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Zélatrice de l’art moderne au début du XXe siècle, la galerie Bernheim-Jeune fit l’objet de pillages dès le début de l’Occupation et fut soumise à un processus d’ « aryanisation » qui aboutit à la vente aux enchères de ses biens lors de trois vacations à l’hôtel Drouot en 1941 et 1942. Les confiscations concernèrent tant les collections du stock commercial que les collections personnelles de la famille Bernheim, qui s’efforça après-guerre de retrouver les tableaux ayant resurgi sur le marché de l’art.  

Historique de la galerie

Les Bernheim sont une famille de marchands de tableaux, originaire de Besançon, dont on retrouve la trace dès la fin du XVIIIe siècle à la tête d’un commerce d’articles de peinture (châssis et couleurs pour les artistes). Sur les conseils de Gustave Courbet, Alexandre Bernheim (1839-1915) vint s’installer à Paris en 1863 au 8 rue Laffitte dans le IXe arrondissement où il présenta les impressionnistes à partir de 1874. La galerie prit le nom de Bernheim-Jeune, afin de se distinguer de la branche aînée des Bernheim. Elle s’implanta en 1906 au 25 boulevard de la Madeleine dans le VIIIe arrondissement et 15 rue Richepance dans le Ier arrondissement à Paris1. Elle prit alors son essor sous la direction des deux fils d’Alexandre : Josse Bernheim-Jeune (1870-1941) et Gaston Bernheim-Jeune (1870-1953).

Sous la houlette de Félix Fénéon (1861-1944), qui fut le principal collaborateur de Josse et Gaston Bernheim-Jeune entre 1906 et 1925, elle se tourna vers la promotion des impressionnistes et postimpressionnistes, en organisant différentes expositions, consacrées par exemple à Vincent van Gogh en 1901, Pierre Bonnard et Édouard Vuillard en 1906, Georges Seurat et Kees van Dongen en 1908, Henri Matisse en 1910, Pierre-Auguste Renoir en 1910 et 1913. Ouverte aux avant-gardes, elle présenta la première exposition futuriste à Paris en 1912. Elle s’attacha des artistes en concluant des contrats d’exclusivité, à l’instar de celui qui lui assura la première vue sur les œuvres de Matisse en 19092. Dès 1906, les éditions Bernheim-Jeune publièrent un ouvrage sur Eugène Carrière et en 1914 le premier livre sur Paul Cézanne. Entre 1919 et 1926, elle édita une revue bimestrielle, Le bulletin de la vie artistique, sous l’égide de Fénéon et de Guillaume Janneau3.

À partir de 1925, la galerie Bernheim-Jeune s’installa 27 avenue Matignon et 83 rue du Faubourg St-Honoré dans le VIIIe arrondissement à Paris. Elle devint l’un des centres d’attractivité du marché de l’art parisien en proposant des expositions majeures telles en 1926, Raoul Dufy, Paul Cézanne, les dessins de Seurat ; en 1927 Maurice Utrillo, Bonnard ; en 1928, Maurice de Vlaminck, Jacques Villon, Bonnard ; en 1929, Marcel Gromaire, Berthe Morisot, Eugène Boudin, Matisse, van Gogh, Vlaminck ; en 1933, Albert Marquet et Vlaminck ; en 1934, « Cent ans de portraits français (1800-1900) » ; en 1935, Johan Barthold Jongkind et les « Futuristes Italiens » ; en 1936, « Mon docteur le vin » (vingt aquarelles de Dufy), Cent ans de théâtre, Music-hall et cirque ; en 1937, rétrospective de Henri Edmond Cross, Théodore Géricault, Marquet ; en 1938, Vuillard, quarante aquarelles de Cézanne, Renoir portraitiste, Utrillo ; en 1939, hommage à Cézanne.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs membres de la famille Bernheim partirent se réfugier en zone libre, tandis qu’une partie des collections fut transportée en province, notamment au château de Rastignac, propriété de Josse Bernheim, en Dordogne. D’autres tableaux furent entreposés dans des coffres de la Banque de France à Dax et à Niort. À Paris, la galerie Bernheim-Jeune était dans le viseur d’Otto Abetz qui dirigeait les premières confiscations en juillet 1940. 16 œuvres majeures furent enlevées au 83 faubourg Saint-Honoré et transportées par l’entreprise Schenker jusqu’à l’ambassade d’Allemagne4.

L’aryanisation de la galerie par Édouard Gras

Le 21 décembre 1940, l’administration de la galerie Bernheim-Jeune fut confiée à Édouard Gras, chargé de sa liquidation jusqu’en novembre 19411. Le 31 décembre 1940, le stock commercial fut estimé à 1 166 845 F alors qu’il valait plusieurs millions de francs. En février 1941, Gras fit appel à Charles Montag pour expertiser le stock des tableaux de la galerie Bernheim-Jeune et l’aider à saisir ceux se trouvant dans les coffres-forts de la Banque de France à Dax et à Niort2. L’expert suisse l’accompagna dans ces deux villes, participa à la saisie les 12 et 17 février et assista l’administrateur provisoire lors des ventes de la collection qui s’en suivirent3.

Au cours de la même année, Gras vendit en effet six tableaux de la collection particulière de Josse Bernheim provenant de la saisie des coffres par l’intermédiaire de Montag, selon ses enfants : trois Cézanne, un Renoir et deux Corot4. Deux Corot furent acquis par la famille Veraguth en Suisse : « La femme grecque » ou « l’Odalisque » et « Venise, la gondole sur le grand canal en face de San Giorgio Magiore » [sic] sans que l’on sache de façon certaine si ce fut par l’intermédiaire de la galerie suisse Tanner ou par celle du gendre de Klara Veraguth, Egbert Janninck, résidant à Paris5. Gras fut également soupçonné en juin 1941 par l’Institut des études juives en France d’avoir vendu deux tableaux du stock commercial de la galerie Bernheim-Jeune et d’avoir versé « sous le manteau » 1 800 000 F à Josse Bernheim à Lyon6. Gras fut aussi accusé par les alliés d’avoir proposé la galerie Bernheim-Jeune à Gottfried Tanner pour 1 million de francs avec la coopération de Montag, d’Étienne Bignou et d’Adolf Wüster7. Tanner avait été le directeur de la succursale Bernheim-Jeune à Zurich qui exista de 1919 à 1923. Ces acquisitions suisses furent contestées par la famille de Josse Bernheim, décédé à Lyon le 21 mars 1941 à l’âge de 71 ans, alors qu’elle se trouvait en Suisse en 1944. Elle protesta auprès de Tanner, qui était alors président du Syndicat des Marchands de tableaux de Suisse. En réponse, il aurait menacés de les « faire refouler de Suisse » ou « de les faire interner dans un camp de concentration »8.

Par conséquent, le rôle de Gras en tant qu’administrateur-gérant de la galerie ne se limita pas à la procédure d’ « aryanisation » de la galerie. Il prépara bien la liquidation du stock commercial de la galerie Bernheim-Jeune et une nouvelle société « aryenne », c’est-à-dire sans parts dites israélites, fut fondée en novembre 1941. Camille Borione fut nommé gérant-associé de la nouvelle société, ce qui lui permit de récupérer à vil prix l’immeuble du 83 Faubourg Saint-Honoré qu’il avait lui-même vendu à Josse et Gaston Bernheim-Jeune en 1924 ou 19259. Spécialisé dans le négoce du sucre, l’industriel ardéchois était l’ami du premier commissaire général aux questions juives, Xavier Vallat (1891-1972), et était son premier chef de cabinet. Président de chambre honoraire au tribunal de commerce de la Seine, Borione fut par la suite nommé président du comité consultatif de l’aryanisation économique10. Cependant, Gras contribua aussi au pillage de biens privés, appartenant à Josse Bernheim, et à leurs ventes de gré à gré en France, en Belgique et en Suisse, outrepassant ici sa mission officielle, en accord avec Montag.

L’ensemble du stock commercial de la galerie Bernheim-Jeune fut ensuite officiellement dispersé lors de trois ventes aux enchères à l’hôtel Drouot, qualifiées de « ventes volontaires » : le 22 décembre 1941 et le 2 mars 1942 sous l’autorité d’Alphonse Bellier, assisté d’André Schoeller et de Jean Metthey pour les tableaux, aquarelles, dessins et sculptures, puis le 9 novembre 1942 pour les livres. Quelques acheteurs principaux se distinguèrent lors des ventes d’œuvres d’art : les experts et marchands André Schoeller et Jean Metthey, ainsi que le collectionneur belge John van der Klip et sa fille Maud, qui gérait une galerie sise 9 boulevard Raspail dans le XIVe arrondissement de Paris11.

Le pillage des collections

Le pillage des collections s’est poursuivi au-delà de la mise sous séquestre du stock de la galerie Bernheim-Jeune par différentes organisations allemandes et françaises. L’hôtel particulier, 17 rue Desbordes-Valmore, fut ainsi pillé et occupé en avril 1941 par le Rassemblement National Populaire (RNP), parti fasciste et collaborationniste fondé par Marcel Déat (1894-1955). Il abritait des collections appartenant à Josse Bernheim, notamment deux tableaux de van Dongen et deux tableaux de Vuillard qui furent volés au cours de l’occupation du logement1. Sont aussi mentionnés parmi les tableaux présents dans le logement en juin 1940 : une peinture de Dufy, quatre peintures de Marquet et une de Vallotton2. Disparurent également une collection de statues du Moyen-Âge et d’art grec et égyptien ainsi qu’un panneau décoratif de Bonnard et un marbre de Rodin3. Au dernier étage de l’hôtel particulier, la collection d’Henry Bernheim fut elle aussi dérobée, comportant deux peintures de Dufy, deux toiles de Vlaminck, un pastel de Monet, un dessin d’Eugène Delacroix, une aquarelle de Jongkind, un dessin de Matisse et quatre de Guys, trois œuvres de K.X. Roussel, un pastel de Vuillard, des dessins de Louise Hervieu, deux peintures de Jean-Francis Laglenne et d’Edouard Goerg, ainsi que d’autres objets d’arts4. Au total, une trentaine de tableaux exceptionnels furent volés.

Le château de Rastignac fut quant à lui pillé et incendié le 30 mars 1944 par les formations SS de la colonne Brehmer. Josse Bernheim y avait entreposé une partie de ses collections à partir de 1943, parmi lesquelles sept peintures de Cézanne, cinq tableaux d’Auguste Renoir, trois peintures sur carton par Henri de Toulouse-Lautrec, quatre peintures de Manet, deux tableaux d’Alfred Sisley, une peinture de Morisot, deux toiles de Bonnard, une peinture de van Gogh, une toile de Matisse, un panneau de Vuillard et une peinture d’Odilon Redon5. S’y trouvaient également quatre tableaux de Vuillard et un autre tableau de Bonnard6. Outre les meubles, bijoux et les vêtements, ce sont au total 33 tableaux qui disparurent au moment du pillage et de l’incendie du château. Des témoins attestèrent que cinq camions quittèrent la propriété en emportant le butin7.

Enfin l’appartement niçois de l’abbé Mourron, vicaire de l’église Saint-Roch, où s’étaient réfugiés Madame Josse Bernheim, née Mathilde Adler, et ses enfants Jean et Henry, fit aussi l’objet d’une visite de la Gestapo en mars 1944. Volant argent et bijoux, le soldat, le sous-officier et les deux civils allemands s’emparèrent aussi d’une peinture de Manet « Au Café » et d’un tableau « Le Pré » de Camille Pissaro, leur laissant la vie sauve en échange8. Les deux tableaux provenaient de la galerie Bernheim-Jeune. La famille de Josse Bernheim se réfugia ensuite en Suisse, tout comme Gaston Bernheim et son épouse Suzanne, née Adler, qui se trouvaient à Lausanne en novembre 1944. Le fils de Gaston, Claude, fut déporté à Auschwitz-Birkenau (Pologne) où il décéda à l’âge de 42 ans9.

Les recherches d’après-guerre

Après-guerre, la famille Bernheim tenta avec beaucoup de difficultés de récupérer ses collections dispersées entre autres en France, en Allemagne, en Belgique et en Suisse, malgré l’appui de la Commission de récupération artistique dans ces démarches, notamment de son directeur Albert Henraux.

Une partie des collections issues du premier pillage de la galerie à l’été 1940 fut ainsi retrouvée en Allemagne par la Commission de récupération artistique et restituée en février 19461. Plusieurs sculptures disparues de l’hôtel particulier, probablement volées lors de son occupation en avril 1941, sont rapatriées d’Allemagne et restituées en juin 19502. D’autres statuettes sont aussi récupérées à Paris dans un appartement voisin par la Commission de récupération artistique en octobre 19463. Certains tableaux provenant des pillages de l’hôtel particulier furent quant à eux revendus sur le marché de l’art parisien, comme en atteste le cas du tableau de Dufy de la collection Henry Bernheim, que son père lui avait offert à son treizième anniversaire, qui fut identifié dans la collection de Madame Amos, qui l’avait elle-même acquis en 1942 auprès de la Galerie de France, dirigée à l’époque par Paul Martin4.

D’autres tableaux enlevés rue Desbordes-Valmore furent localisés en Suisse5. C’est ainsi le cas du grand panneau décoratif de Bonnard, La Vénus de Cyrène, que l’artiste avait spécialement réalisé pour l’hôtel particulier en hommage au roman écrit par Josse Bernheim. Son fils Jean reconnut le tableau sur une photographie que Georg Schmidt, directeur du musée des Beaux-Arts de Bâle, lui avait fait parvenir pour le catalogue raisonné en 19566. Le musée avait reçu peu de temps auparavant l’œuvre en legs, suite à son achat auprès de la galerie Beyeler qui l’avait elle-même acquise auprès d’un collectionneur privé parisien. Les tentatives de négociation amiable et diplomatique échouèrent, les transactions étant considérées comme légales bien que la décoration n’ait jamais fait partie du stock commercial de la galerie Bernheim-Jeune, qu’elle ait été conçue pour servir de trumeau dans l’hôtel particulier et que les preuves du pillage furent apportées7. Les enfants de Josse, Jean et Henry Dauberville, se résolurent à proposer un échange au musée des Beaux-Arts de Bâle qui à l’époque n’aboutit pas. Quarante ans plus tard, en 1997, le musée des Beaux-Arts de Bâle, découvrant à nouveau l’histoire de l’œuvre, proposa une indemnisation aux héritiers afin de la conserver8.

Jean et Henry Bernheim-Dauberville, entamèrent aussi des procédures pour récupérer leurs collections particulières, notamment les 6 tableaux vendus sans leur accord par la galerie Bernheim-Jeune sous administration provisoire par l’entremise de Gras et Montag qui furent retrouvés à Paris, à Zurich et à Bruxelles9. Ils cherchèrent à faire reconnaître la vente comme spoliatrice devant le tribunal de justice du département de la Seine en vertu de l’ordonnance d’avril 1945 et renoncèrent à introduire une action en justice devant les tribunaux fédéraux suisses10.

Concernant les tableaux pillés à Nice par la Gestapo et à Rastignac par les SS, il fut impossible d’en retrouver la trace. Comme le soulignait Rose Valland :

« Les SS n’avaient jamais voulu accepter que leurs « prises de guerre » même en œuvres d’art de valeur, soient confondues et rassemblées avec celles d’un autre service fonctionnant cependant sous des directions exclusivement nazies, l’Einsatzstab Rosenberg. Les biens enlevés par l’E.R.R. ont été en partie retrouvés, ceux qui furent pillés par la SS ne le furent jamais ».

La Commission de récupération artistique apprit ainsi l’existence de deux grands dépôts, l’un  à Berlin au 105-107 Leipzigerstrasse dans les entrepôts de la maison Hess et Rom et l’autre à Hambourg, qui furent évacués en 1944 avant les bombardements, sans que l’on retrouve la trace des œuvres qui y avaient été rassemblées11. En mars 1952, Rose Valland écrivait cependant qu’elle avait appris qu’un paysage de Cézanne avait été offert au « marché clandestin » à Munich à la fin de l’année 1947 par un « escroc d’envergure » dénommé Georg Hoffmann et en déduisait qu’une partie de la collection de Rastignac avait sans doute échappé au rassemblement des œuvres à Berlin et Hambourg12. Hoffmann s’était procuré ce paysage hivernal d’Auvers-sur-Oise auprès d’Adolf Wüster dans les années 1947/1948, ce dernier supposant que plusieurs tableaux de Rastignac avaient pu être vendus en France, avant leur envoi en Allemagne, et que les recherches devaient aujourd’hui se tourner vers la Suisse13. En 1960, Jean et Henry Bernheim obtinrent une indemnisation du gouvernement fédéral d’Allemagne pour les tableaux perdus à Rastignac14. À cette occasion, Rose Valland répondait : « Je suis cependant toujours persuadée que vos toiles sortiront un jour de leur cachette. Je le souhaite vivement pour vous-mêmes et pour l’art, car leur perte serait irréparable »15.

En somme, la famille Bernheim mit plusieurs décennies à obtenir la restitution d’une partie des œuvres d’art volées, jusqu’à des dénouements relativement récents16. Certaines ne furent jamais retrouvées, le destin des tableaux variant selon les voies empruntées et les acteurs impliqués dans les pillages. Sous l’Occupation, les spoliations concernèrent tant les collections privées de Josse Bernheim qui prit le nom de Dauberville et de Gaston Bernheim aussi dénommé Gaston de Villers que celles de la galerie Bernheim-Jeune, sans qu’elles soient à l’époque toujours clairement distinguées et identifiées. Henry et Jean Bernheim-Dauberville reprirent après-guerre la galerie Bernheim-Jeune. De prestigieux catalogues raisonnés furent édités par Henry et Jean sur l’œuvre peint de Pierre Bonnard de 1966 à 1974, puis par Guy-Patrice et Michel Dauberville, fils d’Henry et de Jean Dauberville, petits-fils de Josse Bernheim-Jeune, sur l’œuvre de Pierre-Auguste Renoir de 2007 à 2014. La galerie Bernheim-Jeune fut définitivement fermée en 2019.