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Martin Fabiani était un marchand d’art français, homme d’affaires rusé et habile, toujours proche des pouvoirs politiques. Très actif dans le marché de l’art pendant l’Occupation, il fut impliqué dans de nombreuses ventes d’œuvres d’art, dont des œuvres spoliées destinées l’Allemagne nazie.

Avant la guerre

Martin Fabiani est né le 4 octobre 1899 à Venaco en Corse. D’après un rapport de la police judiciaire, il aurait quitté la Corse à 18 ans pour Paris afin de suivre, pendant deux ans, des cours de la faculté de droit et de l’École des sciences politiques1.

Son activité réelle et le début de sa carrière de marchand d’art avant la guerre restent dans l’ombre. Les enquêtes d’après-guerre évoquent son intérêt pour l’art, « l’achat et de la vente de tableaux pour son compte et pour celui des diverses galeries de Paris2 ». Avant la guerre, il aurait participé « à l’administration de la galerie Bignon [sic] ». Et toujours selon ce même rapport, il serait devenu « un des collaborateurs de l’éditeur d’art Ambroise Vollard, lequel l’a désigné, peu avant sa mort, comme expert de sa succession et son successeur3 ».

Dans son autobiographie, « Quand j’étais marchand de tableaux », publiée en 1976, Martin Fabiani raconte sa vie d’une manière anecdotique, romancée et quelque peu falsifiée4. Un livre à prendre avec des pincettes, car peu de sources fiables y sont présentées. Son récit tardif avait incontestablement pour but d’enjoliver son passé et de se placer du bon côté de l’Histoire. D’après lui, il aurait commencé à s’intéresser au monde de l’art pendant les années 1920, en étant ami avec Jacques Bernheim, fils du marchand d’art parisien Georges Bernheim. On apprend en outre que « ses amis » de l’époque auraient été notamment des peintres juifs comme Moïse Kisling et Chaïm Soutine. Fabiani décrit ses débuts comme courtier d’art de la manière suivante : « Les choses n’étaient guère compliquées : je prenais une toile dans un atelier et je traversais Paris pour la proposer à Paul Guillaume […]. Il m’arrivait de guetter la sortie de Georges Wildenstein de son hôtel particulier […] pour lui présenter un tableau ou deux5. »

La succession de la collection Vollard

C’est son rôle dans la succession de la collection d’Ambroise Vollard (1866-1939) qui poussa Martin Fabiani sur le devant de la scène du marché de l’art parisien et qui engendra d’innombrables rumeurs et spéculations sur sa crédibilité. Ambroise Vollard, grand marchand de Cézanne, Renoir, Degas, Bonnard et de nombreux autres artistes français modernes des XIXe et XXe siècles, mourut d’un accident de voiture en juillet 1939. Sa succession fut ouverte le 5 septembre 1939, deux jours après la déclaration de la guerre1. Les inventaires furent effectués sous la responsabilité de Gaston Bernheim et la surveillance de Paul Cézanne fils, mais « les toiles, plus ou moins bien identifiées, sont souvent comptées par paquets », l’inventaire de Vollard de 1922 aurait disparu ainsi que certains livres de comptes2. Sa collection devait compter entre cinq et six mille pièces. L’unique testament datant de 1911 aurait été entériné par un accord de 1940 entre les héritiers, représentés par son frère Lucien Vollard et d’autres ayants droit, les Galéa, la famille de son amie de longue date, Madeleine de Galéa3. Lucien Vollard choisira Martin Fabiani comme expert et les Galéa choisiront le galeriste Étienne Bignou.

Le biographe d’Ambroise Vollard, Jean-Paul Morel, commente ce choix :

« C’est le début de la désormais incontrôlable dispersion. On sait seulement […] que Lucien Vollard aurait cédé une bonne part de son héritage en tableaux à Martin Fabiani pour la somme de 9 millions de francs ; et, d’après l’enquête confiée à la Police judiciaire en 1948, que les Galéa héritèrent d’environ 3 000 pièces […] représentant les 2/3 de la collection4. »

Après-guerre, les enquêtes complexes menées par le Comité de confiscation des profits illicites qui jugera Fabiani pour ses enrichissements non déclarés pendant l’Occupation tenteront d’éclairer la succession Vollard. Dans son rapport sommaire du 11 mai 1947, l’inspecteur principal Faure note à ce sujet : « La désignation de Mr Fabiani par Mr Ambroise Vollard, de son vivant, comme expert de sa succession n’est prouvée, ni par acte ni par témoin5. »

Le frère, Lucien Vollard, avait déposé une lettre en date du « treize avril 1940 » au dossier, confirmant l’achat par Fabiani d’un lot de tableaux, indiquant alors la somme de 5 millions de francs :

« Reçu de Monsieur Martin Fabiani, 5 Avenue Montaigne, Paris, la somme de cinq millions de francs, (Frs. 5,000,000,-) en espèces pour la vente d’un lot de tableaux, par : Cézanne, Renoir, Degas, Picasso, etc. Un inventaire a été dressé et contresigné, par Messieurs Lucien Vollard et Martin Fabiani6. »

Cette lettre est signée avec la mention « Lu et approuvé Bon pour quittance L. Vollard », mais la date est tapée à la machine et Lucien Vollard n’avait pas joint l’inventaire mentionné. L’inspecteur Faure pense qu’il s’agit d’un document antidaté :

« Il a été reconnu que la quittance donnée par Mr Lucien Vollard le 13 avril 1940 n’a pas date certaine ce qui peut surprendre étant donné l’importance de la somme qui y est portée […] cette pièce […] doit être considéré[e] comme présentant un caractère douteux d’authenticité7. »

Le rapport de l’inspecteur, rendu en 1947, insiste sur l’irrégularité des déclarations de Fabiani et rejette ses arguments de défense au sujet de la collection Vollard.

« Aucune police d’assurance n’a été établie pour garantir contre le vol ou l’incendie une collection d’une telle importance dont il n’est pas exagéré de soutenir que la valeur actuelle dépasse 200 millions. Aucun catalogue n’a été établi, ce qui est contraire aux coutumes des marchands de tableaux et des grands collectionneurs. Invité à préciser dans quelles conditions ces œuvres d’art avaient été acquises (vendeur, date d’acquisition, prix) Mr Fabiani n’a pu donner aucune précision, sur aucun de ces points. Il écrit (mémoire [de défense] du 10 mars 1947 […]) “… votre demande concernant les tableaux […] me paraît sans objet. Au surplus s’agissant d’une collection personnelle acquise progressivement depuis 1920, ‘étant donné mon goût très vif pour les tableaux et œuvres d’art’, que vous avez bien voulu reconnaître dans votre rapport, il ne m’est pas possible de vous fournir des précisions demandées, les acquisitions en cause étant échelonnées sur plus de 20 années et ayant été réalisées à titre personnel.” Ce qui précède semble suffisant pour établir l’inexistence même partielle de cette collection au 1er septembre 1939, le propre d’un collectionneur étant au contraire de conserver un souvenir très vif des circonstances dans lesquelles il acquiert certaines pièces, souvent longuement convoitées8. »

Le voyage à Lisbonne

D’après des recherches récentes, l’accord entre Étienne Bignou, Fabiani et Lucien Vollard aurait « mis au point un accord de partage des bénéfices avec la Bignou Gallery de New York et Reid & Lefevre à Londres1 ». Afin de mettre des tableaux à l’abri, Fabiani quitta la France le 17 juin 1940 pour Lisbonne en voiture, avec à son bord une grande quantité de tableaux de la succession Vollard2. Il a effectivement réussi à expédier de nombreux tableaux en septembre 1940 sur le bateau de croisière SS Excalibur pour New York3. Mais entre son départ de France et le moment où le bateau quitta Lisbonne, les troupes allemandes avaient occupé le Nord de la France et l’armistice fut signé le 22 juin 1940 entre les représentants du IIIe Reich et le maréchal Pétain. Les services secrets britanniques soupçonnaient alors que la collection expédiée par Fabiani était une collection spoliée et que lui-même était un agent de l’Allemagne nazie. Le bateau fut arrêté et conduit au port de Hamilton, aux Bermudes. Les caisses d’œuvres d’art furent par la suite envoyées au Musée national du Canada (National Gallery of Canada) à Ottawa pour y être sauvegardées jusqu’en 19494.

Les services secrets britanniques s’étaient trompés : Fabiani n’avait pas agi au nom des nazis. Pour une simple raison chronologique, souligne la chercheuse Nancy Caron Karrels : quand il quitta la France pour Lisbonne, les nazis n’avaient pas encore occupé le pays5. Mais suite à « l’affaire des Bermudes », le narratif des spoliations des biens culturels pendant la Seconde Guerre mondiale confondit la confiscation d’une partie de l’ancienne collection de Vollard avec les activités du marchand Fabiani pendant la guerre.

La proximité de Fabiani avec le pouvoir de Vichy

Toujours d’après le rapport de la police judiciaire de 1952, cité plus haut, Fabiani avait obtenu, en mai 1940, à Paris, un passeport et un visa délivrés par le ministère des Affaires étrangères pour se rendre au Portugal1. Il y résidait au Grand Hôtel d’Estoril, accompagné par Mme Adrienne Delebart (1891-1951), qui n’était alors pas encore son épouse. Après la confiscation de la collection d’œuvres d’art aux Bermudes par les Anglais en septembre 1940, le couple tenta de rentrer en France. Mais suite à la loi du 23 juillet 1940, permettant de déchoir de leur nationalité les Français ayant quitté le territoire national entre le 10 mai et le 30 juin 19402, des enquêtes furent ouvertes au sujet de Martin Fabiani et Mme Delebart, qui durent soumettre une demande de visa de retour en France justifiant leur départ et les raisons pour lesquelles ils souhaitaient revenir3. L’enquête dura jusqu’en janvier 1941. Martin Fabiani écrivit personnellement au maréchal Pétain pour lui demander l’autorisation de rentrer.

« Monsieur le Maréchal,

J’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir accueillir favorablement ma demande de retour en France. J’en étais sorti régulièrement pour organiser une exposition d’art français et faire des conférences sur la peinture française.

Je désire vivement retrouver ma famille. Tous mes intérêts sont restés en France (Editions de luxe etc.). C’est pourquoi Monsieur le Maréchal, je me permets de vous demander respectueusement mon retour dans ma Mère Patrie.

Je vous prie, Monsieur le Maréchal, de recevoir l’hommage de mes sentiments respectueux et soumis4. »

Le « visa spécial de retour en France » fut accordé au couple Fabiani-Delebart le 20 janvier 1941 par un courrier du directeur, de la Direction générale de la sûreté nationale5. Leur proximité avec le pouvoir de Vichy ne se limitait pas à cette seule autorisation. Par la suite, Fabiani aurait résidé à l’hôtel des Princes à Vichy pour se rendre une deuxième fois à Lisbonne, entre le 15 et le 25 avril 1941, « dans le but d’organiser une exposition de tableaux […]6 ». Pour ce deuxième voyage, il « était en possession d’un ordre de mission délivré […] par les Services du Secrétariat Particulier du Cabinet du Maréchal Pétain7 ».

Le 17 juin 1941, Martin Fabiani et Adrienne Delebart, veuve du banquier Georges Delebart, se marient à Vichy8. Le témoin de mariage aurait été son « ami personnel Docteur Ménétrel », médecin et éminence grise du maréchal Pétain9.

Le couple demeura ensuite à la villa qu’Adrienne Delebart possédait au Cap-d’Ail et Martin Fabiani séjournait également souvent à Monaco10.

Le retour à Paris et l’achat de la galerie d’André Weil

Entre 1938 et 1942, le domicile officiel de Martin Fabiani était au 5 avenue Montaigne à Paris, où il louait un appartement pour 12 000 F par an. En octobre 1942, les époux Fabiani emménageaient au 71 avenue des Champs-Élysées, l’ancienne adresse d’Adrienne Delebart1. En décembre 1941, le marchand devint propriétaire d’une galerie d’art. Plus précisément, comme l’indique le rapport du Fichier central, il « a repris le fonds de marchand de tableaux et objets d’art appartenant à M. André Weil, 26 Avenue Matignon (VIIIe), lequel s’était trouvé dans l’obligation de fuir par suite de son appartenance à la confession israélite2 ». Peu d’informations sont connues concernant l’acquisition de la galerie d’André Weil. Le rapport de 1952 mentionne que Fabiani, inscrit au registre du commerce de la Seine le 16 décembre 1941, aurait modernisé la galerie pour ensuite rouvrir ses portes en février 19423.

La même source indique que le 2 juin 1947, M. Weil aurait repris son commerce4, sans qu’on puisse comprendre en détail ce qui s’est passé entre-temps. Lors des enquêtes d’après-guerre effectuées par le Comité de confiscation des profits illicites, la reprise et la gestion de la galerie Weil ne sont jamais contestées par Fabiani. Mais comme le souligne l’inspecteur Faure dans son rapport, « l’exploitation ayant constitué une source de profit, la citation est justifiée. On notera que si le prix d’achat, (357 000 F) déposé à la Caisse des Dépôts et Consignations a bien été restitué, les fruits de l’exploitation ne l’ont pas été5 ».

L’épisode de l’achat de la galerie est raconté sur un ton laconique par Fabiani lui-même dans son autobiographie :

« En 1940, je revins du Portugal et séjournai à Nice. J’y rencontrai un marchand de tableaux de l’avenue Matignon. Il avait l’air catastrophé.

– Je suis israélite, me confia-t-il, et comme tu le sais, les Allemands confisquent tous nos biens. Ils m’ont pris ma galerie et l’ont confiée à un commissaire aux affaires juives. Tout est fini pour moi […]

– Mon pauvre vieux, il n’y a vraiment rien à faire ?

– Si. Toi, tu pourrais faire quelque chose.

– Comment cela ?

– C’est très simple. Rachète ma galerie à ce commissaire aux affaires juives. Ensuite, si tout se passe bien, tu me la rendras.

Tout s’est bien passé pour nous deux : j’ai acheté la galerie, je l’ai fait marcher et, quand son propriétaire est revenu (il s’était exilé aux Amériques), je lui ai transmis le relais, non sans un brin de mélancolie6. »

Fabiani ne livre pas le nom de « l’israélite » à qui il avait acheté la galerie. Il indique une fausse date, 1940, alors qu’il était bloqué au Portugal à ce moment-là et se positionne a posteriori en bienfaiteur qui aurait aidé son ami juif. Néanmoins, une source d’archive aujourd’hui consultable semblerait confirmer « l’accord » synallagmatique entre André Weil et Fabiani pour l’achat de la galerie : lettre du 28 juillet 1941, de Weil à Fabiani7. Après-guerre, Fabiani a adressé ce document aux enquêteurs du Comité de confiscation des profits illicites pour sa défense. La lettre indique « l’accord » entre les deux marchands, un « accord » forcé par les événements politiques.

« Cher Monsieur,

En réponse à votre lettre de ce jour relative à la cession provisoire de ma Galerie 26 avenue Matignon, cession que les événements m’imposent, je vous confirme les termes de notre accord, à savoir :

Vous avez payé au commissaire gérant 357.000 francs. Si vous occupez un an vous perdez 100.000 francs et moi j’aurai à vous rembourser 257.000 francs, si vous occupez deux ans vous perdez 200.000 francs et moi je vous rembourserai 157.000 francs. Si trois ans, 300.000 francs et moi je vous rendrai 57.000 frs. Dès que les événements me le permettront et à mon seul gré, il est bien convenu que vous évacuez les locaux et que vous gardez le droit d’aller vous établir ailleurs pour exercer le même métier (comme moi-même d’ailleurs le cas échéant). Fait à Cannes

André Weil »

Un deuxième document des archives du même Comité confirme la reprise par André Weil de sa galerie en 1946. Également sous forme de lettre en date du 10 janvier 1946, tapée à la machine, Weil se serait adressé à Fabiani de la manière suivante :

« Cher Ami,

Je suis très heureux et j’apprécie beaucoup que tout soit en règle, en ce qui me concerne, pour le local de l’Avenue Matignon.

Afin que vous puissiez prendre les dispositions qui vous conviennent le mieux, je vous confirme que je compte être de retour à PARIS dans le courant du mois de Mars.

Veuillez présenter mes respectueux hommages à Madame FABIANI et croyez à mon meilleur souvenir.

signé : André Weil8 »

L’adresse de l’expéditeur de ce document étant : « The Landon Two East Fifty-Sixth Street NEW YORK ». Ce qui intrigue à la lecture de ces deux documents, c’est qu’ils sont signés « copie certifiée conforme » par la main de Fabiani lui-même. Aucune trace d’une signature originale par André Weil ne s’y trouve. Ont-ils vraiment été rédigés par André Weil lui-même ? Où se trouvent alors les documents originaux de ce transfert de galerie ? Il faut rappeler que Fabiani livre ces documents en 1946, au moment de son inculpation devant le juge d’instruction.

Seulement deux courtes lettres de l’énorme dossier d’enquêtes du Comité de confiscation des profits illicites, signées cette fois de la main d’André Weil et adressées à Fabiani, confirment leurs échanges en 1941. Dans une des deux datée du 19 juin 1941, Weil demande « la date d’achat et le numéro d’inventaire de la collection » concernant l’œuvre « Don Quichotte ». Il conclut sur ces mots : « À bientôt j’espère. Amitiés, André Weil ». On peut donc supposer que les deux marchands étaient assez proches et s’étaient arrangés entre eux, au moins en 1941.

Des recherches récentes ont montré que le marchand Louis Carré (1897-1977) avait lui aussi tenté d’acquérir la galerie d’André Weil dès septembre 19409. Ce serait donc Fabiani qui aurait remporté l’affaire, ce qui marqua le début d’une forte rivalité et d’un combat sans relâche entre les deux marchands d’art pendant la période de la guerre.

La vente du stock de la galerie Weil

Martin Fabiani avait acquis les murs de la galerie Weil, 26 avenue Matignon, le 16 décembre 1941. Mais qu’en était-il des tableaux appartenant au galeriste André Weil ? Une fois de plus, aucun inventaire des biens culturels se trouvant encore à la galerie ne fut établi. Néanmoins, d’après de nouvelles sources d’archives de l’INHA, une partie du stock de la galerie fut mise aux enchères à l’Hôtel Drouot le 13 mai 1942. L’affiche de la vente n’indique pas le nom du galeriste, elle mentionne qu’il s’agissait d’une vente :

« Biens israëlites W… requête de M. le commissaire-gérant TABLEAUX DESSIN par J.-L. Demarne, F. Grenier, J.-B. Huet, J.-B. Leprince, W. Van Mieris, Ecole Française et Vénitienne, Ecole de Rembrandt […]1 »

À la requête du commissaire-gérant André-Louis Mestrallet (1874-1968), 15 tableaux et dessins ainsi que 52 cadres du stock de la galerie A. Weill furent vendus à l’hôtel Drouot, sous le marteau du commissaire-priseur Alphonse Bellier, accompagné par l’expert Jules Mathey (1883-1973), chargés de la liquidation des biens dits israélites2.

Maître Alphonse Bellier a communiqué par courrier en date du 25 juin 1942 au liquidateur judiciaire A. Barthélemy le fait que le produit de la vente du stock de la galerie Weil avait atteint la somme de 156 080 F (dont 46 430 F pour les cadres vides)3. Le dossier de cette vente est incomplet. Aucune information précise n’y figure concernant les œuvres vendues. Une seule note manuscrite, difficilement déchiffrable et probablement destinée à l’annonce dans la Gazette de Drouot, mentionne :

« quelques peintures du XVIIIe de qualité, citons le Berger par J. B. Huet, des toiles de J. L. Demarne, la Danse et les Buveurs, la Toilette et la Favorite, donnés à J. B. Leprince. De l’école hollandaise un précieux W. van Mieris Amours pastorales, l’école vénitienne est représentée par Le Sacrifice de l’Iphigénie, séduisante petite toile dans l’esprit de Pittoni. Enfin citons un beau pastel Portrait d’un inconnu par N.F. Regnault, reproduit dans les Pastels français des XVIIe et XVIIIe siècles par Dacier et Ratouis de Limay4 ».

Une autre note à la mine de plomb semble indiquer que Martin Fabiani aurait lui-même été parmi les acheteurs pour une somme globale de 7 015 F5. Où étaient alors passées les autres œuvres appartenant à André Weil ? Il paraît étonnant que son stock ne fût alors composé que de 15 œuvres et de 52 cadres. Les minutes de vente, le dépôt officiel des résultats des ventes aux enchères aux archives, indiquent que Fabiani aurait acheté seulement « un cadre en bois doré style Régence » pour la somme de 6 100 F6.

Martin ou Fabiani ?

La difficulté de retracer les ventes et achats de Martin Fabiani pendant la guerre se dévoile lors de la lecture d’un autre dossier de vente à Drouot, en date du 19 mars 19421. Une vente importante de tableaux modernes (aquarelles – pastels – gouaches – dessins) dûs à des artistes comme Bonnard, Mary Cassatt, Degas, Delacroix, Derain, Dufy, Foujita, Gauguin, Léger, Lhote, Pascin, Renoir, Toulouse-Lautrec, Vallotton, Vlaminck, Vuillard entre autres, fut effectuée sous le marteau de Maître Alphonse Bellier, assisté par l’expert André Schoeller2.

En préparant cette vente, le commissaire-priseur Bellier signala à un potentiel vendeur souhaitant présenter une toile de Pascin que « les tableaux modernes se réalisent à des prix très honorables en ce moment3 ». Des annonces sont alors publiées dans le Frankfurter Zeitung, dans le Pariser Zeitung et dans Die Weltkunst, pour attirer la clientèle allemande4.

Sur une fiche récapitulative désignant les vendeurs, Martin Fabiani est signalé comme celui qui vendait le plus, à hauteur de 593 000 F et qu’il figurait également parmi les acheteurs à hauteur de 22 000 F. Chaque vendeur avait sa propre fiche nominative indiquant alors les noms d’artistes de leurs œuvres mises en vente, ainsi que les numéros du procès-verbal. On découvre par exemple que Mme Jeanne Fernand Léger a participé à cette vente comme vendeuse : elle a vendu un Delacroix, trois Léger et deux Toulouse-Lautrec pour la somme de 73 700 F. Les fiches nominatives des vendeurs sont classées par ordre alphabétique.

Pourtant, en dépouillant les feuillets, aucune fiche au nom de « Fabiani », donc sous la lettre F, n’y figure. Il faut avancer jusqu’à la lettre M comme « Martin » pour trouver la trace des œuvres vendues (et achetées) par notre marchand. Ses prénom et nom sont tapés attachés comme s’il s’agissait d’un nom de famille : « MARTINFABIANI ». Sur le dos de la fiche, il a bien signé de sa main avoir reçu la somme de 503 815 F (après déduction des frais). Sa signature ressemble alors plutôt au nom de « Martin ». L’adresse de la fiche est Paris, 5 avenue Montaigne, alors qu’une facture de l’entreprise de transport « H. Gerfaud » indique bien que 32 tableaux ont été transportés de chez Monsieur Fabiani, 26 avenue Matignon, donc de sa galerie (et anciennement la galerie Weil), à l’étude de Maître Bellier.

La fiche des œuvres vendues par « MARTINFABIANI » mentionne 32 œuvres de Mary Cassatt (3), de Forain (6), de Gauguin (1), de Guys (1), de Renoir (2, dont une que Fabiani rachète lui-même), de Roussel (4), de Degas (1), de Guillaumin (1), de Luce (3), de Monticelli (1), de Redon (2), de Valtat (5) et de Vlaminck (2).

On a pu comparer les résultats, en consultant l’exemplaire du catalogue de vente du commissaire-priseur, Alphonse Bellier lui-même, annoté avec des indications concernant les vendeurs, les acheteurs et les prix5. Les noms des vendeurs, soigneusement écrits à l’encre, sont indiqués à gauche de chaque œuvre, probablement avant la séance, alors que les noms des acheteurs sont rapidement mentionnés au crayon, dans le feu de l’action, en cochant chaque œuvre vendue et en indiquant le prix.

Nulle part ne figure le nom de « Fabiani » comme vendeur. Un dessin « Mère et enfant » par Mary Cassatt est vendu par « Martin » pour le prix de 2 600 F à « Ballot ». Un dessin de Gauguin, « Tahitienne, nue, couchée », est cédé par « Martin » au prix de 9 000 F à « Tobler ». Un dessin de Renoir, « Femme assise », est vendu par « Martin » et acheté par « Fabiani » au prix de 22 000 F, alors qu’il s’agissait bel et bien du même vendeur/acheteur. Plus troublant encore, un autre dessin de Renoir, « Nu endormi », est vendu par « Martin » et acheté par « Martin » ou « Martier » – le nom est difficilement déchiffrable – pour la somme de 40 500 F. On lit également qu’un certain « Martin » acquiert une toile de Modigliani, « Tête de femme », au prix de 48 160 F. Était-ce alors Fabiani ? Ou un autre « Monsieur Martin » ?

Une source aussi fiable qu’un exemplaire annoté du catalogue de vente du commissaire-priseur lui-même peut ainsi être trompeuse au sujet des provenances et la piste suivie reste par conséquent troublante. Une dernière vérification confirme cette hypothèse : Fabiani se cacha derrière « Martin ». Les minutes de vente, le dépôt officiel des résultats des ventes aux enchères aux archives, indiquent effectivement un « Monsieur Fabiani 5 avenue Montaigne » parmi les vendeurs, mais il n’apparaît nulle part ailleurs dans ce fichier. Comme acheteur, notamment du dessin de Renoir que Fabiani rachète, est mentionné seulement « Martin », comme pour la toile de Modigliani et d’autres œuvres6.

Faudrait-il désormais chercher sous le nom de « Martin » afin de repérer les œuvres passées entre les mains du marchand Fabiani ? Le jeu de la signature n’était pas une exception. En dépouillant les milliers de pages d’archives relatives aux activités de ce dernier, on découvre que le marchand était très rusé et habile et qu’il pouvait être identifié soit comme « Martin », soit comme « Fabiani » selon ses besoins7.

Expert à Drouot

Depuis la reprise de la galerie Weil, Martin Fabiani prend une place de plus en plus importante sur le marché de l’art parisien. Il s’imposa alors à l’hôtel Drouot et y changea de position. De vendeur/acheteur, camouflé ou non, il passa sous les projecteurs parmi les chefs d’orchestre et devint expert aux côtés d’André Schoeller (1879-1955)1.

Lors de la vente de Drouot du 5 juin 1942, on aperçoit Martin Fabiani sur une photo, assis à côté du célèbre expert Schoeller, qui avait l’habitude de travailler avec Maître Bellier. Fabiani observe attentivement la salle pendant que Bellier pointe son marteau vers une offre d’enchères en direction du public. Trois tableaux sont alors visibles, permettant d’identifier un moment clé de cette vente importante de l’art moderne. Au-devant de la scène, un paysage de Monet, Les falaises de Varengeville, 1882, pendant que deux autres toiles attendent leur tour : une Rue à Sannois de Maurice Utrillo et un Paysage méditerranéen de Ker-Xavier Roussel, membre du groupe des Nabis2.

Cette vente d’Importants tableaux modernes fut celle de la collection de Jacques Canonne, fils d’Henri-Edmond Canonne (1867-1961), un pharmacien qui avait fait fortune avec la création au début du XXe siècle de la pastille pour la gorge Valda. Son fils Jacques hérita d’une partie de sa collection, principalement des tableaux d’impressionnistes français. Une copie de lettre de Maître Bellier nous éclaire sur la nouvelle nomination de Fabiani comme expert aux côtés de Schoeller. Il écrivit au président de la Chambre [des commissaires-priseurs], visiblement peu réjouie d’accueillir Fabiani à Drouot :

« […] D’autre part, le vendeur de cette vente impose comme expert, aux côtés de Mr Schoeller, la personne de Mr Fabiani, expert près les Douannes [sic] françaises, demeurant à Paris, avenue Matignon, 26 ; lequel n’a pas encore officié à l’Hôtel Drouot. Je vous serais également obligé de bien vouloir demander à la Chambre de l’admettre à cette vente en qualité d’expert3. »

C’était donc le vendeur lui-même, M. Canonne, qui « imposait » Fabiani à Drouot. Ce dernier relate cet épisode dans son livre en insistant sur les risques qu’il aurait osé prendre pour convaincre le collectionneur. Il lui aurait annoncé une estimation de sa collection à plus de 8 millions de francs, largement supérieure au prix que deux autres commissaires-priseurs avaient alors proposé. Et Fabiani fabule en décrivant la vente à sa manière :

« Le jour de la vente à Drouot, je pris place à la table des experts d’où je pouvais voir, installés au premier rang, mon « employeur » en compagnie de sa famille au grand complet… Bousculant les traditions, je présentai chaque tableau en annonçant : – Nous vendons un tableau de X… Il y a preneur à tant… Le preneur, c’était moi. Les enchères devaient donc obligatoirement démarrer au-dessus de ma proposition […] La vente fut menée tambour battant, les vingt-cinq toiles bientôt adjugées, atteignant le chiffre respectable de vingt-deux millions. Je sus plus tard que les deux commissaires-priseurs avaient estimé le lot à six millions. Ils faisaient une tête… Pour ma part, j’acquis un Monet, un Matisse et un Renoir4. »

Chiffres largement exagérés, puisque d’après le dossier de vente de l’étude Bellier et d’après son catalogue de vente annoté, le total de la vente Canonne s’éleva à la somme de 7 828 600 F pour 31 tableaux5. Martin Fabiani toucha des honoraires d’expert de 117 420 F, la même somme qu’André Schoeller et Étienne Ader6. Un autre document indique qu’il y aurait acheté le tableau Les Oliviers [ou Paysage aux oliviers] de Pierre Bonnard7.

La vente de tableaux aux Allemands

Le marchand Fabiani était bien installé dans les anciens locaux de la galerie André Weil, 26 avenue Matignon, depuis la fin de l’année 1941. Pour signaler sa nouvelle présence dans ces lieux, il demanda au peintre Utrillo de peindre sa galerie en indiquant son nom en gros caractères sur les murs1.

L'activité marchande de Fabiani s’est intensifiée pendant les années de la guerre. Néanmoins, aucun catalogue d’exposition au sein de cette galerie n’est connu. Il est fort probable que la galerie lui servait de vitrine pour poursuivre ses affaires, notamment les ventes d’œuvres aux occupants, en essayant de laisser le moins de traces possible de ces transactions. L’ampleur de ces ventes est difficilement mesurable, mais les enquêtes d’après-guerre mentionnent quelques transactions spécifiques et signalent la gravité des faits. Dans une note issue des renseignements obtenus à la Section financière de la Cour de justice, on peut ainsi lire :

« M. Fabiani est […] inculpé d’atteintes à la sûreté de l’État (art. 75) par décision de M. Frapier, Juge d’Instruction, en date du 2 juillet 1945. Il s’agit d’opérations de ventes et d’achats de tableaux traitées avec les Allemands (tableaux dont certains auraient été volés par les agents du Reich, ou provenant de collections israélites).

À noter que de nombreuses toiles ont été ainsi envoyées en Allemagne sans licence d’exportation […]. Il est difficile d’augurer des conséquences judiciaires de l’affaire, l’information n’étant qu’à son début. Toutefois, il apparaît déjà que M. Fabiani pourrait encourir une condamnation à la Chambre Civique (indignité nationale), si non une condamnation plus grave devant la Cour de Justice […]. Indépendamment de ces poursuites proprement judiciaires, M. Fabiani est également inquiété par les Finances, le Comité de Confiscation s’étant saisi de son cas2. »

D’après une note plus précise du dossier du juge Frapier, Fabiani aurait vendu 46 tableaux à des Allemands pour une somme de 7 746 150 F3. Il aurait acheté « un tableau à l’Ambassade d’Allemagne (tableau volé au préjudice de la collection [de Paul] Rosenberg) ». Il aurait acheté « des tableaux volés par les Allemands à la collection Weill [sic] », et posséderait « dans sa galerie un tableau de Matisse La jeune fille à jupe rose volé également à la collection [de Paul] Rosenberg ». Le 13 mars 1944, il aurait envoyé au Führerbau de Munich « un grand tableau (Robert Hubert & Boucher) […] sans licence d’exportation », et également sans autorisation d’exportation les toiles suivantes :

« à Dietrich Marie, Lumières du Monde pour 3 millions

à Gurlitt Intérieur ruines romaines (malgré opposition du Louvre)

Grosshening Marchands chassés du Temple

[au] Folkwang Museum Essen Vieux port de Rouen de Corot 450.000 Frs, Paysage de Corot 1.500.000 Frs, Paysage de Sisley 2.000 Frs, [un autre] Paysage de Sisley [prix] inconnu,

[au] Kunsthalle Krefeld Peinture (Courbet) 1.500.000 Frs, Fleurs (Delacroix) 2.200.000 Frs, La lettre (Gérard) 160.000 Frs, Nu de femme (Maillol) 25.000 Frs ; Paysage (Moreau) 100.000 Frs, [encore un] Nu de femme (Maillol) 30.000 Frs, Jeune fille (Renoir) 300.000 Frs4 ».

Une autre affaire est mentionnée dans cette même note, une « transaction douteuse » :

« Fabiani et Dequoy auraient acheté le Portrait d’homme de Goya pour la somme de 50.000 frs, l’ayant proposé pour 6 Millions au Luxembourg, l’authenticité de cette toile fut mise en doute et finalement un acquéreur allemand s’étant présenté, cette œuvre a été cédée pour 5.200.000 frs5. »

Depuis ce premier constat des enquêteurs, quelques mois après la fin de la guerre, de nombreux détails ont été apportés au dossier et les enquêtes menées par l’Art Looting Investigation Unit (ALIU), unité spéciale créée par les services secrets américains pour retrouver les œuvres d’art spoliées par les nazis, furent croisées avec les enquêtes françaises. Tous ont pu identifier Martin Fabiani comme un marchand fortement impliqué dans les transactions avec l’occupant allemand6. Il a collaboré notamment avec Roger Dequoy (1893-1953), gestionnaire de la galerie Wildenstein, après le départ de ce dernier aux États-Unis. L’affaire du Portrait d’homme de Goya, citée plus haut, a été élucidée par plusieurs chercheurs depuis7. Il s’agissait d’une toile de la vente forcée de la collection Jaffé, mise aux enchères à Nice en juillet 1943, acquise dans un premier temps par un consortium de marchands formé par Roger Dequoy, Jean-Paul Dutey (1897-1954) et René Laniel (1900-1964). Dutey demanda à l’expert juif allemand August Liebmann Mayer, réfugié à Nice à ce moment-là, d’expertiser la toile8. Le tableau est passé ensuite entre les mains de Raphaël Gérard (1886-1963), mais d’après les archives américaines, Fabiani était également mêlé à cette affaire lucrative9. Raphaël Gérard parvint par la suite à vendre le tableau pour une somme de 5,2 millions de francs au marchand allemand Wilhelm Grosshennig (1893-1983), directeur de la galerie Gerstenberger qui, lui, aurait revendu l’œuvre à la mission spéciale de Linz.

D’après des recherches récentes, Fabiani aurait acheté cinq tableaux d’art moderne au marchand Ignacy Rosner (1889-1944) que celui-ci avait obtenus auprès de Gustav Rochlitzvia ses échanges avec l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR)10. Une autre transaction, ratée en partie, fut évoquée par Michel Martin, chargé de mission des Musées nationaux, qui témoigna sur les activités de Fabiani. D’après lui :

« le 26 janvier 1944, 52 tableaux modernes provenant de collections juives, ont été livrés à l’intéressé, ainsi qu’au nommé Dequoy. En échange, ceux-ci livraient aux Allemands un tableau du XVIIIe siècle attribué à Hubert, Robert et Boucher, ainsi que six petites œuvres d’une valeur totale de deux millions. Cette valeur était largement dépassée par celle des toiles échangées puisque des pourparlers étaient en cours pour une somme de vingt millions. Cette somme devait être partagée entre Fabiani, Dequoy et un civil allemand nommé Lohse.

Le Docteur Scholz ayant trouvé cet échange suspect, le fit annuler et les tableaux furent rapportés au Jeu de Paume les 11 et 18 février 1944.

Le 13 mars 1944, Fabiani envoyait au Führerbau de Munich un grand tableau de Robert, Hubert et Boucher, sans licence d’exportation11. »

Le marchand Martin Fabiani, qui résidait désormais depuis 1942 au 71 avenue des Champs-Élysées, s’est fortement enrichi pendant les années de l’Occupation. Il menait grand train, acheta une écurie de chevaux en 1942, employait quatre domestiques à son domicile, et aurait eu deux ou trois automobiles12. D’après un rapport confidentiel, fait à Monaco le 28 août 1947, il était un client régulier du casino de la ville et s’était enrichi en jouant pendant les années de la guerre à hauteur de 3,55 millions de francs. Il allait perdre un peu plus que cette somme en 1945 pour y gagner à nouveau 6 millions de francs en 194613.

Picasso et Matisse

Fabiani avait recours à la ruse pour obtenir des tableaux de maîtres anciens pour sa clientèle allemande. Lui-même, en revanche, était proche des artistes contemporains. En août 1941, il devint le nouveau marchand d’Henri Matisse après le départ de Paul Rosenberg aux États-Unis1. C’était donc Fabiani qui s’occupait de la vente des œuvres de Matisse pendant les années de la guerre. Il publia aussi des livres illustrés par Matisse, comme Dessins, thèmes et variations en 1943, une édition de luxe, tirée à 950 exemplaires, préfacée par Aragon2.

D’après le rapport du Fichier central de 1952, Fabiani aurait employé « de nombreux artisans du livre d’art et s’était assuré l’exclusivité de plusieurs artistes, notamment de Rouault et de Henri Matisse, ainsi que la collaboration de Derain, […] Dunoyer de Segonzac, Maurice Denis, Picasso, Maillol, etc…3 ». L’inspecteur Faure note dans son enquête de 1947 que Fabiani aurait repris un important matériel d’imprimerie et du papier à la succession de Vollard et s’étonne que tout cela « n’ait pas fait l’objet de la moindre facture4 ». Témoins de ses liens avec les artistes contemporains, quelques dessins, des portraits de Martin Fabiani, exécutés par Picasso et Matisse en 1943.

Les enquêtes après la guerre – Le vent tourne

Dès la fin de l’Occupation de Paris, les rapports au sujet de Fabiani se multiplièrent. Les enquêteurs étaient à ses trousses depuis longtemps. Le vent avait tourné et Fabiani utilisait ses contacts proches du nouveau pouvoir afin d’éviter les poursuites judiciaires.

Le 7 décembre 1944, il part en avion en Corse avec un ordre de mission donné par le nouveau ministre des Colonies du Gouvernement provisoire de la République française. L’objet de cette mission : « se documenter sur la question de propagande et de la possibilité de recrutement colonial1 ». Le document est signé Paul Giacobbi, résistant et émissaire du général de Gaulle en Corse, fondateur du réseau des Forces françaises libres en Corse. Condamné à mort, il s’évade et rejoint le maquis, puis participe à la libération de l’île. Nommé ministre des Colonies en novembre 1944, membre de la Haute Cour de justice, il était né, comme Fabiani, à Venaco et fut maire de leur ville natale jusqu’en 19412.

Le domicile de Fabiani était sous surveillance depuis la fin de l’année 1944. Le 13 février 1945, il se plaint auprès de la police d’avoir reçu des visites de personnes cherchant des renseignements sur lui, reçu des appels et lettres de menace, et fait effectivement l'objet d'une surveillance des Renseignements Généraux3.

Le 2 juillet 1945, il fait l’objet d’une inculpation pour atteinte à la sûreté de l’État par décision de M. Frapier, juge d’instruction4. Cette fois-ci, il devait se faire rattraper par la justice, mais une fois de plus, il s’échappe et s’envole pour Londres le 19 juillet 1945, suscitant l’incompréhension et la panique des enquêteurs. Les notes fusant entre les différents services : « M. Fabiani, antiquaire à Paris, qui, bien que sous le coup d’une inculpation pour atteinte à la Sûreté Extérieure de l’État, aurait obtenu un passeport et le visa nécessaire pour se rendre à Londres5. »

En fait, Fabiani était parti dans la capitale anglaise pour organiser une exposition « sous les auspices du British Council et du Ministre des Affaires Étrangères du livre illustré français ». Dans un interrogatoire du 12 septembre 1945, il s’insurge contre les allégations à son encontre et insista :

« […] j’entretiens les rapports les plus cordiaux et les plus constants avec le Ministre des Beaux-Arts Anglais, les Conservations des Musées Anglais et les plus grands collectionneurs britanniques […]

J’ai en ma possession les remerciements du Conservateur de la National Gallery, du British Council, de la Royal Air Force et d’un envoyé de la Cour d’Angleterre qui désire acheter une de mes éditions pour le compte de la Princesse Elisabeth6. »

L’enquête interne montrait alors que Fabiani avait été « porteur d’un ordre de mission de M. le Ministre des Colonies » et qu’il aurait obtenu le 13 juillet 1945 le passeport et le visa nécessaire afin d’effectuer un aller-retour entre Paris et Londres7. Une fois de plus, M. Giacobbi lui avait confié personnellement une mission spéciale.

Arrestation et non-lieu

Néanmoins, le 19 septembre 1945, Fabiani fut arrêté par les services de la brigade financière de la Préfecture de police, inculpé de recel par M. Robert Levy, juge d’instruction près le Tribunal de première instance de la Seine1. Incarcéré à la prison de la Santé le lendemain, il est libéré le 9 novembre de la même année2.

L’affaire du recel était liée à une plainte du collectionneur Pierre Wertheimer (1888-1965), qui accusa Fabiani et le marchand Jacques Ehrlich (1893-?). Le fils de Pierre Wertheimer aurait confié des tableaux (deux Pissarro, deux Renoir, deux Rousseau) à Ehrlich avant de se réfugier aux États-Unis3. Jacques Ehrlich aurait affirmé avoir reçu ces toiles avec la faculté d’en disposer si besoin, lui-même étant juif et aurait vendu les deux tableaux de Rousseau à Fabiani. Ce dernier aurait échangé avec Picasso une des deux toiles contre un de ses tableaux. Maître René Floriot, avocat de Fabiani, plaida que son client ignorait l’origine frauduleuse de cette transaction4. Le marchand bénéficia d’un non-lieu rendu le 14 août 19465.

Fabiani fut également inculpé « d’atteinte à la Sûreté extérieure de l’État en même temps que Gérard Raphaël (Belge), Rosner Ignacy, Rochlitz Gustave, Dequoy et Dutey Jean-Paul. La procédure […] instruite par le Juge d’Instruction, M. Frapier près de la Cour de Justice, a fait l’objet d’une décision de classement en date du 8 novembre 1946, […] sans suite également au sujet de l’indignité nationale6 ». Pour sa défense, Fabiani avançait divers éléments prouvant son activité anti-allemande pendant la guerre. Il aurait, pendant l’Occupation, financé les publications clandestines Les Éditions de minuit, Les Lettres françaises et Le Front national. Il présenta aux enquêteurs des lettres de soutien de Jacques Debu-Bridel et Georges Adam, attestant qu’il avait donné des fonds aux Lettres françaises et qu’il avait donné asile à Georges Adam. Roger Dequoy le remercia d’avoir caché des toiles appartenant à la collection Wildenstein. Fabiani aurait aidé à dissimuler la collection Deutsch de la Meurthe, Philippe de Guisbourg (sic) [Guinsbourg] le remercia pour le sauvetage des biens juifs et Giorgini d’avoir caché des caisses de faïences italiennes et de l’avoir aidé après son arrestation par la Gestapo7.

L’enquête fiscale

Deux grands dossiers de poursuites judiciaires furent classés fin 1946, mais le marchand ne put échapper au Comité de confiscation des profits illicites. L’enquête fiscale notait le grand décalage entre ses déclarations de revenus et le caractère insaisissable de ses transactions. D’après le rapport du 27 septembre 1945, il n’aurait déclaré aucun revenu entre 1936 et 1938, se déclarant « journaliste »1. Pour l’année 1938, son bénéfice ou revenu s’élevait à 30 000 F et pour 1939, à 40 000 F. Pour la suite, le Comité constate que « la moralité fiscale de M. Fabiani est extrêmement basse2 ». L’inspecteur Faure détailla les différentes enquêtes fiscales relatives au commerce de tableaux, aux éditions d’art, aux biens immobiliers, à l’écurie de chevaux de course, aux comptes bancaires, pour résumer : « Par la multiplicité des omissions ou erreurs analysées ci-dessus, l’ensemble de la comptabilité est à rejeter comme ne présentant aucune force probante3. »

Et il poursuivit :

« […] les documents comptables produits par M. Fabiani ne reflètent en aucune façon son activité réelle du 1-9-1939 au 31-3-1945 […] L’appréciation directe du volume et du montant des opérations pendant cette période est extrêmement difficile. Il s’agit en l’espèce d’un commerce où les transactions sont aisément dissimulables, où les prix réels pratiqués sont incontrôlables.

Des recherches ont été effectuées chez les trois principaux commissaires-priseurs spécialisés dans la vente des tableaux. Elles ont permis de découvrir qu’une forte proportion des acquisitions effectuées par la voie des enchères publiques par M. Fabiani, n’étaient pas portées en comptabilité. Les ventes aux autorités d’occupation dont le service a pu trouver trace s’élèvent à 9.755.000 frs. La comptabilité n’accuse qu’un chiffre global correspondant de 6.990.000 frs. Il est certain qu’aucun de ces deux chiffres n’approche à beaucoup près la réalité4. »

L’inspecteur proposa dans son rapport de condamner Fabiani à la confiscation d’un montant de 34 101 601 F par le Comité de confiscation des profits illicites et à une amende de 136 millions de francs. À titre d’une mesure conservatoire complémentaire, il demanda le séquestre général de ses biens5. Cette décision fut confirmée par le Comité le 19 octobre 1945 et donna lieu de la part de Fabiani à un recours, enregistré le 16 novembre 19456.

Maître Floriot, qui fut également l’avocat de l’ancien ambassadeur allemand Otto Abetz, tenta de sauver son client en mettant en avant le fait que ce dernier n’aurait pas pu apporter des éléments à sa défense car il était alors détenu à la prison de la Santé. Il souligna aussi qu’une « campagne de presse » exagérée aurait été « orchestrée » par des concurrents jaloux du développement des affaires de Fabiani7. Et de prendre pour preuve de l'innoncence de son client le classement des deux autres dossiers en cours. Comme l'écrit Fabiani au président du 3e Comité de confiscation des profits illicites le 20 novembre 1946 :

« À l’époque, en effet, deux instructions judiciaires étaient en cours. Or, les deux instructions viennent d’être tranchées en ma faveur. Il a été retenu que je n’ai pas recherché la clientèle allemande, que le montant de mes ventes atteint un chiffre peu élevé et qu’il n’est pas contestable que j’ai apporté une aide efficace à des marchands et collectionneurs israélites en dissimulant des œuvres recherchées par les Allemands8. »

Il demanda alors une révision des profits à confisquer et une annulation de l’amende, « attendu que le montant du chiffre d’affaires réalisé avec les Allemands est relativement faible […] ».

À sa séance du 4 septembre 1947, le Comité de confiscation des profits illicites a, après avoir pris connaissance de « diverses observations appuyées de justifications », ramené le montant de la confiscation à 7 316 000 F et celui de l’amende à 3 658 000 F9. Le rapport de l’inspecteur Faure du 11 mai 1947, cité plus haut, qui insista sur les irrégularités de la comptabilité du marchand, ne fut visiblement pas entendu. Fabiani ne fera pas appel de cette décision10.

Le rapport de 1952 du Fichier central mentionne l’information suivante :

« Le 3ème Comité de Confiscation des Profits illicites du département de la Seine, qui s’est intéressé à Fabiani, lui a infligé une amende de 3.658.000 francs et une confiscation s’élevant à 7.316.000 francs. Il n’a été trouvé aucune trace du paiement de ces deux sommes11. »

Le 30 mai 1949, Fabiani se rendit à la National Gallery of Canada à Ottawa pour récupérer les œuvres de sa part de la succession d’Ambroise Vollard. Le Canada lui avait accordé un court visa de séjour : « En quelques heures, des œuvres d’art d’une valeur de plusieurs centaines de milliers de dollars ont été débarrassées de leur emballage en papier mince. […] Fabiani a mis ses trésors dans un taxi et est parti le jour même pour l’Europe en passant par Montréal12. » Il poursuit ainsi son activité de marchand d’art et s’occupe de ses chevaux de course. Comme il le remarque lui-même dans la préface de son autobiographie : « J’ai eu la chance… d’avoir de la chance13. » Martin Fabiani décède le 11 juin 1989 à Neuilly-sur-Seine14.