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20/04/2022 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Le Kunstschutz [service allemand des armées pour la protection du patrimoine], fut créé en mai 1940, à la veille de l’offensive allemande à  l'Ouest, sur le modèle de l'organisation qui l'avait précédée pendant la Première Guerre mondiale, sur proposition du Reichserziehungsministerium [ministère de l'éducation du Reich] et par ordre du Oberkommando des Heeres [haut commandement de l’armée; OKH]. Dans des pays déjà conquis comme la Pologne, le Danemark et la Norvège, des organisations nazies en partie concurrentes, telles que le SS-Ahnenerbe [plus précisément Ahnenerbe Forschungs- und Lehrgemeinschaft, Société pour la recherche et l'enseignement sur l'héritage ancestral] ou l'Amt Rosenberg [bureau Rosenberg] étaient entrées en action. Les activités du Kunstschutz s'inscrivaient d'un côté parfaitement dans la politique d'occupation nazie, mais de l’autre entraient en collision avec celle-ci lorsqu'il s'agissait de la confiscation, contraire au droit international, de biens culturels publics.

Structure, organisation et personnel du Kunstschutz

Le 11 mai 1940, le comte Franziskus Wolff Metternich, Provinzialkonservator der Rheinprovinz [conservateur général du patrimoine de Rhénanie] et professeur honoraire à l'université de Bonn, était nommé « Beauftragter für Kunstschutz beim OKH », chargé de mission pour la protection du patrimoine auprès de l'OKH, rattaché à l'état-major général de l'armée et placé sous les ordres du quartier-maître général, avec rang de Oberkriegsverwaltungsrat [conseiller militaire supérieur ; OKVR, à partir de novembre 1940, Kriegsverwaltungsabteilungschef, chef de division de l’administration de guerre ; KVACh]1. Lui était adjoint comme assistant et suppléant, Bernhard von Tieschowitz, Kriegsverwaltungsrat [conseiller de l’administration de guerre ; KVR], dans la vie civile historien de l'art et assistant à la conservation du patrimoine. De fin mai à fin juillet 1940, le siège administratif du Kunstschutz fut d’abord Bruxelles, puis ce fut Paris à partir du 1er août 1940. C'est là que fut créé le Kunstschutzreferat beim Militärbefehlshaber in Frankreich, le service du Kunstschutz auprès du commandement militaire en France, rattaché à l'état-major administratif, division de l'administration2. Son chef était Felix Kuetgens, OKVR, directeur du musée Suermondt-Ludwig à Aix-la-Chapelle. Carl Heinz Pfitzner (1908–1944), KVR, historien de l'art et Direktorialassistent [assistant de direction] de Wolff Metternich à la conservation du patrimoine, ainsi que le comte et lieutenant Wend von Kalnein (1914–2007), étudiant en histoire de l'art, étaient conseillers permanents3. De plus, un chargé de mission était attaché à chacune des subdivisions de l’administration militaire en France occupée4. Pour la circonscription du Grand-Paris, il s'agissait de Hermann Bunjes, KVR, historien de l'art et professeur assistant à l'université de Bonn.

Bien que rattachés administrativement à des instances différentes, du moins au début, les deux services travaillaient en étroite collaboration. Le chargé de mission du Kunstschutz de l'OKH Wolff Metternich donnait les directives, tandis que le département du Kunstschutz du MBF ainsi que les responsables dans les différentes circonscriptions militaires assuraient plutôt leur exécution5. Le Kunstschutz de l'OKH était en outre responsable de la mise en place et de la coordination des services du Kunstschutz dans les autres pays occupés placés sous administration militaire, sans toutefois disposer d'un pouvoir de commandement direct sur ces services6. Le bureau parisien qui, contrairement à l'opinion répandue, ne se trouva que peu de temps à l'hôtel Majestic7, siège du commandement militaire en France, resta jusqu'à la libération de la capitale fin août 1944 une sorte de centrale de communication pour le service du Kunstschutz de la Wehrmacht dans l’Europe occupée. 

Relations avec le commerce de l'art – les archives

En général, dans les rapports établis après-guerre par les anciens membres du Kunstschutz, on cherchera vainement des indices d’activités proactives en rapport avec le commerce de l'art. Même si les Alliés reconnaissaient l’existence de certaines mesures conservatoires prises ou soutenues par le Kunstschutz dans les territoires occupés, ils soupçonnèrent dès 1945 qu'il avait entretenu des relations étroites avec des représentants du commerce de l'art, surtout en France. Dans un rapport secret de mars 1945, on peut lire que le Kunstschutz était en 1941 en charge de « giving assistance to German museum directors and art dealers who were visiting the occupied territories for the sake of enriching their collections »1. Mais hormis quelques documents épars, les Alliés ne disposaient d'aucune preuve concrète ni d'aucun témoignage. La consultation des archives aujourd'hui accessibles permet de dessiner une image plus claire et plus nuancée, même si les sources sont très rares et incomplètes. Aussi bien collectivement qu'individuellement, les membres du Kunstschutz étaient impliqués dans des opérations du marché de l'art, et ce aux trois niveaux qu’étaient le haut commandement de l’armée [OKH], le commandement militaire en France [MBF] et les différentes circonscriptions de l’administration militaire. Les « Directives de l'OKH pour la mise en œuvre de la protection du patrimoine dans les territoires occupés à l’Ouest » du 3 septembre 1940 prévoyaient déjà un inventaire des « biens artistiques meubles de propriété publique et privée (y compris le commerce de l'art) »2. L’« Ordonnance concernant la protection des objets d’art sur le territoire de la France occupée », publiée le 15 juillet 1940 par le commandement en chef de l'armée et rédigée par Wolff Metternich, soumettait toute transaction  juridique à l'obtention d’une autorisation de l'administration militaire, exigeait que soient déclarées auprès des commandements militaires compétents toutes les œuvres d'art dont la valeur dépassait 100 000 francs et interdisait tout déplacement de biens artistiques mobiles3. Or, le respect de ces dispositions du côté français équivalait à un coup d’arrêt pour toutes les transactions d'objets d'art, ce qui par voie de conséquence empêchait les achats massifs qui ne tardèrent pas à se profiler du côté allemand. C'est pourquoi la valeur au-dessus de laquelle une déclaration était exigée fut portée en mars 1941 à un million de francs ; l'autorisation du MBF ne fut désormais nécessaire que pour les transactions d'objets d'une valeur supérieure4. Il semble que ce soit Carl Heinz Pfitzner qui ait préparé cette modification de l’ordonnance pour le Kunstschutz auprès du MBF. Le plan de classement des dossiers du service ainsi que le fait qu'un des dossiers, intitulé « Kunsthandel » [commerce d'art] qui y est mentionné ait été conservé – tout en ayant manifestement été très fortement expurgé – prouvent que lui et ses collègues avaient à voir avec le commerce d'art5. Ce dossier comporte entre autres des correspondances en allemand et en français, des listes d'œuvres acquises ainsi qu'une liste des membres du Syndicat des négociants en objets d'art, tableaux et curiosités. L'autre dossier avait été liquidé en novembre 1942, une partie de son contenu étant transférée dans le dossier consacré aux invitations6.

« Contrôle et régulation du commerce d'art allemand à Paris »

De fait, ce fut le Kunstschutz qui devint l'interlocuteur des maisons de ventes parisiennes et d’autres organisations professionnelles lorsque celles-ci demandèrent à l’occupant – sans doute de leur propre initiative – l’autorisation de reprendre leurs activités de commerce d'art et de ventes aux enchères1. Au sein de l'administration militaire, ce type de décision était du ressort d’Hermann Bunjes, chargé de la surveillance des galeries et musées parisiens ainsi que du commerce de l'art dans la capitale française, jusqu'alors la principale place d’échange d’œuvres et objets d'art en Europe. En effet, l'une des missions du Kunstschutz auprès du MBF était « le contrôle et la régulation du commerce d'art allemand à Paris et dans la région occupée »2. Cela signifiait d'une part que le Kunstschutz, en tant qu'organe du MBF, revendiquait d’être la seule instance veillant à la légalité des transactions effectuées par le « commerce d'art allemand » à Paris. Même si, dans la pratique, son autorité dans ce domaine était régulièrement bafouée3. D'autre part, sa médiation et ses initiatives en matière de transactions – depuis la réception des propositions de vendeurs français jusqu’à la transmission des informations aux potentiels acheteurs allemands – devaient principalement servir à enrichir les musées et les collections privées allemandes. Les collaborateurs du Kunstschutz auprès du MBF et auprès du commandant du Grand-Paris, étant données leur expertise en matière d’art et leur connaissance de la situation locale, étaient chargés de conseiller, d'encadrer et d'accompagner les directeurs ou collaborateurs de musées allemands ainsi que les collectionneurs et les marchands d'art dans des visites de galeries, chez des marchands d’art et d’objets anciens. Afin de tirer le maximum de profit des « propositions répétées d’objets d’art d’importance de la part de personnes privées ou de marchands d’art français », Otto Kümmel, directeur général des musées d’État de Berlin, avait l’intention de créer une commission des musées composée des directeurs des plus grands musées allemands et apte à recevoir les offres transmises par Hermann Bunjes4. De plus, l'agent de liaison du Devisenschutzkommando [commando pour la mise en sûreté des devises] auprès du MBF, Hellmuth Rademacher, conseiller ministériel, remettait à Bunjes les listes des objets des collections confisquées qu’il était possible d’acquérir par l'intermédiaire d'un administrateur fiduciaire5.

On trouve également un autre indice d’une action concertée, également sans détails il est vrai, dans le Journal de Carl Heinz Pfitzner où se trouve notée pour le 31 octobre 1940 une réunion avec des « gens du commerce de l'art » à l'Institut allemand, chez Karl Epting6. Le chef de l'antenne chargée de la politique culturelle et de la propagande de l’Auswärtiges Amt [ministère allemand des Affaires étrangères], avait déjà adressé auparavant à la Kunsthalle de Hambourg, via la direction générale des musées d’État de Berlin, une liste de tableaux français proposés sur le marché de l'art parisien7. On sait également que l'Institut allemand collaborait avec le marchand d'art Hildebrand Gurlitt8. Une opération coordonnée par Epting à laquelle aurait également participé le Kunstschutz semble donc plausible, car à la suite de la rencontre mentionnée, Pfitzner conduisit le collectionneur amateur Baldur von Schirach, Gauleiter et Reichsstatthalter [gouverneur du Reich] de Vienne, chez les marchands d'art André Schoeller et Raphaël Gérard, où il fit l’acquisition des œuvres suivantes : « deux bronzes de Rodin, un Courbet, une forêt, un Courbet, une nature morte, un Monet. Un bon »9. Gérard remercia Pfitzner de ses bons offices d’intermédiaire en lui offrant une œuvre d'Edmond Céria10. Pfitzner put également se prévaloir d’un succès après s’être entremis pour un acquéreur auprès d’André Schoeller11. Lors de rencontres semi-privées avec des conservateurs de musées allemands comme Walter Mannowsky, le comte Ernstotto zu Solms-Laubach, Ernst Holzinger, Heinz Köhn et Hans Wilhelm Hupp, qui séjournaient à Paris afin d’y acquérir des œuvres pour leurs institutions respectives, Pfitzner prodiguait probablement des conseils et des renseignements concernant des propriétaires qui désiraient vendre. Les propositions de personnes privées ou de marchands d'art français ne se limitaient pas à Paris, les agents du Kunstschutz travaillant dans les circonscriptions de l’administration militaire en France occupée, comme Joseph Busley à Angers, recevaient eux aussi cette sorte d’offres12. La circulation des informations était favorisée par les contacts intenses qu’entretenaient les agents du Kunstschutz avec un vaste réseau de personnalités issues des milieux mondains de la collaboration13. Des relations étroites les liaient également aux artistes allemands installés à Paris, dont Edzard Dietz (1893–1963), qui vendit ses propres œuvres à Felix Kuetgens14 et servait d'intermédiaire avec le marché de l'art pour les directeurs de musées allemands15.

Cependant, les responsables du Kunstschutz n'étaient sans doute que rarement présents en personne lors des ventes aux enchères publiques16. À la suite d’une demande dans ce sens d'un certain Stenge (ou Stengel), un membre non identifié de l'administration militaire, Bunjes répondit qu'il était « impossible d’envoyer à chaque fois un représentant pour surveiller les éventuelles ventes aux enchères d'objets d'art appartenant à des Juifs »17. Les ventes seraient autorisées dans les conditions prévues par l’ordonnance du 15 juillet 1940, c'est-à-dire que tout changement de propriétaire d'un objet d'une valeur supérieure à 100 000 francs devait être déclaré à Bunjes, chargé de mission du Kunstschutz pour Paris, « en indiquant le prix obtenu et le nouveau propriétaire »18. Selon Emmanuelle Polack, les commissaires-priseurs français déclarèrent, conformément au règlement, les œuvres dont la valeur d'adjudication était supérieure à ce montant19. Il est également possible qu’ils aient envoyé, comme convenu, les catalogues de vente à Bunjes en tant que chargé de mission du Kunstschutz pour la circonscription militaire du Grand Paris20. Une partie de ces ouvrages pourrait se trouver aujourd'hui à Mayence, dans l’ancien fonds de livres du centre de recherche en histoire de l'art dirigé par Bunjes de 1942 à 194421.

Bons offices lors des acquisitions allemandes

Il n’a jusqu’ici pas été possible de prouver concrètement que le Kunstschutz jouait les bons offices en matière d’autorisations de transferts de devises (« virements de devises dans le cadre de la procédure de compensation »), comme l’indique le rapport de synthèse du MBF. Les dossiers d’archives ne comportent que des indices de son implication dans la procédure d'autorisation. En effet, pour obtenir les devises nécessaires à un règlement, un acquéreur allemand devait préalablement obtenir l'autorisation d’effectuer une transaction auprès de la Zentralauftragsstelle [service central des commandes ; ZAST] pour le domaine relevant du commandement militaire en France, s'il n'avait pas déjà obtenu celle du groupe dit « Commerce extérieur » [Wi/V] « après consultation du groupe Culture et administrations artistiques1 », c'est-à-dire du Kunstschutz. La ZAST donnait à son tour son autorisation « en accord avec le groupe Culture et Administrations artistiques du MBF »2.

De la même manière, il ne reste que peu de documents attestant de la délivrance d’autorisations d'entrée sur le territoire et autres attestations facilitant les affaires des marchands d’art en France occupée3. Avec néanmoins des exceptions, notamment un certificat (ou une copie de celui-ci) tombé entre les mains des Alliés dès mars 1945 et délivré par le service du Kunstschutz le 24 février 1943 au marchand d'art et agent officiel de l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) Gustav Rochlitz4. On y apprend que Rochlitz avait été chargé d'acquérir des œuvres d'art importantes pour les musées allemands et pour des dignitaires officiels ; tous les services étaient priés de le seconder dans sa mission5. Les marchands d'art juifs bénéficiaient d'un soutien tout aussi ambivalent, mais autrement existentiel, lorsqu'ils faisaient des affaires avec ou pour Hans Posse, comme ce fut le cas pour Hugo Engel ou Ali Loebl, dont les demandes d'exemption du port de l'étoile jaune passèrent par le service du Kunstschutz, même si ce n’est probablement pas là qu’elles furent décidées6.

Selon le rapport de synthèse, la délivrance d'autorisations d'exportation d'œuvres d'art vers le Reich relevait également des attributions des agents du Kunstschutz auprès du MBF. Les archives du Landschaftsverband Rheinland [i.e. une forme de communauté de communes, ici pour la Rhénanie] conservent par exemple de nombreuses attestations signées entre autres par Felix Kuetgens pour des acquisitions effectuées par des musées rhénans7. Ces documents, pour la plupart identiques, insistent sur le fait que les objets ont été « acquis en bonne et due forme » [ordnungsgemäss ; sic] et qu'étant destinés à des musées, ils étaient des biens d’utilité publique et conséquemment « exemptés de taxes douanières et de taxes sur le chiffre d'affaires »8. Dans le dossier « Kunsthandel », mentionné supra, et dans le dossier « Comptes » aux Archives nationales, des autorisations ont été adjointes à la facture ou à une copie de celle-ci9. Selon Erhard Göpel, conseiller auprès du Reichskommissar [commissaire du Reich] pour les territoires occupés des Pays-Bas, qui avait été chargé en 1943 de rédiger un rapport sur le marché de l'art français, il s'agissait surtout de contrôler les acquisitions des marchands et des particuliers allemands dans le secteur relevant du MBF10, afin de pouvoir prouver le caractère légal des opérations en cas d'éventuelles réclamations ultérieures.

Querelles franco-allemandes autour des licences d'exportation

L'analyse des sources livre une image partiellement contradictoire en ce qui concerne l'implication du Kunstschutz dans la délivrance des licences d'exportation. Alors que les autorisations d'exportation établies par le service n’étaient pas d’une importance capitale et doivent plutôt être considérées comme des « avis favorables », le rôle du Kunstschutz était surtout important au niveau des négociations avec les services français, négociations qui se caractérisaient par un mélange de concurrence et de coopération. En l’occurrence, ce qui frappe, c’est le manque de clarté dans la répartition des attributions entre les autorités françaises et allemandes ainsi que le décalage entre les règlements définis des deux côtés et la réalité des pratiques.

Depuis que le gouvernement français avait imposé, par la loi du 23 juin 1941, son propre droit de contrôle sur les exportations d'œuvres d'art, du moins d'un point de vue formel, ce n'étaient pas les acquéreurs allemands, mais les vendeurs français qui devaient déposer des demandes en plusieurs exemplaires auprès de différentes administrations, en premier lieu françaises1. À la fin de la procédure d'autorisation, après inspection de la marchandise, la décision était prise par les experts de la Direction des musées nationaux, notamment par Michel Martin, conservateur au Louvre2. Mais le 8 juillet 1941, le MBF promulgua une ordonnance qui excluait de cette législation de Vichy les exportations vers le Reich et les territoires annexés par celui-ci3. Selon Kuetgens, quand le service du Kunstschutz, probablement en collaboration avec le service économique et financier du MBF, avait mené des négociations avec l'administration française, cette dernière aurait reconnu la dérogation allemande. À la suite d’une plainte du Kunstschutz pour non-respect prétendu de ce règlement spécial, le secrétaire d'État à l'Éducation nationale et à la jeunesse Jérôme Carcopino confirmait au Syndicat professionnel des marchands d'art que « jusqu'à la conclusion du traité de paix, cette loi en zone occupée ne sera pas opposée à l'exportation d'objets d'art à destination d'amateurs résidant dans le Reich allemand »4. Contrairement à ce qu’affirme Kuetgens, à savoir que les acheteurs allemands étaient donc dispensés de la procédure française de demande de licence d'exportation, dans la pratique un certain nombre de marchands s'y soumirent malgré tout, apparemment jusqu'à la fin de l'Occupation5. Les services français profitèrent de leur marge de manœuvre, bien que réduite, pour faire durer encore davantage une procédure déjà passablement bureaucratique et compliquée. Ce qui fut interprété du côté allemand comme un retard ou un sabotage délibéré, et conduisit le Kunstschutz, lors d'une rencontre avec les services français, à imposer un délai de trois semaines maximum pour traiter les procédures6. Si, dans cet intervalle, les services français émettaient des réserves parce qu'il s’agissait d’après eux d'une œuvre d'art de valeur nationale, « la question de son exportation ou de sa non-exportation pouvait être négociée avec les services allemands »7. Si ces négociations n’aboutissaient pas, l'autorisation devait en principe être accordée automatiquement. Néanmoins, de nombreuses demandes d'exportation furent refusées8. Malgré tout, un acquéreur allemand pouvait facilement passer outre ce refus, par exemple en exportant clandestinement la marchandise en Allemagne ou en l’entreposant à Paris chez un intermédiaire jusqu'à la fin de la guerre. En revanche, une fois l'autorisation accordée et les devises obtenues, le Kunstschutz apportait son soutien dans l’organisation de l’expédition des marchandises vers le Reich9. Mais, contrairement à ce qui fut souvent prétendu après la guerre, le contrôle des transactions par le Kunstschutz n’avait pas pour objectif d’empêcher l'exportation d'œuvres d'art importantes pour la nation française. Il s'agissait d’encourager et de légaliser les acquisitions allemandes tout en ménageant des relations franco-allemandes présumées amicales et considérées comme la garantie d'une politique d'occupation réussie et sans frictions. Quant à la Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 qui déclarait nulle et non avenue toute acquisition dans un pays occupé par l'Allemagne, et qui fut signée par 18 États, dont la France (ou, plus précisément, les représentants de la France libre avec Charles de Gaulle), on ignore à ce jour si le Kunstschutz en avait été informé10.

Plusieurs agents du Kunstschutz procédèrent à des acquisitions sur le marché de l'art français pour leurs institutions d'origine ou à des fins privées. Ce sont celles de Felix Kuetgens pour les musées d'Aix-la-Chapelle ainsi que pour sa propre collection qui ont été les plus étudiées11. Hans Möbius acheta lui aussi des pièces à Paris en tant que conservateur des antiquités des Collections d’État de Cassel ainsi que pour ce qui était alors le musée de l’Université de Würzburg, aujourd'hui Martin von Wagner Museum12. De même, on a des preuves d’acquisitions d'œuvres d'art, d'objets de décoration et de livres par le comte Franz Wolff Metternich pour son usage privé13.

Après la guerre

Dans l'Allemagne de l’après-guerre, les acquisitions qu’avaient réalisées les Allemands dans les territoires occupés passaient généralement pour tout à fait régulières et légales. C’est pourquoi la restitution des pièces à la France ou à d'autres pays d'origine, telle que la fondaient la Déclaration de Londres de 1943 ainsi que les réglementations des gouvernements militaires respectifs dans les zones d'occupation en Allemagne, était ressentie comme contraire au droit et injuste. D'anciens membres du Kunstschutz mirent à profit les relations qu'ils avaient nouées pendant la guerre avec leurs homologues français pour écarter la menace de restitutions ou faire annuler certaines procédures. Hans Möbius défendait encore en 1954 auprès de Bernhard von Tieschowitz, entre-temps attaché culturel de la représentation diplomatique allemande à Paris1, le point de vue selon lequel le prix payé par les dignitaires nazis à Paris pour acquérir des objets d'art avait été bien assez élevé pour qu’il constitue une compensation suffisante pour les objets d'art spoliés, de sorte que les restitutions d'objets acquis « légalement » ne pouvaient pas être considérées comme une contrepartie et n’étaient donc en aucun cas justifiées2. Plusieurs anciens agents du Kunstschutz en France occupée poursuivirent après la fin de la guerre des activités en rapport avec le commerce de l'art et les restitutions de biens culturels. Ce fut le cas de Wolff Metternich en tant que membre de la commission allemande en charge des questions de restitution3, de Bernhard von Tieschowitz en tant que directeur, un temps, du bureau de Bonn de l’Administration fiduciaire pour les biens culturels [Treuhandverwaltung für Kulturgut, institution ouest-allemande chargée de la conservation des œuvres susceptibles d’être restituées et de la préparation des restitutions] et en tant que conseiller culturel à Paris, ainsi que celui de Josef Busley en tant que haut-fonctionnaire dans l’administration supérieure de la province de Rhénanie du Nord4. Mais les acteurs du marché de l'art parisien ne souhaitant pas que la lumière soit faite sur des activités qu'ils avaient pu instiguer, soutenir ou du moins approuver ou tolérer pendant les « années noires » de l’Occupation, ces dernières restèrent longtemps non élucidées.