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29/11/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Proche d’Hitler, Karl Haberstock était un marchand d’art allemand réputé qui contribua de façon massive à la constitution de collections nazies durant le « Troisième Reich ». Pendant l’Occupation, il disposait d’un vaste réseau de fournisseurs en France, avec lesquels il put conclure d’importantes transactions.

Un des plus célèbres marchands d’art allemands

Marchand d’art allemand célèbre, Karl Haberstock participa dans une large mesure à l’édification des collections nationales-socialistes durant le « Troisième Reich ». Haberstock est né en 1878 à Augsbourg, dans une famille de paysans. Il suivit une formation pour devenir employé de banque et se mit en 1903 à son propre compte comme marchand de porcelaines et d’antiquités. Il conclut ses premières affaires à Würzburg et Bad Neuenahr. En 1907, il s’établit à Berlin et se confirma alors comme marchand d’art. Avant la Première Guerre mondiale déjà, il réussit à s’imposer et à prendre une place importante dans la vie artistique berlinoise. Après la guerre, il consolida sa position en déployant ses relations d’affaires à l’échelle internationale1. Il prétendait aussi posséder une autorisation d’acheter des peintures dans la Russie soviétique2. Dans un premier temps, il mit la priorité sur les tableaux des maîtres de l’école de peinture allemande de la fin du XIXe siècle (Wilhelm Trübner, Carl Schuch et Fritz von Uhde, entre autres), qu’il vendait avec succès à des collections publiques. Dans les années 1920, il étendit son catalogue et proposa alors de plus en plus des maîtres de l’école de peinture néerlandaise et flamande du xviie siècle ainsi que des œuvres des écoles française et italienne du XVIe au XVIIIe siècle. Selon ses propres déclarations, à dater de 1912, la galerie Haberstock faisait partie des firmes les plus importantes et les plus en vue de commerce d’art dans le Reich allemand3.

Des contacts personnels avec Hitler

Haberstock adhéra au NSDAP au printemps 1933. Il le fit dans l’objectif présumé d’acquérir une certaine influence auprès des nouveaux détenteurs du pouvoir sur leur manière de légiférer sur le commerce de l’art. Cependant cela lui permettait, en outre, de souligner ses opinions politiques conservatrices auprès de ses clients le plus souvent réactionnaires1. En 1936, Adolf Hitler lui acheta un premier tableau. Haberstock réussit vite à établir une relation de confiance avec le dictateur qui, de son côté, tenait le marchand d’art en son estime et jugeait qu’il était un expert en peinture. Par la suite, Haberstock dut souvent être l’hôte de la chancellerie du Reich2. En raison de ses relations internationales et de sa proximité avec les dirigeant politiques du « Troisième Reich », il fit partie du cercle exclusif des marchands d’art allemands qui, mandatés par l’État à partir de 1938, vendaient le dénommé « art dégénéré » à l’étranger3. Pour Hitler, Haberstock confectionna aussi un album personnel des peintures qu’il avait vendues au politicien jusqu’en 19394.

La même année, le marchand d’art usa de son accès personnel à Hitler, pour œuvrer avec succès à la réhabilitation de son ami, Hans Posse, ancien directeur de la Dresdener Gemäldegalerie. Le directeur du musée avait été évincé de son poste pour des raisons politiques par la direction locale du parti5. Hitler se rendit lui-même à Dresde et intervint personnellement pour que Posse soit rétabli dans son poste. L’année suivante, Haberstock reçut du dictateur la mission de dessiner un plan prévoyant la répartition pour la ville de Vienne des œuvres d’art issues des collections juives, abondantes, que les autorités allemandes et autrichiennes avaient saisies après l’« Anschluss ». Une résistance de la part de l’administration des monuments historiques, empêcha cependant Haberstock de mener à bien son projet qui envisageait entre autres choses une vente de ces œuvres. À la suite de quoi, en juin 1939, Hitler confia à Posse cette mission et le nomma dans le même geste aussi « chargé de mission » pour l’édification de la collection d’un nouveau musée à Linz sur les bords du Danube (cf. Sonderauftrag ou « mission spéciale Linz »)6.

Activités sur le marché de l’art français

Haberstock entreprit à partir de 1940 de nombreux voyages dans les pays occupés comme la France et les Pays-Bas, mais aussi la Suisse ainsi que l’Italie. Il disposait d’une autorisation de voyager qui lui venait expressément d’Hitler1. À l’étranger, il ne collaborait qu’avec des marchands de premier plan, comme Fischer à Lucerne, Wildenstein à Paris et Legatt à Londres. Mais l’essentiel de ses acquisitions à l’étranger venait de France. C’est de là et par le biais d’un grand nombre de marchands et d’informateurs qu’il se fournissait en objets d’art ainsi qu’en informations sur les collections importantes2. Un rapport des alliés établi après-guerre mentionne ne serait-ce que pour la France qu’Haberstock entretenait des relations d’affaires avec 75 personnes durant la période de l’Occupation3. À Paris, il logeait régulièrement à l’hôtel Ritz et faisait annoncer ses séjours dans la Gazette des Beaux-Arts ainsi que par des envois de cartes postales personnalisés à ses partenaires commerciaux4.

Les contacts en France

Haberstock missionnait des agents, qu’il chargeait de travailler pour lui dans la France occupée comme dans la zone libre. Dans les territoires occupés du pays, Hugo Engel était son partenaire privilégié. L’ancien réfugié, qui avait quitté l’Autriche, résidait depuis plusieurs années à Paris. Il fournissait Haberstock en œuvres d’art, mais intervenait également dans les négociations avec les transporteurs tels que Schenker, Wacker-Bondy et Charles Blot. En outre, Haberstock faisait aussi de nombreuses affaires avec Roger Dequoy, qui avait repris la direction de la galerie juive Wildenstein depuis la fuite de son propriétaire. Haberstock avait connu Wildenstein avant-guerre. Avec Engel, il aida Dequoy à acheminer les peintures de sa collection depuis la zone libre jusqu’à Paris1.

Dans ces affaires, il était dans l’intérêt de Dequoy de protéger le stock de la galerie face aux réquisitions pour en tirer profit. Il transmit à Haberstock, entre autres, la vente de deux tableaux de Rembrandt van Rijn (Paysage au château (Linz 2291, Mü 1576/2) et Portrait de Titus, fils de l’artiste (Linz 2292, Mü 1406), pour lesquels il toucha une commission de 1,8 millions de francs2. Dequoy, de son côté, travaillait beaucoup avec les marchands d’art français Georges Destrem et Martin Fabiani3. Les marchands d’art français Dr Simon Meller et Allen Loebl ainsi que l’officier des troupes d’occupation allemand Gerhard von Pölnitz furent encore d’autres intermédiaires et partenaires commerciaux importants pour Haberstock à Paris. L’Alsacienne Jane Weyll travailla en outre pour Haberstock comme repreneuse à l’hôtel des ventes Drouot4.

Dans la zone libre française, c’était Alexander Ball qui travaillait pour Haberstock. Ball, qui, autrefois actif comme marchand d’art à Berlin, avait émigré en France avant-guerre. Au moment où l’Allemagne envahit la France, il fuit dans le sud du pays. De là, il prospecta pour Haberstock et rechercha les collections qui se trouvaient à Lyon ou en Provence. Herbert Engel, le fils d’Hugo Engel, travailla lui aussi pour Haberstock dans le sud de la France, tentant également d’y retrouver les collections de valeur. Arthur Goldschmidt fut encore un autre partenaire commercial d’Haberstock, également originaire d’Allemagne. Tous trois quittèrent la France, par la suite. Goldschmidt et Ball émigrèrent aux États-Unis et Herbert Engel fuit en Suisse5.

Acquisitions pour la « Mission spéciale Linz »

Le principal repreneur des nombreuses œuvres qu’Haberstock achetait en France était le Sonderauftrag Linz [« Mission spéciale Linz »]. Le marchand d’art vendit à l’équipe chargée de la mise en place du nouveau musée plus de 200 tableaux, tapis et sculptures, qui provenaient d’autres pays européens également. Haberstock devint ainsi l’un des principaux fournisseurs de l’exposition qui avait été prévue dans ce cadre1. Parmi les œuvres qu’il vendit pour Linz, se trouvaient déjà les deux tableaux cités ci-dessus de Rembrandt, mais il y avait aussi la Jeune fille allongée de François Boucher 53 x 65 cm (Linz 2742, Mü 4337, MNR 61) ou le Pan et le Sphinx de Peter Paul Rubens, 88 x 125 cm (Linz 2138, Mü 1589, MNR 404)2. Les ventes au Sonderauftrag Linz étaient probablement le fait de la position privilégiée qu’occupait Haberstock auprès de Posse après sa réhabilitation. Haberstock fit aussi un voyage à Paris avec le directeur du musée en 19403. En dépit de sa position de fournisseur d’Hitler, pour chaque exportation d’œuvres d’art, Haberstock était obligé de parcourir le pénible chemin qui passait par les autorités françaises et allemandes afin d’obtenir l’autorisation nécessaire. Selon ses propres déclarations, c’était d’abord, du côté allemand, la Reichsstelle für Waren verschiedener Art [Office pour les marchandises de toutes natures], puis, du côté français, l’Office des compensations à Paris et, pour finir, à nouveau du côté allemand, l’Office central des commandes, dont le siège se trouvait également à Paris. L’obligation d’approbation d’un douanier allemand avait toutefois été abolie durant la guerre4.

Haberstock n’a pas toujours reporté les acquisitions dans ses livres de commerce que les enquêteurs alliés ont pu saisir après la guerre. L’acquisition des peintures de Rembrandt ainsi que celle de deux tableaux d’Agnolo Bronzino, un portrait d’homme et un portrait de femme (Linz 2740 + 2741, Mü 4421 + 8863, MNR 800) ne sont pas attestées dans ces documents, ils sont, en revanche, expressément mentionnés dans les actes de la « mission spéciale Linz » et dans un rapport établi par les alliés en 19455. De ce type d’œuvres, que le marchand ne possédait pas lui-même, mais avait vendues à Hitler avec commission, on en trouve des indices dispersés dans ce qui reste des documents commerciaux aussi6. Ces œuvres furent directement payées en devises par l’ambassade d’Allemagne à Paris7. Mais il n’y avait pas qu’Hitler, Hermann Göring et d’autres représentants éminents du « Troisième Reich » furent, eux aussi, des acheteurs des œuvres que Haberstock acheminait depuis la France. Le marchand d’art vendait des œuvres à toutes ces personnes à un prix très élevé. Cet appât du gain affirmé chez Haberstock éveilla dès la fin 1942 la méfiance d’Hitler et de son expert en matière d’art Posse8. Ce fut certainement aussi le caractère récalcitrant du marchand d’art qui en fournit le prétexte. Blessé dans sa vanité, il n’eut pas peur de se plaindre en 1943, par exemple, parce qu’il estimait que l’on ne faisait pas assez explicitement état de sa part dans l’approvisionnement en œuvres d’art dans l’une des premières publications sur le nouveau musée de Linz9.

À partir du printemps 1943, le nombre d’œuvres qu’il vendit à la « Mission spéciale Linz » ne cessa de diminuer jusqu’à ce que cette relation d’affaires finisse par se tarir tout à fait. Le nouveau responsable de la mission, Hermann Voss, qui avait repris ce poste après la mort de Posse, était un adversaire déclaré du marchand d’art berlinois. Voss l’accusait de manquer de scrupule dans ses méthodes pour mener ses affaires. Se confrontaient là deux personnalités inconciliables : le nouveau directeur de collection formé à l’académie et le self-made man Haberstock, qui n’avait des connaissances que livresques. Par la suite, quand il s’agissait d’acheminer des objets d’art depuis la France, Voss s’appuya surtout sur le marchand d’art Hildebrand Gurlitt. À la fin du mois de janvier 1944, quand son commerce berlinois fut tout à fait détruit, Haberstock se mit à progressivement se retirer des affaires ; il s’établit en mai 1944 à Aschbach en Franconie (près de Bamberg), où il traversa la fin de la guerre au milieu des nombreux dossiers qu’il avait réussi à sauver10. Il avait également emporté avec lui ses œuvres d’art et les avait stockées dans deux autres entrepôts dans le sud de l’Allemagne11.

Après la guerre

Les agents alliés affectés à la recherche des œuvres d’art, qui menèrent des enquêtes sur les acteurs de la spoliation des œuvres d’art, eurent tôt fait de tomber sur Haberstock et de l’identifier comme un important fournisseur en œuvres d’art d’Hitler. Le marchand d’art fut arrêté à plusieurs reprises et subit même un interrogatoire approfondi à Altaussee, où les monuments men avaient aménagé un centre pour les interrogatoires des responsables de la spoliation des œuvres d’art. Dans le cadre de leurs enquêtes, ils purent avoir recours à ses importantes archives sur les achats d’œuvres en France. Comme, cependant, il faisait partie de la nature du marchand de ne jamais encourir un seul risque, il fut impossible à ce moment-là de prouver des ventes d’œuvres spoliées durant la guerre dans le cadre des persécutions1. Aussi les alliés ne furent-ils pas en mesure de lui imputer un crime en dépit de sa proximité personnelle et politique avec Hitler. Mais, par un autre côté, Haberstock perdit la face en cherchant à récupérer des œuvres qu’il avait achetées en France avec ses propres réserves de devises2. La procédure judiciaire en dénazification le concernant prit fin en 1950 en seconde instance et se termina par un non-lieu. Haberstock s’installa ensuite à Munich pour pouvoir recommencer à travailler comme marchand. Toutefois, il ne put plus retrouver jusqu’à sa mort ses succès commerciaux d’autrefois3.