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Dès les années 1930, le marchand d’art français Étienne Bignou (1891-1950) était un personnage de grande envergure. Il possédait une galerie à son nom à Paris (1919-1950) et une autre à New York (1934-1949). Il possédait une galerie à son nom à Paris (1919-1950) et une autre à New York (1934-1949). Il était également co-propriétaire des Galeries Georges Petit1 entre 1929 et 1932, avec Josse et Gaston Bernheim de la galerie Bernheim-Jeune, jusqu’à ce que la crise en entraîne la fermeture en 1933. Bignou avait développé un important réseau international sur le marché de l’art et travaillait en particulier avec Reid & Lefevre à Londres, M. Knoedler & Co. à New York, et Ambroise Vollard à Paris. Il bénéficiait de surcroît de liens étroits avec des collectionneurs importants à l’étranger tels que Albert C. Barnes et Chester Dale. Mais sa réputation internationale d’avant-guerre fut inversement proportionnelle à l’obscurité relative dans laquelle il sombra par la suite2.

La succession Vollard

Cette oblitération de la mémoire résulte sans doute en partie du fait qu’il jouit d’une brève et malencontreuse association avec le marchand Martin Fabiani, dont la réputation laisse à désirer1. Après la mort d’Ambroise Vollard en juillet 1939, les œuvres d’art de la succession de ce marchand furent divisées entre ses frère et sœurs (dont l’exécuteur testamentaire, Lucien Vollard) et son amie de longue date, Mme de Galéa. Bignou était l’expert désigné pour Mme de Galéa ; Fabiani, celui de Lucien Vollard – c’était là toute l’étendue de leurs rapports jusqu’à la division de la succession. Lucien confia ensuite la liquidation de sa part (et celle de ses sœurs) à Fabiani, et ils mirent au point un accord de partage des bénéfices avec la Bignou Gallery de New York et Reid & Lefevre à Londres2. Cet arrangement parfaitement légitime découlait du rapport de longue date entre Vollard et Bignou3 et résultait du désir compréhensible de mettre les tableaux à l’abri alors que la guerre menaçait en Europe.

Ayant quitté Paris à la fin du mois de mai 1940 et atteint Lisbonne avant l’armistice du 22 juin, Fabiani réussit à expédier les tableaux – 702 œuvres de Renoir, Cézanne, Gauguin, Bonnard, etc. – à la Bignou Gallery à bord de l’Excalibur en septembre. Toutefois, la cargaison fut interceptée en tant que propriété ennemie par l’Amirauté britannique aux Bermudes, la France étant dès lors sous occupation militaire allemande4. Les œuvres furent saisies et entreposées au musée des Beaux-Arts du Canada durant toute la guerre5. Nancy Karrels a brillamment élucidé cette saga après un examen attentif des sources primaires (y compris les archives du musée, la correspondance, les archives militaires et judiciaires du Royaume-Uni, des Bermudes et du Canada), dans un article qui :

réfute l’idée selon laquelle l’affaire des Bermudes appartient au champ des spoliations de la Seconde Guerre mondiale et argue qu’il n’y a aucun rapport entre cette collection et le  pillage ou la conversion de devises comme on le soupçonnait à l’origine. Fabiani fut indubitablement un scélérat qui participa activement et volontairement à la spoliation d’art par les nazis en France ; mais ses activités sans scrupules en temps de guerre se distinguent de la saisie en 1940 de sa collection aux Bermudes. La chronologie des faits en fait foi : Fabiani n’aurait pas pu envoyer la collection aux Bermudes sur ordre des nazis. De plus, la Grande-Bretagne n’a jamais tenté d’acquérir légalement la collection comme elle le faisait souvent avec les biens ennemis, et la propriété légale de Fabiani a continué sans interruption jusqu’à sa distribution en 19496.

Toutefois les actes répréhensibles de Fabiani en temps de guerre ont donné lieu à un mandat d’arrêt en septembre 1945 pour collaboration (alors qu’il prenait la fuite vers Londres), et la réputation de Bignou fut injustement entachée par son association avec lui7.

Au sujet des événements de l’automne 1940, il est important de préciser que, lorsque la saisie aux Bermudes fut annoncée, Duncan MacDonald – alors manager de la Bignou Gallery à New York et un associé proche de Bignou depuis les années 1920 – envoya plusieurs lettres et télégrammes qui constituent des témoignages directs intéressants. Le 16 octobre 1940, MacDonald s’empressa d’écrire à A.J. McNeill Reid, propriétaire de la société Alex. Reid & Lefevre Ltd. à Londres, l’implorant « d’agir au plus vite », de s’adresser « aux plus hautes autorités […] de soumettre le cas à Winston Churchill lui-même »8

Aussi répréhensibles que les activités de Fabiani aient été ensuite, MacDonald était offusqué au sujet des « articles de presse [où] on avançait stupidement que Fabiani aurait été manipulé par des agents nazis ». Il déclara que Fabiani et Bignou « achetèrent une partie de la collection d’Ambroise Vollard en janvier-février 1940 », que « Fabiani avait quitté Paris avant que les Allemands n’arrivent et se trouvait à Lisbonne avec ses tableaux depuis », et qu’il avait essayé « d’obtenir un visa du Consul américain pour venir à New York » mais que, le processus étant lent et frustrant, il « conclut qu’il serait plus prudent d’envoyer les tableaux d’avance »9.  MacDonald argua que si les tableaux pouvaient être vendus par l’entremise de la Bignou Gallery à New York, « le gouvernement britannique obtiendrait notre part via le [Dollar Fund]  […] Je suis sans doute le seul Britannique dans le marché de l’art aux États-Unis qui contribue directement au British Fund pour ce qui est de la conversion des dollars en pounds »10.

Le 1er novembre, MacDonald, s’indignant à la suggestion de Reid qu’il serait bon de se distancer du nom Bignou, qui était bafoué dans la presse, répondit :

« Nous savons parfaitement bien que Bignou est toujours un Français libre [Free French], même s’il est emprisonné en France. J’espère que vous n’avez pas davantage de doutes sur la question que moi-même ? En ce qui me concerne il m’importe peu qu’il soit [coincé en France], et je suis convaincu que c’est parce qu’il n’a pas été assez ignoble pour abandonner sa femme et ses deux fils qu’il est toujours « quelque part en France ».  Bignou a toujours été aussi antinazi et antifasciste que vous et moi, et il a certainement toujours eu des opinions beaucoup plus tranchées que vous sur ce sujet. Je suis certain qu’il n’a pas changé et personnellement je ne vois aucune différence technique entre E. Bignou prisonnier en France et Paul Rosenberg échappé à Lisbonne et finalement à New York. Les autorités à Londres voient-elles une différence et considèrent-elles ma position dans cette galerie comme preuve d’une « association avec l’ennemi » surtout que ce n’est pas la faute de Bignou ? […] Devons-nous perdre toute décence humaine aussi ? Comment pouvez-vous penser que je puisse laisser tomber la Bignou Gallery, étant donné que, avec votre accord et celui de Bignou, j’ai été chargé de m’en occuper durant son absence ? […] Nous avons attendu patiemment avec l’espoir que Bignou nous envoie pleine procuration pour transformer cette galerie en compagnie américaine, comme, vous vous en souviendrez, il avait l’intention de le faire lorsqu’il comptait venir ici en juin dans ce but. Je suis sûr qu’il sait que nous avons des difficultés, mais les Allemands ne laissent aucune nouvelle entrer ou sortir de France11. »

MacDonald souligna de surcroît que l’envoi des tableaux de Vollard aux États-Unis eut lieu avant l’invasion allemande, ce qui démentait les accusations de collusion avec l’ennemi :

« J’ai des lettres de Bignou du début de l’année jusqu’au 30 mai m’informant qu’il avait acheté une grande partie de la collection Vollard avec Martin Fabiani et qu’ils essayaient de les sortir du pays petit à petit pour les sauvegarder, ayant obtenu l’accord complet du gouvernement, comme toute propriété devait l’obtenir pour sortir de France depuis le début de la guerre. Entre mars et mai j’ai reçu fréquemment des petits groupes de tableaux de la collection Vollard12. »

Bignou doit donc être mis hors de cause une fois pour toutes en ce qui concerne les œuvres de Vollard, et les affirmations de MacDonald concernant son antipathie profonde envers les nazis et selon lesquelles Bignou était un Français libre doivent être prises en compte.

Expertise et ventes

Le nom de Bignou est invoqué également dans le cadre de la liquidation des œuvres de la galerie Bernheim-Jeune spoliées par les nazis1, et qui furent offertes à la galerie Tanner à Zurich pour un million de francs2. Parmi ceux dont le nom est cité dans ce cadre figurent le peintre suisse Carl Montag, qui résidait à Paris3 – qui était l’agent de Tanner à Paris depuis 1913 et avait traité avec Bignou concernant la rétrospective Picasso de 1932 aux galeries Georges Petit, lorsqu’elle fut montrée à Zurich –, et Adolf Wüster qui, en tant que conseiller artistique de la légation allemande à Paris, était le principal intermédiaire nazi dans le marché de l’art parisien4. La nature exacte du rôle de Bignou est un point d’interrogation, outre le fait qu’il avait un lien évident avec la galerie Bernheim-Jeune et aurait pu être contacté à ce titre. Il serait profondément troublant qu’il ait contribué à cette liquidation, mais si les Allemands et/ou Montag l’ont contacté, cela ne signifie pas en soi qu’il ait collaboré volontairement5

Par ailleurs, Bignou a indéniablement vendu des peintures à des musées allemands pendant l’Occupation, comme le montrent les archives de la compagnie de transport Schenker (qui expédiait les œuvres d’art en Allemagne)6 et comme l’établissent les rapports d’interrogatoires de l’unité d'enquête sur le pillage de l'art (Art Looting Investigation Unit, ALIU) produits par l’Office of Strategic Services (ancêtre de la CIA) des États-Unis7. Bignou déclara en effet volontairement de telles ventes aux autorités françaises en février 1945, à savoir des bénéfices bruts de 95 642 F en 1941 et 27 125 F en 19428

En février 1941, Bignou a vendu un Corot, Le Vieux Port à Rouen (450 000 F) au musée Folkwang à Essen dont le directeur était Heinz Köhn9, ainsi qu’un Gauguin, Vase de fleurs (300 000 F)10 et un Renoir, Guernesey (220 000 F)11, au musée Kaiser-Wilhelm de Krefeld sous la direction de Friedrich Muthmann. En juin 1941, il a vendu un dessin de Renoir, Grande Baigneuse (150 000 F)12, au Städtisches Museum für Kunst und Kunstgewerbe de Wuppertal ayant pour directeur Victor Dirksen13. En novembre 1941, Bignou a également vendu un tableau de Renoir, Les Grandes Baigneuses (4 000 000 F)14, et une toile d’Ingres, Le Duc d’Albe à Sainte-Gudule à Bruxelles (1 800 000 F)15, au musée Wallraf-Richartz de Cologne dirigé par Otto H. Förster16. En avril 1942, il a vendu un Boudin, Plage de Trouville (400 000 F)17, au musée Kaiser-Wilhelm de Krefeld18. Les ventes combinées de ces six tableaux et d’un dessin s’élevaient à 7 420 000 F, les bénéfices de Bignou se chiffrant à 122 767 F selon lui19.   

Un épais dossier renseigne l’enquête approfondie du Comité de confiscation des profits illicites qui eut lieu après-guerre, base selon laquelle Bignou fut condamné en 1947 à payer une lourde amende sur lesdits profits. Toutefois la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, qui mena sa propre enquête, disculpa Bignou de toute suspicion de collaboration le 24 mars 1947, ce qui en fin de compte a considérablement réduit l’amende en question20

L’aspect sans doute le plus incriminant du dossier « Confiscation des profits illicites » est une chemise contenant des documents allemands qui montrent que Bignou s’est prévalu d’un laissez-passer convoité lui permettant d’utiliser librement son automobile (une Packard avec chauffeur) dans toute la France occupée. Le laissez-passer original, signé en 1941 par Felix Kuetgens du Kunstschutz à Paris21, a été renouvelé en 1944 par Hermann Bunjes. Ce dernier, directeur de la Deutsche Kunsthistorische Forschungsstätte à Paris, fut « Referent für Kunstschutz und Kultur » à Paris sous le commandement militaire allemand durant l’Occupation ; il était le premier agent personnel de Göring en matière d’art en France, et étroitement lié à l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg22. Ce sauf-conduit précisait que Bignou achetait des peintures de grande valeur pour les musées allemands. Il stipulait également que le contact de Bignou était le marchand munichois Eugen Bruschwiller – un ami proche d’Adolf Hitler et de Heinrich Hoffmann qui, grâce à l’influence personnelle de Martin Bormann, devint un acheteur important pour le musée de Linz (envisagé par Hitler)23

Le fait que Bignou ait obtenu un tel laissez-passer peut être interprété comme une preuve de collaboration, il peut être aussi attribué au fait qu’il fut l’objet d’intimidation de la part d’Allemands de haut rang dans le Paris occupé, qui l’auraient pressé d’obtenir des tableaux pour eux. Il est intéressant en effet que selon ces mêmes archives, le héros de la Résistance Henri Storoge a témoigné en faveur de Bignou : grâce à ce laissez-passer, ce dernier assurait selon lui des services de transport et de liaison en tant que membre de la 6e section de Ceux de la Résistance (CDLR). Alors qu’obtempérer aux exigences des Allemands n’avait rien de facultatif après la capitulation de la France, participer activement à la Résistance était une activité dangereuse et volontaire.

L’enquête d’après-guerre s’est principalement concentrée sur les revenus de Bignou en temps de guerre, et ce qui semble avoir été troublant et suspect était essentiellement la richesse considérable de Bignou – bien qu’elle dérivât manifestement de ses activités antérieures en Grande-Bretagne et aux États-Unis – qui dépassait de loin ses ventes en France durant la guerre24. Bien qu’en 1940-1945 Bignou n’ait pas eu accès à ses comptes à la Westminster Bank et à la National Bank of Scotland à Londres ni à la Chemical Bank & Trust à New York, il y eut de nouveau accès après-guerre, ce qui expliquait sa fortune. Le commerce international était son modus operandi depuis deux décennies lorsque la guerre a éclaté. Le commerce avec l’ennemi était bien sûr une tout autre affaire et il l’a reconnu25.  

Le 14 juillet 1949, Bignou écrivit une lettre de 14 pages rejetant les accusations portées contre lui, expliquant, entre autres, que nonobstant les ventes aux musées allemands qu’il avait déclarées, qui avaient été forcées et réduites au strict minimum, il avait travaillé pour la Résistance pendant toute la durée de l’Occupation, au péril de sa vie, et avait reçu plusieurs médailles pour services rendus26

Peut-être a-t-il subi la pression des Allemands, peut-être le fait qu’il perdit ses sources de revenus lorsque tous contacts avec la Grande-Bretagne et les États-Unis cessèrent l’amena à faire du commerce avec l’ennemi27. L’Occupation a produit d’innombrables exemples d’allégeance ambiguë ou fluide en France : la collaboration avec les Allemands allait parfois de pair avec l’aide à la Résistance comme moyen de protéger ses arrières, de concilier patriotisme et intérêt personnel, de garantir sa capacité d’agir, ou simplement d’assurer sa survie28.  

Le fait est que l’allégation selon laquelle Bignou était un profiteur éhonté a cédé du terrain entre 1947 et 1949. Premièrement, la Banque nationale pour le commerce et l’industrie (BNCI) a certifié qu’en 1939 Bignou avait participé à l’effort de guerre de la France en achetant (anonymement) des bons d’armement d’une valeur de 1 200 000 F ; deuxièmement, il fut prouvé que Bignou avait participé à la Résistance ; troisièmement, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration jugea que Bignou n’était pas coupable de collaboration ; et enfin, une étude approfondie de ses finances ne révéla pas de relation profitable avec l’ennemi au-delà des ventes susmentionnées, déclarées par Bignou. Le Comité cessa de voir son cas d’un mauvais œil dès lors qu’il fut clair que la galerie que Bignou possédait à New York (fondée en 1934) était devenue une société américaine (Bignou Gallery Inc.) le 14 mai 1941, dirigée par Georges F. Keller, de nationalité suisse, et Duncan M. MacDonald, un citoyen britannique, avec l’avocat Max Shoop comme président, et que tous les bénéfices de ventes étaient divisés en trois entre Bignou, Keller et MacDonald29. Ces montants, enregistrés par Bignou comme « revenus encaissés à l’étranger », n’avaient rien à voir avec l’Allemagne30.

Les montants initiaux des amendes qui lui furent imposées en décembre 1947, à savoir le remboursement des profits sur ses ventes en Allemagne, estimés à 3 606 028 F, plus une amende de 7 000 000 F, furent finalement réduits à 1 312 000 F et 2 533 759 F, respectivement, en juin 1949. La sanction totale – 3 845 759 F en 1949 (au lieu de 10 606 028 F) – équivaut à peu près à 120 000 $ aujourd’hui.

Peu de temps après, Bignou décéda prématurément le 12 décembre 1950. Il avait 59 ans.