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S’installant en France à la fin du XIXe siècle, les frères Kalebdjian développent leur commerce entre Paris, Le Caire et le Proche-Orient dans la première moitié du XXe siècle. Fournissant les principaux musées européens et américains, ils poursuivent leur activité durant l’Occupation.

Une affaire de famille

Établis à Paris depuis les années 18901, les frères Hagop (né le 16 décembre 1869) et Garbis Kalebdjian (né le 12 juin 1885) créent leur société en 19132. Elle est inscrite au registre du commerce à Paris le 16 février 19253. Fils de Mardiros Kalebdjian et d’Isgouhi Sivadjian4, Garbis Kalebdjian et son frère, d’origine arménienne5 et de nationalité égyptienne6, vendent dès 1901 des objets d’art égyptiens et islamiques au musée du Louvre7. Installés à Paris d’abord 12 rue de la Paix, puis 21 rue Balzac et enfin 52 bis avenue d’Iéna, les frères Kalebdjian possèdent également une boutique au Caire8.

Durant la première moitié du XXe siècle, ils effectuent des achats à l'Hôtel Drouot, en vente publique, tout en important des objets de l’étranger et entretiennent des relations notamment avec Arthur Sambon9, Charles Ratton et Ernest Ascher10. Leur frère aîné, Hovhannes Kalebdjian (1869-1928), restaurateur d’objets d’art, se trouve aussi à Paris avec son épouse Amélie11. Les frères Kalebdjian sont également rejoints par leur quatrième frère, Nichan Kalebdjian, au début de la Première Guerre mondiale. En effet, né le 30 octobre 1865 à Constantinople, Nichan, drogman (interprète) pendant dix-huit ans au consulat de France à Constantinople, est « expulsé de Turquie avec le personnel consulaire, lors de la déclaration de guerre à ce pays12 ». En janvier 1915, il s’installe avec son épouse Hérika et ses trois enfants, Marie, Nubar et Aram, au 121 boulevard Malesherbes13 et entre au ministère des Affaires étrangères en tant qu’interprète et traducteur. Par ailleurs, collectionneur et membre de la Société des Amis du musée Cernuschi, il donne également plusieurs objets d’art au musée de l’Homme en 193814.

La société des frères Kalebdjian jouit d’une excellente réputation commerciale15 et ils sont considérés comme « fournisseurs des musées d’Europe et d’Amérique16 » et « fournisseurs de presque tous les musées d’Allemagne17 ». Hagop et Garbis Kalebdjian possèdent chacun 37,5 % des parts de la société. Après le décès d’Hohvannes en 1928, son épouse Amélie Kalebdjian (née Guillet le 30 septembre 1876) devient associée et possède 25 % des parts18. Parmi les créanciers de la société figurent deux autres membres de leur famille, Araxie Kalebdjian, née Hovaghirmian, épouse d’Hagop Kalebdjian, et la société Hovaghirmian, installée 2 rue Sekket-el-Naser au Caire19.

L’activité commerciale de la société Kalebdjian Frères durant l’Occupation

Les créances de la société provenant d’Égyptiens et par conséquent de ressortissants anglais, les frères Kalebdjian reçoivent en 1942 plusieurs lettres du bureau du Militärbefehlshaber in Frankreich (Commandement militaire allemand en France) leur demandant un relevé précis des profits et des pertes de l’entreprise entre 1939 et 19411 ainsi que des précisions par rapport aux créances provenant de ressortissants « ennemis2 ». Les créances perçues s’élevant à 900 000 F, les frères Kalebdjian reçoivent en effet une lettre le 17 avril 1942 leur demandant de les payer. Il est également précisé que l’un des frères Kalebdjian s’est rendu, accompagné d’Hans Möbius3, au bureau du Militärbefehlshaber in Frankreich afin de réclamer l’annulation de la demande. Dans une lettre du 26 juin 1942, les frères Kalebdjian décrivent les objets inventoriés, qui sont principalement des sculptures et objets antiques, du Moyen Âge et de la Renaissance, des boiseries et meubles du XVIe siècle, des meubles rustiques, des faïences orientales, des objets du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient et des tableaux de différentes époques, et fournissent les bilans et les récapitulatifs des marchandises en participation et en stock4. Dans les inventaires des marchandises en participation de 1939 et 1940 figurent notamment les noms de « Brimo, J[oseph] Altounian, Alfred et Arthur Sambon, [Ernest] Ascher, Charles Ratton et des frères Bacri5 ».

En décembre 1942, la nomination d’un commissaire aux comptes semble être repoussée, étant donné que la demande d’œuvres d’art anciennes de la part des musées allemands et des bureaux de l’État et du Parti « ne peut être satisfaite que par l’entreprise Kalebdjian, l’un des plus grands magasins locaux de ce type6 ». L’expert-comptable Jean Aristocles, chargé du 15 au 26 février 1943 d’examiner les bilans de la société, confirme alors que la comptabilité et les comptes de l’entreprise Kalebdjian sont formellement en ordre7.

Les frères Kalebdjian poursuivent ainsi leur activité durant la période de l’Occupation et figurent sur la liste des antiquaires français ayant vendu des œuvres aux occupants allemands8. En effet, en 1941, plus de 230 lots d’objets sont vendus par les frères Kalebdjian à différents acheteurs allemands9. Notamment : le 5 avril 1941, les frères Kalebdjian vendent une statuette en bronze étrusque aux Staatliche Museen de Berlin. Le 3 juillet 1941, ils vendent « à Monsieur Manowsky [sic], musée de Düsseldorf », six lots d’objets divers. En 1942, environ 170 lots d’objets ont été vendus par les frères Kalebdjian et en 1943, 150 lots. Onze œuvres sont aujourd’hui conservées par le musée du Louvre sous le statut « Musées Nationaux Récupération » (MNR) : une tapisserie datant des XVIe-XVIIe siècles10, un lot de cinq panneaux de bois coptes11, une boîte circulaire mameluk12, un fragment d’étoffe provenant d’Espagne13, une ceinture « polonaise » d’Iran14, un fragment d’étoffe aux lions et arbres de vie de Sicile15 et un bassin circulaire d’Égypte16, qui avaient été acquis par la ville de Düsseldorf en 1941 et 1942 pour le Kunstgewerbe Museum. Et cinq objets d’art sont conservés sous la désignation MNR au musée national de la Céramique à Sèvres17.

L’après-guerre

En 1946, Garbis Kalebdjian est cité devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration. Dans une lettre de ce dernier au conseiller de la Cour de cassation du 19 septembre 19461, il explique qu’il n’a pas été démontré qu’il ait recherché la clientèle allemande et évoque la visite de deux membres de la Gestapo en juin 1941, venus interroger les frères Kalebdjian comme « sujets ennemis ». Il rappelle alors la volonté du Militärbefehlshaber in Frankreich de consulter leurs comptes et l’envoi d’un expert-comptable. À la fin de sa lettre, il explique qu’ils ont caché de 3 à 4 millions de francs de bijoux et de meubles appartenant à « un certain nombre d’Israélites », dont « Mmes Jean Sauphar, Lucien Sauphar, Lang, Jean Salomon, à MMrs François Lang (déporté et assassiné), Achard, Pierre Kann (déporté et assassiné) et [Ernest] Ascher », et qu’ils ont aidé « un de [leurs] confrères, Mr. E. Ascher, réfugié juif, traqué par la Gestapo de Lyon », à se cacher pendant cinq jours. Garbis Kalebdjian mentionne également l’aide apportée pendant quinze jours à un prisonnier français faisant partie de la Résistance, Daniel Gérard.

Le 15 décembre 1946, Michel Martin évoque dans son rapport « les ventes minimes et dans des conditions qui ne sauraient être considérées comme délictueuses » des frères Kalebdjian2. Et après examen du dossier et enquête, il propose le classement sans conditions du dossier de Garbis Kalebdjian3.

Le 28 février 1947, Garbis, Hagop et Amélie Kalebdjian sont avertis qu’ils seront cités par le Comité de confiscation des profits illicites pour le montant total des ventes résultant de commerce d’œuvres d’art avec les Allemands pendant l’Occupation4, qui s’élève à 1 086 645 F5. Une minute du 20 septembre 1948 du greffe du Tribunal de commerce de la Seine donne mainlevée de l’inscription prise au profit du Trésor au préjudice de la société Kalebdjian Frères le 4 mars 19476.

La société est dissoute en 1954 à la mort de Garbis Kalebdjian. Alice Kalebdjian, fille d’Hagop, reprend alors une boutique de 1956 à 1973, 3 rue de Bassano7.