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29/11/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Hermann Göring fut l’un des principaux acteurs de la spoliation d’art perpétrée par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale.

Une carrière de national-socialiste

Fils d’un fonctionnaire colonial, Göring grandit dans un environnement féodal et apprit très tôt que l’art était un moyen de la représentation de soi et du pouvoir. Il prit part comme aviateur à la Première Guerre mondiale et reçut de hautes distinctions pour ses faits d’armes effectués en vol. Après 1918, il compta parmi les premiers suiveurs d’Adolf Hitler à Munich. En 1932, avant ce que l’on a appelé la prise de pouvoir de ce dernier, il obtint le poste de président du Reichstag. En 1933, il assuma en outre la fonction de ministre-président d’État de la Prusse. S’en suivirent d’autres fonctions dans les années suivantes, parmi lesquelles celles de ministre de l’Aviation du Reich, de Oberbefehlshaber der deutschen Luftwaffe, [commandant en chef de l’Armée de l’air allemande], de Reichsforstmeister [maître des forêts du Reich] et de Beauftragter für den Vierjahresplan [délégué au plan quadriennal] furent les plus importantes1.

En parallèle à cette accumulation de hautes fonctions d’État et de revenus liés à celles-ci, à partir de 1933, Göring se mit à constituer sa propre collection d’art. L’édification de cette collection était souvent liée aux projets de construction qu’il conduisit jusqu’en 1939. L’édification de son Waldhof [cour forestière] Carinhall dans la forêt de Schorfheide et de ses deux extensions successives constituèrent ses projets les plus grands. Les autres sites importants furent le Reichsjägerhof [pavillon de chasse] à Rominten (Prusse orientale) et le château de Veldenstein (Franconie). Göring remplit tous ses domaines avec de l’art. La maison de Carinhall toutefois resta le site central car il avait là le projet de faire un musée (la Norddeutsche Galerie ou musée des Beaux-Arts d’Allemagne du Nord) censé être édifié à partir de ses collections, après sa mort. Il collectionnait avant toute autre chose des œuvres issues des écoles françaises, hollandaises et allemandes du XVe au XVIIIe siècle et dont il estimait qu’il s’agissait d’œuvres « aryennes-nordiques »2.

Méthodes d’acquisition des œuvres d’art

Avant la Seconde Guerre mondiale, pour acquérir des œuvres d’art, Göring en passait par le marché de l’art allemand et par des prêts des musées prussiens qui se trouvaient sous ses ordres en tant que ministre-président d’État de la Prusse. Après 1939, il tenta, dans un premier temps et sans succès de se servir dans les œuvres d’art réquisitionnées en Pologne. C’est après la campagne de l’Ouest de 1940 qu’il parvint, en revanche, à faire des acquisitions d’art aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Sur le marché de l’art français, Göring réussit à acquérir par des biais divers presque 270 œuvres. Parmi celles-ci, on compte certes des tableaux, mais aussi des tapisseries, des sculptures et des objets d’artisanat. Göring acheta quelque 60 œuvres directement à des marchands d’art français. Au nombre de ses fournisseurs favoris, on compte les marchands André Camion, Allen Loebl, J. O. Leegenhoek et Jean Schmidt1. En outre, il se faisait livrer en art par des marchands d’art allemands qui, eux-mêmes, se fournissaient sur le marché français. En la matière, se trouvait en première ligne Walter Andreas Hofer, son principal fournisseur qui, à partir du mois de mars 1941, exerça la fonction de « directeur des collections d’art du Reichsmarschall » en plus de son activité de marchand d’art. Ses autres fournisseurs furent Walter Bornheim (Munich), Josef Angerer (de la société Quantmeier & Eike, à Berlin) ainsi que Karl Haberstock (également de Berlin)2. Bruno Lohse, historien de l’art qui travaillait au sein de l’antenne parisienne de l’Unité d’intervention du gouverneur du Reich Rosenberg (ERR), permit également à Göring d’importantes acquisitions3.

Les quelque 180 œuvres qui parvinrent ainsi jusqu’au Reichsmarschall par le truchement de marchands allemands provenaient, quant à elles, d’un vaste éventail de fournisseurs français qui n’étaient pas eux-mêmes en contact direct avec Göring. Les acquisitions des marchands allemands provenaient le plus souvent de quelques partenaires avec lesquels ils cultivaient d’étroites relations commerciales. Ainsi Josef Angerer acquérait-il les objets destinés à Göring essentiellement auprès de Jacques Bacri et de Paul Graupe. Walter Bornheim faisait ses achats de préférence chez Edouard Leonardi, Jean Schmidt, Brimo de Laroussilhe et auprès de la société Brosseron & Cie, tandis que c’est auprès de marchands tels que Roger Dequoy et Acezat qu’Andreas Hofer fit un nombre particulièrement important d’acquisitions destinées à Göring. De surcroît, le directeur de la collection de Göring s’associa avec bien d’autres marchands tels qu’Achille Boitel, Hans Wendland et Allen Loebl, pour transmettre certaines œuvres particulières au Reichsmarschall4.

La concurrence avec le Sonderauftrag Linz [« Mission spéciale Linz »] d’Hitler

Pour ses acquisitions, Göring entrait en constante concurrence avec Adolf Hitler qui, en vue de son projet de musée à Linz (Donau), diligentait également des recherches d’objets sur le marché de l’art français pour sa collection en cours de constitution. Göring, quant à lui, demandait à son agent Lohse de lui rendre compte des activités de Hans Posse, le chargé de mission d’Hitler, et tentait activement de maintenir ce dernier à l’écart de ses affaires1. Contrairement à Hitler, entre la fin de l’année 1940 et la fin de l’année 1943, il se trouvait tous les deux ou trois mois à Paris et rendait souvent personnellement visite aux marchands parisiens dans leur galerie2. Il entra aussi en contact avec l’entrepreneur suisse Emil Georg Bührle et lui prit temporairement deux tableaux de Renoir (Buste de femme nue (RM 1242) et Paysage de bords de Seine (RM 1368)) ; ainsi se plaisait-il à endosser le rôle du collectionneur privé en acte3.

Cependant, à la différence d’Hitler, Göring souffrait de handicaps structurels qui l’empêchaient de pouvoir se présenter comme un concurrent d’égale valeur dans la construction d’un musée.  Ainsi, en dépit de ses nombreuses fonctions et des revenus qui en découlaient, ses moyens pécuniaires étaient moindres que ceux du dictateur. En outre, Hitler, en tant que dirigeant du gouvernement, sut, en vertu dudit « droit de préemption du Führer » [Führervorbehalt], se réserver la priorité dans l’accès aux collections d’art spoliées aux personnes persécutées par le Reich ou dans les zones occupées4. Göring réagit à ce désavantage en combinant diverses stratégies. D’une part, il chercha volontairement à s’attacher la collaboration d’organisations en charge des réquisitions dans le domaine de l’art. D’autre part, il tenta d’enrichir sa collection en pratiquant le troc. En outre, il se faisait gratifier par ses partisans politiques d’œuvres d’art, afin d’obtenir ainsi de nouveaux objets pour son musée en projet.

Pour ce qui est de la collaboration avec les autorités de poursuite, c’est en France et avec l’Unité d’intervention Rosenberg, qu’Hitler avait chargée, en 1940, de la réquisition des biens juifs, que cela se fit. Göring découvrit ici la possibilité d’une étroite collaboration avec cette unité en mettant à sa disposition son armée de l’air pour acheminer les œuvres spoliées dans le Reich allemand. De plus, le Devisenschutzkommando [Commando pour la mise en sûreté des devises], qui se trouvait sous ses ordres en tant que délégué au plan quadriennal, avait pour mission de livrer des œuvres réquisitionnées à l’Unité d’intervention (ERR)5. Au titre de compensation pour son aide, il revendiqua le droit de pouvoir procéder en toute liberté à une sélection parmi les œuvres réquisitionnées. Il s’acquitta des exigences d’Hitler fondées sur le « droit de préemption du Führer » en lui réservant une sélection d’œuvres réquisitionnées, réduite mais d’une très grande valeur cependant, qu’il fit acheminer à Munich au début de l’année 19416. Elle comprenait notamment L’Astronome de Jan van Vermeer, tableau issu de la collection Rothschild à Paris (R 1/Linz 1479/Mü 2609/1). Dans le cadre de cette collaboration avec l’Unité d’intervention Rosenberg, Göring reçut entre 1941 et 1943 environ 800 tableaux, sculptures et autres objets d’artisanat qu’il choisit personnellement au cours de ses nombreuses visites dans les locaux parisiens de l’Unité d’intervention au Jeu de Paume7.

Le troc

Ce furent toutefois les affaires de troc conclues en collaboration avec l’Unité d’intervention qui représentèrent la part la plus importante des activités de Göring sur le marché de l’art français. Göring acquit par ce biais et contre compensation des œuvres réquisitionnées d’impressionnistes et d’expressionnistes français, lesquelles, passant pour « dégénérées », se trouvaient être indésirables dans le Reich allemand pour des raisons idéologiques. Il échangeait ensuite ces œuvres spoliées contre des peintures de maîtres anciens qui convenaient dans sa collection. C’est par cette voie qu’il écoula à Paris 74 tableaux de la modernité classique au cours de 16 opérations de troc en tout et pour tout. Dans ces affaires, son partenaire était le marchand franco-allemand Gustav Rochlitz, qui revendait ensuite ces œuvres spoliées ainsi échangées en grande partie sur le marché de l’art parisien. Lohse, l’agent de Göring, avait sélectionné au préalable les œuvres que Rochlitz livrait dans cette opération d’échange1. Par ailleurs, Göring faisait transporter à Berlin les œuvres modernes destinées à un échange et les mettait alors à la disposition des marchands d’art suisses Theodor Fischer et Hans Wendland, leur permettant ainsi de procéder à des échanges ultérieurs2. Dans certains cas, les maîtres anciens que Göring acquit dans la suite de ces opérations étaient, quant à eux, originellement issus du marché de l’art parisien et avaient été au préalable vendus par Allen Loebl (ainsi par exemple du tableau de Lucas Cranach l’Ancien Buste d’un homme de 42 ans avec rosaire, 51 cm × 36 cm (RM 855/Mü 5922) ou de celui de Hans Balung, Commandeur de l’Ordre de Saint-Jean Gregorius Beit, 57 cm × 43 cm (RM 630/Mü 5875).

Lorsqu’au début de l’année 1943, en raison de réserves politiques à la suite des défaites allemandes à Stalingrad, l’Unité d’intervention refusa de continuer à mettre des œuvres issues des réquisitions à la disposition de Göring, le Reichsmarschall changea sa stratégie. Il tenta alors d’échanger de l’art avec les institutions étatiques françaises. Il obtint ainsi en 1944 du Louvre la statue de Gregor Erhard, La Belle Allemande ou sainte Marie-Madeleine (Mü 6666). Il réalisa cet échange avec l’aide de l’historien de l’art allemand Hermann Bunjes. La tentative d’obtenir l’antependium de la cathédrale de Bâle (se trouvant du musée de Cluny à Paris) en procédant à un autre échange échoua cependant, se heurtant à la résistance de l’administration du musée français3.

Une autre stratégie importante à laquelle eut recours Göring pour édifier sa collection consistait à se faire offrir des œuvres d’art. Des fonctionnaires du Troisième Reich comme les Gauleiter Josef Grohé, Erich Koch et Jesef Terboven, qui recherchaient des soutiens politiques, et des chefs d’entreprise, qui espéraient des avantages économiques, comme, par exemple, Philipp Reemtsma ou Friedrich Flick, firent don au Reichsmarschall d’œuvres d’art pour son anniversaire ou à Noël. Environ 30 de ces cadeaux, que Göring reçut entre 1940 et 1945, provenaient du marché de l’art français. Elles avaient été, au préalable, acquises par les principaux fournisseurs de Göring Hofer, Bornheim et Angerer auprès de leurs partenaires commerciaux français Bacri, Leonardi et Loebl et, dans la foulée, replacées sur le marché de l’art allemand. Parmi ces cadeaux, on compte par exemple d’Isaak van Ostade, Aveugle et son chien ou de Nicolas de Troy (attribué aujourd’hui à Jean Raoux), Portrait dit de Mme Titon de Coigny ou de Mme Lebel de Fermé en Flore4.

Dépôts des œuvres d’art de Göring après la guerre

Les forces armées alliées arrêtèrent Göring à la fin de la guerre et le firent comparaître à l’automne 1945 devant le tribunal de Nuremberg pour crimes de guerre. Une année plus tard, il y fut condamné à mort. Le 15 octobre 1946, il se donna la mort, deux heures avant son exécution.

Dès le mois de mai 1945, les enquêteurs alliés en charge de la recherche des œuvres d’art spoliées saisirent et placèrent en Bavière la plupart des œuvres que Göring avait obtenues de la France et les ramenèrent, par la suite, de nouveau en France. En mai 1945, lors du pillage de la propriété de Göring par des soldats alliés et des résidents du voisinage, environ 55 œuvres d’origine française disparurent à Berchtesgaden1. Les Alliés purent dépister sur les marchés de l’art français, allemand et italien certaines œuvres spoliées que Göring avait choisies pour faire du troc et les restituer à leurs propriétaires originels. À ce jour, manquent encore 25 œuvres issues de ces pratiques de troc, disparues sans laisser de trace2. Les œuvres achetées en France ne furent restituées à leurs marchands que lorsque ceux-ci purent prouver qu’ils avaient dû s’en laisser déposséder sous la pression et la contrainte. Comme ces cas étaient rares, l’État français décida d’assumer la gestion des 85 objets d’art achetés directement ou indirectement en France par Göring et les classifia sous le statut juridique spécial « Musées Nationaux Récupération »3. Une partie de ces objets est aujourd’hui montrée dans les musées français. Ainsi se trouve-t-il au Louvre une salle dans laquelle sont exposées des tapisseries ayant autrefois appartenu à Göring et que ce dernier avait acquises en France4.