ABETZ Otto (FR)
Ambassadeur d’Allemagne en France de 1940 à 1944, Otto Abetz exerce une influence importante sur les relations du régime de Vichy avec l’Allemagne nazie. Il est responsable des premiers pillages d’œuvres d’art à l’été 1940.
La rapidité et l’ampleur de la défaite française de juin 1940, ainsi que l’occupation, par la Wehrmacht, d’une partie importante des territoires de l’Hexagone, ouvrent des perspectives inespérées aux dirigeants nazis, qui rêvent de hisser l’Allemagne au rang de première puissance européenne, également sur le plan culturel. Le prétexte légitimant un pillage de biens culturels en France est vite trouvé : les armées de Napoléon n’ont-elles pas créé le précédent, lors des occupations de territoires allemands au début du XIXe siècle ? Et l’Allemagne n’a-t-elle pas un retard à rattraper du fait du traité de Versailles, l’excluant du marché international de l’art ?
Parmi les émissaires et services allemands débarquant sur le pavé parisien dès juin 1940, l’envoyé de l’Auswärtiges Amt [ministère des Affaires étrangères du Reich], Otto Abetz, saisit immédiatement l’occasion. Ancien élève de l’École de beaux-arts de Karlsruhe, il n’a intégré les services diplomatiques qu’en 1938, après plusieurs années d’activités « para-diplomatiques » consacrées au rapprochement franco-allemand sous le signe de la croix gammée. Elles lui ont valu une réputation de « francophile », mais aussi l’expulsion du territoire français en juin 19391. À son retour dans la capitale un an plus tard, son statut officiel et sa position demeurent encore peu précis, notamment par rapport à l’administration militaire, elle-même alors en pleine construction. Dans ce contexte, Abetz s’efforce de démontrer son efficacité, au niveau politique mais aussi dans le domaine culturel, pour asseoir durablement l’influence allemande sur la France. La supériorité du Reich qu’il s’agit d’imposer passe aussi par la redéfinition des patrimoines culturels des deux pays.
Premières initiatives
À peine dix jours après son installation dans la capitale Paris, Abetz s’adresse à son ministre, Joachim von Ribbentrop, en soulevant la question de l’expropriation des biens privés appartenant aux personnes d’origine juive jugées « responsables de la guerre » et aux hommes politiques « corrompus par les Anglais et les Juifs », au profit des réfugiés et victimes de guerre1.
L’idée lui vient sans doute au vu de l’action menée au même moment par la colonne Künsberg. Nommée d’après son responsable, Eberhard Freiherr von Künsberg (1909-1945), cette unité est placée sous la responsabilité de l’Auswärtiges Amt et spécialisée, depuis octobre 1939, dans la saisie d’archives étrangères sur les arrières immédiats du front dans les territoires nouvellement occupés par la Wehrmacht – jusque-là donc en Pologne, au Danemark, en Norvège, aux Pays-Bas et en Belgique. En France, ses membres ont, dès les premiers jours, investi les locaux du président du Conseil des ministres, du Sénat, de la Chambre des députés, du Quai d’Orsay, du Conseil d’État, mais aussi des représentations de la Pologne et de la Tchécoslovaquie2.
Au moment où Abetz envoie sa missive à Berlin, la colonne est en train de fouiller le siège du Parti socialiste, ainsi que les appartements privés d’anciens ministres et députés comme Yvon Delbos, Léon Blum, Georges Mandel ou Édouard Daladier3. L’attention étant attirée désormais sur leurs biens privés, Hitler, sollicité par Ribbentrop, ordonne de fait une « mise en sécurité » des œuvres d’art et « valeurs anciennes » publiques et privées en France occupée, « notamment juives », afin d’empêcher tout « enlèvement ou mise à l’abri » susceptibles de les soustraire au contrôle de l’occupant. Le feld-maréchal Keitel, chef des forces armées allemandes, en informe le commandant militaire de Paris, ajoutant qu’il ne s’agit pas « d’expropriation » mais bel et bien d’un « transfert sous notre garde », à titre de gage pour les négociations de paix4. La formulation est suffisamment ambiguë pour être interprétée dans un sens comme dans l’autre : confirmant Abetz dans la poursuite de ses efforts entamés, elle rassure les services militaires sur la conformité des opérations avec une certaine interprétation du droit international.
Dès le 25 juin 1940, Abetz a demandé et obtenu pour cette mission la mise à sa disposition de forces exécutives, en l’occurrence d’une unité de la police militaire. Concrètement, il demande la saisie d’œuvres d’art qui avaient été évacuées des musées nationaux et municipaux et viennent d’être localisées à Paris et à Versailles. Avec l’appui d’experts arrivés d’Allemagne, « toutes les œuvres d’art importantes » des grands musées français sont par la suite repérées. Elles se trouvent emballées dans 6 000 caisses et entreposées dans 14 châteaux au sud de Paris. Un retour dans la capitale est alors « organisé » en coopération avec les directeurs des musées concernés5.
Pour ce qui concerne les biens privés, une liste des adresses de marchands d’art juifs est transmise le 2 juillet au commandant de l’unité de police militaire, opérant aux côtés d’Abetz. Selon les précisions données par ce dernier, les plus précieuses des œuvres qui seront trouvées sur place doivent être transférées dans les locaux de l’ambassade. Toutefois, l’action est à réaliser pendant la nuit ou au petit matin, « d’un seul coup » et « de manière camouflée », sans que les unités impliquées ou les lieux des nouveaux dépôts ne puissent être identifiés par des tiers.
Ces modalités ne rassurent guère. Les responsables de la police allemande à Paris se réunissent quelques heures plus tard et rejettent « unanimement » le plan, « à la fois compte tenu de la réputation de la Wehrmacht et en raison de difficultés techniques6 ». Une requête analogue présentée par l’ambassade au Devisenschutzkommando [« commando pour la mise en sûreté des devises »] n’aboutit pas non plus. Abetz s’efforce par la suite d’obtenir un ordre de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW) [haut commandement des forces armées], effectivement adressé le 4 juillet à l’administration militaire à Paris et confirmant le concours dont Abetz doit pouvoir bénéficier en la matière. L’action prévue débute ainsi le 6 juillet à 8 heures du matin, pour être interrompue soudainement deux jours plus tard, suite à un contre-ordre émanant des services de la Wehrmacht à Paris.
Polyphonie des responsabilités
Dans les heures qui suivent ce nouveau blocage, Ribbentrop met à la disposition d’Abetz la colonne Künsberg, qui, après avoir exploré les dépôts improvisés par plusieurs ministères français dans la région de Tours, Poitiers et Bordeaux, dispose d’une très utile expérience. Pendant les vingt jours qui suivent, la colonne remplira très activement les locaux d’un bâtiment confisqué, adjacent à l’ambassade.
Le zèle collectionneur des « diplomates » continue d’alarmer l’administration militaire. Ainsi, le 15 juillet, celle-ci interdit par décret tout enlèvement, modification ou vente d’œuvres d’art de la zone occupée sans autorisation explicite de la part du commandant militaire. Tout mobilier d’une valeur dépassant les 10 000 F doit par ailleurs lui être signalé. Deux semaines plus tard, un « responsable de la protection artistique » en la personne du comte Franz Wolff-Metternich, conservateur en Rhénanie, rejoint ses services à Paris1. Le personnage n’entend pas se concentrer sur la surveillance d’éventuels agissements des Français tentant de soustraire des œuvres à l’emprise de l’occupant, mais il conçoit ses fonctions en premier lieu comme une « lutte contre les empiétements des services allemands » et contre toute expropriation de biens français, qu’ils soient nationaux ou privés. Il devient de fait le principal adversaire des pillages menés sous la responsabilité d’Abetz2.
Par ailleurs, d’autres hautes personnalités du Reich apparaissent progressivement dans le domaine. C’est d’abord l’idéologue du parti nazi, Alfred Rosenberg, en train de passer au crible les bibliothèques et les archives en France pour remplir la bibliothèque de sa « Haute École » (Hohe Schule), destinée à former la future élite nazie. Puis, le 13 août, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, réussit à se faire attribuer la compétence exclusive du « rapatriement », à partir des territoires occupés par la Wehrmacht, des biens culturels originaires d’Allemagne. Dans un premier temps, Abetz refuse toutefois d’en tenir compte, en faisant valoir les avancées importantes menées sous sa responsabilité. À l’Auswärtiges Amt, les juristes estiment que la question de la restitution d’œuvres relève du futur traité de paix, domaine qui est sous sa compétence3. Une commission a été constituée quelques semaines auparavant par le ministère de l’Éducation du Reich sous la direction d’Otto Kümmel, directeur général des musées nationaux à Berlin, pour travailler, en étroit contact avec l’ambassade, à l’établissement d’une liste précise des œuvres concernées. Elle passe alors tout de même sous la compétence de Goebbels4.
Dès le mois de juillet 1940, les premiers camions chargés d’œuvres d’art se mettent en route pour Berlin. Abetz, qui, en lien avec sa prochaine nomination en tant qu’ambassadeur, se prépare à des entrevues avec Ribbentrop et Hitler à Berchtesgaden, fait assembler une sélection de 15 « des plus grands et plus beaux tapis » en vue de leur expédition outre-Rhin. L’initiative ne semble pas manquer son effet. Le 3 août, Ribbentrop définit les missions et prérogatives de l’ambassadeur en soulignant l’indépendance d’action de celui-ci vis-à-vis de l’administration militaire. Dans la liste de ses attributions se trouvent de fait « la mise en sécurité et la saisie des biens culturels publics, privés et notamment juifs5 ». Ainsi renforcé dans sa position, Abetz retourne dans la capitale française et charge la colonne Künsberg de mettre la main sur 1500 tableaux du Louvre, entreposés au château de Chambord – dont la table de la signature du traité de Versailles. Or, en raison de quelques maladresses commises au sein de la colonne, l’administration militaire en a vent, avec comme conséquence que le commandant militaire décide une stricte surveillance des dépôts. L’ambassade se ravise et propose le transfert des œuvres au pavillon du Jeu de paume, où leur protection serait plus facile, tout en permettant d’identifier d’anciens butins de guerre qui doivent être rapatriés vers l’Allemagne. Elle se réserve d’ailleurs la possibilité que certaines œuvres, n’entrant pas dans cette catégorie, puissent néanmoins être emportées outre-Rhin, en raison de leur valeur exceptionnelle6.
De la rue de Lille au Jeu de Paume
En parallèle, au cours de la deuxième moitié du mois d’août 1940, la colonne Künsberg intensifie la saisie de collections privées. Un grand nombre d’hôtels particuliers sont fouillés, avec le concours de la police militaire. Dans la maison de l’ancien ministre Georges Mandel, 14 tableaux sont prélevés et transférés à l’ambassade1. Les dépôts de la rue de Lille se remplissent ainsi en peu de jours d'œuvres provenant des collections des familles de Jean Seligmann, Georges Wildenstein, Alphonse Kahn, Paul Rosenberg, Léonce Bernheim, Maurice et Robert de Rothschild, James Armand, Maurice Dreyfus ou Raymond Lazard2. L’opération est cependant réalisée par un personnel peu qualifié dans la protection des objets lors du transport et ne notant guère la provenance ni les propriétaires légaux des œuvres.
Parmi les hôtels perquisitionnés figure le palais Rothschild de la rue du Faubourg-Saint-Honoré (qui abrite aujourd’hui l’ambassade des États-Unis). La colonne y trouve nombre d’objets parmi les plus précieux : des meubles, des dessins et une collection de verrerie de grande valeur. Abetz y puise pour équiper et décorer son ambassade, non sans faire procéder, au besoin, à des modifications importantes lorsqu’il l’estime nécessaire. C’est le cas d’un bureau historique, fabriqué en 1750 par un célèbre ébéniste et, au siècle suivant, offert par le gouvernement français au prince Klemens von Metternich. Le baron Edmond de Rothschild le rachète aux héritiers de celui-ci avant la Première Guerre mondiale. Reproduit dans toutes les publications de référence relatives au mobilier d’art, le bureau est d’une valeur exceptionnelle. Or, Abetz fait ôter le chapiteau afin de pouvoir s’asseoir du côté inverse, diminuant ainsi considérablement sa valeur. L’expert de l’Auswärtiges Amt, sollicité en réaction à des articles embarrassants parus dans la presse internationale en 1942, confirme donc la diminution de son prix initial des trois quarts, ce célèbre meuble représentant désormais « un fragment3 ».
Le 29 août, l’ambassadeur annonce l’expédition à Berlin d’un grand nombre de tableaux, Gobelins, sculptures et d’autres objets d’art, provenant autant des musées nationaux que des propriétés privées juives. Le concours prêté par la colonne Künsberg se termine d’ailleurs subitement au même moment, la formation étant rappelée pour une nouvelle mission. Certains membres restent toutefois sur place pour mener à bout l’action en cours. Avant son départ, Künsberg, dans un courrier adressé à ses interlocuteurs à l’Auswärtiges Amt, se plaint amèrement de l’administration militaire, notamment de Wolff-Metternich, déplorant les grands obstacles destinés à entraver l’action de l’ambassade dans ce domaine4.
Quant à Abetz, il en est progressivement dessaisi, lui aussi. L’activité de spoliation convient de moins en moins à un diplomate en passe de devenir l’un des principaux interlocuteurs du gouvernement français de Vichy. À partir de septembre 1940, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) prend le relais. Une grande partie des biens se trouvant dans les dépôts de l’ambassade passe aux mains de l’ERR et transférée au Jeu de Paume5.
Cependant, Ribbentrop choisit auparavant un certain nombre d’œuvres qui lui sont encore livrées à Berlin, que ce soit pour équiper son ministère ou pour ses besoins personnels. Lors des préparatifs de la rencontre de Montoire, un proche collaborateur de Ribbentrop, qui y accompagne Hitler, signale ainsi à Abetz que pour le retour du ministre, il « reste beaucoup de place dans le train spécial » de celui-ci6. Ribbentrop entend aussi présenter à Hitler les listes des butins collectés par Abetz, sans doute en lien avec l’équipement du Führermuseum de Linz, incitant alors le dictateur à envoyer à Paris l'historien de l'art Hans Posse, comme représentant spécial pour la constitution de la collection de ce nouveau musée7.
D’autres œuvres restent à l’ambassade. L’inventaire de celle-ci s’enrichit de ce fait d’un dessin de Renoir, d’un pastel de Pissarro, de plusieurs tableaux de Moreau le Jeune, de Fragonard et de Degas, de plusieurs tapisseries de Bruxelles du XVIIIe siècle, pour n'en citer que quelques-unes. Selon une liste établie en 1961, une centaine d’objets d’art demeurent ainsi dans les locaux de l’ambassade, 25 tableaux sont intégrés au ministère à Berlin8 – ces chiffres étant très probablement sous-estimés. Au printemps 1942, Radio Moscou consacre même une émission aux œuvres ayant été intégrées à l’ambassade d’Otto Abetz pour faire la lumière sur les objets précieux prélevés dans les collections du Louvre – apparemment à l’insu de l’Auswärtiges Amt, qui par la suite rencontre quelques difficultés à obtenir des précisions à leur égard9. Ces « réserves » constituées par les diplomates à Paris comme à Berlin ne semblent d’ailleurs pas non plus être du goût de l’ERR, provoquant quelques importantes frictions en juillet 1941, lorsque, à la demande de celui-ci, plusieurs caisses emballées et préparées pour le transfert vers la capitale allemande sont confisquées par la police militaire, suscitant un certain émoi10.
Enfin, une quantité d’œuvres d’art qualifiées d’Entartete Kunst [« d’art dégénéré »] restent dans les dépôts de l’ambassade, souvent conservées dans de mauvaises conditions, pour servir à d’éventuels échanges contre des œuvres jugées plus précieuses. On y trouve tout de même quatorze tableaux de Braque, sept de Picasso, quatre de Léger11.
En 1944, lors du retrait des troupes allemandes, Abetz organise l’évacuation vers l’Allemagne d’œuvres se trouvant dans les locaux de son service. Entreposé en septembre 1944 au château de Sigmaringen, ce trésor devient très encombrant à partir du printemps 1945, en raison des divers avertissements émis par les puissances alliées contre la détention d’œuvres d’art volées. Une trentaine de caisses sont alors préparées et remises à la propriétaire d’un petit restaurant de Wildenstein, à côté de Sigmaringen, accompagnées d’une lettre d’Abetz demandant qu’elles soient remises aux autorités françaises à l’arrivée des Alliés dans la région12. Une autre partie de ce trésor est remise au directeur du musée de Sigmaringen. Le sergent Richard Ézac (de son vrai nom Joachim R. Eisack, originaire de Munich et arrivé en France en 1933), qui, en octobre 1945, participe à l’arrestation de l’ancien ambassadeur en Forêt-Noire, les y découvrira au printemps 194613. En juillet 1949, Otto Abetz est condamné à vingt ans de travaux forcés, de vingt ans d’interdiction de séjour en France, entre autres pour complicité dans le pillage de biens juifs14. Libéré en 1954, il décède quatre ans plus tard, lors d’un accident de voiture.
En guise de conclusion, force est de constater qu’Otto Abetz joue, durant l’été 1940, le rôle de déclencheur de la spoliation d’œuvres d’art en France. Ce rôle comme d’ailleurs l’opposition qui émerge sans tarder au sein de l’administration militaire, contre une entreprise perçue comme un vol organisé, attestent de l’impréparation qui règne à Paris comme à Berlin en ce qui concerne le traitement d’œuvres d’art publiques et privées françaises, rendues soudainement accessibles. En comparaison, le pillage systématique des ministères et des archives publiques paraît au contraire parfaitement bien programmé et rodé.
L’enlèvement et la spoliation d’œuvres d’art deviennent systématiques dans les semaines et les mois qui suivent les premières initiatives prises par Abetz. Un certain nombre de hauts responsables du parti nazi – Alfred Rosenberg, Joseph Goebbels, Hermann Göring – prennent le relais, l’emportant plus facilement sur les réticences des militaires. Signe ultime de l’échec d’une stratégie de protection des biens publiques ou privés, le comte Wolff-Metternich se trouve démis de ses fonctions en 1942.
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