles, c’est bien parce qu’il travaillait avec Lagrand mais surtout en tant que courrier pour la Résistance.

Leegenhoek fut interpellé en novembre 1945, suite à une plainte déposée par Albert Henraux, le président de la Commission de récupération artistique, à qui Rose Valland avait transmis les documents américains mentionnant Leegenhoek. Devant la Cour de justice de la Seine, il eut à répondre de l’accusation de « commerce avec l’ennemi ». Interrogé en décembre 1945, il affirma :

« J’ai restauré pas mal de tableaux pour Boitel et je me souviens qu’il y avait une kermesse d’Abraham Teniers, toile à laquelle Boitel a enlevé l’initiale ‘A’ pour faire croire qu’il s’agissait d’une œuvre de David Teniers. Dans le même lot, il y avait trois tableaux qui étaient attribués à van Ostade. Ce sont sans doute ceux qui ont été retrouvés dans la collection de Goering et qu’on prétend que j’ai vendus à Hofer. Les choses se sont passées de la façon suivante : Un soir Boitel m’a téléphoné en me disant ‘Hofer va prendre les tableaux chez vous et versera la montant qui est de tant…’ Hofer est en effet venu prendre les quatre tableaux et m’en a versé le montant, dont je ne me souviens pas exactement. Les prix de 600 000 F pour le Teniers, de 200 00, 320 000 et 300 000 F que vous m’indiquez me semblent bien être ceux que j’ai perçus. J’ai donné un reçu à Hofer, non sans avoir fait remarquer que ce n’était pas régulier, étant donné que je n’étais pas le vendeur. Hofer m’a répondu que cela n’avait pas d’importance, mon reçu ne devant servir qu’à sa comptabilité personnelle2 ».

Il ajouta n’avoir rien touché, même pas pour son travail de restauration : Boitel le rémunérait en ravitaillement et en « en objets susceptibles de lui faire plaisir ». Les enquêteurs français calculèrent tout de même que Leegenhoek aurait vendu des œuvres à des Allemands pour la somme totale de 4 173 161 F.

En juin 1945, il vendit sa galerie du 90 rue de Rennes et installa son atelier de restauration place de la Nation. Le 15 juillet 1946, il s’installa au 3 rue de Miromesnil. Il créa pour cela une SARL au capital de 500 000 F.

Le 8 février 1947, Michel Martin, l’un des responsables de la Commission de récupération artistique, écrivit en faveur de Leegenhoek : « Lorsque les Allemands s’adressèrent à lui pour lui demander de leur céder certains de ses tableaux, M. Leegenhoek se mit en rapport avec les autorités françaises pour être en règle avec les dispositions légales alors en vigueur. J’ai reçu sa visite en 19423 » . Le négociant avait donc demandé les autorisations nécessaires de vente à l’exportation, en application de la loi française du 23 juin 1941. Il aurait gardé à l’abri des convoitises allemandes les pièces les plus importantes qu’il détenait. Le 5 mars 1947, le dossier de Leegenhoek devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration fut classé sans suite.

Ses ennuis se poursuivirent lorsqu’une autre procédure fut ouverte contre lui en février 1947 : il eut à répondre de son enrichissement devant le Comité de confiscation des profits illicites4. La procédure visait également sa femme, dont il était d’ailleurs divorcé depuis le 15 janvier 1946. Le Comité jugea qu’il s’était enrichi de 631 000 F en commerçant avec des Allemands. Il fut appelé à régler cette somme, augmentée d’une amende de 50 000 F. En novembre 1949 –Leegenhoek s’entendait à faire durer la procédure et à plaider la clémence – un inspecteur du Comité proposa de supprimer l’amende de 50 000 F, à cause de ses titres dans la Résistance, et pour s’être « tenu à l’écart de l’important trafic d’œuvres d’art qui a eu lieu sous l’Occupation5 ». Ce fut accepté par le Comité et  les 631 000 F furent mis en recouvrement en février 1950.

À cette époque, Joseph Leegenhoek avait déjà repris une activité de négociant en art ancien. Quelques indices montrent qu’il continua à travailler avec quelques personnes du réseau qu’il avait tissé pendant la Seconde Guerre mondiale, et au moins avec Bruno Lohse. En 1969, Lohse et Leegenhoek s’associèrent pour vendre un tableau de Brueghel et Rubens Diane et ses nymphes s’apprêtant à partir à la chasse. Le tableau se trouve toujours au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris6.