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Gustav Theodor Rochlitz, né le 2 avril 1889 à Bromberg (actuelle Bydgoszcz en Pologne), dans la province prussienne de Posen (Poznań en polonais), est un marchand d’art allemand actif de 1921 à 1972. Il s’enrichit considérablement pendant l’Occupation, en particulier grâce à de nombreux échanges d’œuvres avec les services nazis de spoliation.

Les années de formation et l’installation à Paris

En 1908, à l’âge de 19 ans, Gustav Rochlitz se rend à Berlin pour étudier la peinture de décors et de chevalet durant trois années, à l’issue desquelles il travaille comme peintre indépendant jusqu’en 1914. Son état de santé le dispense de servir comme soldat d’active lors de la Première Guerre mondiale et il est affecté aux services auxiliaires. En 1917, le jeune artiste est ainsi envoyé à Bruxelles et à Gand, où il exerce comme illustrateur civil pour un journal allemand publié en Belgique1. Il dit avoir été encouragé à devenir marchand d’art par Wilhelm von Bode, célèbre directeur des musées de Berlin, qu’il aurait rencontré peu après le conflit. En 1921, il commence donc modestement à faire du négoce d’art et à voyager à travers l’Europe, principalement en Italie et en Hollande, pour acheter des peintures.

De 1924 à 1930, il installe sa propre galerie à Berlin, au 1, Friedrichstraße, bien qu’à partir de 1925, il passe la plupart de son temps hors d’Allemagne. En effet, cette même année débute sa première association professionnelle avec la galerie Weder de Lucerne, en Suisse ; elle durera jusqu’en 1928. Peu de temps après débute un partenariat zurichois avec le docteur Stoeri, auquel s’ajoute une association avec la galerie van Diemen de Berlin, dirigée notamment par Eduard Plietzsch. Lorsqu’en 1931 le Kunstsalon Stoeri fait faillite, Gustav Rochlitz évalue ses pertes à 260 000 francs suisses2. Peu après, il ouvre la galerie Muralto à Zurich, qu’il gère pour le compte d’un banquier suisse du nom de Guhl. En 1932, Rochlitz y organise une exposition de maîtres anciens qui rencontre un certain succès dans la presse. Les autorités suisses lui refusent toutefois l’autorisation d’administrer officiellement un commerce en Suisse, a priori en raison de sa nationalité allemande. Selon Rochlitz, la réussite de l’exposition lui aurait valu l’inimitié de Theodor Fischer (1878-1957), marchand d’art lucernois, qui aurait convaincu le gouvernement suisse de l’exclure du corps professionnel pour « concurrence déloyale3 ». Il est à noter cependant que les deux marchands ont fait affaire ensemble de 1925 à 19274. Selon l’un des rapports concernant Rochlitz établis en 1946, il est plausible qu’il ait été obligé de quitter l’Allemagne en 1925, puis la Suisse en 1932, en raison de pratiques commerciales douteuses5.

En 1933, Rochlitz quitte donc la Suisse pour Paris, où il ouvre une galerie à son nom (son inscription au registre du commerce est datée du 24 mars 19346). De la cité Bergère, dans le quartier du Faubourg-Montmartre, près de la rue Drouot, il s’installe à partir de 1936 au 222, rue de Rivoli. Il ralentit alors le rythme de ses déplacements, se concentre sur la Belgique et la Hollande, visite occasionnellement l’Italie. Créée le 1er août 1937, la SARL « Établissement Rochlitz » est constituée entre Gustav Rochlitz, Wally Hackebusch, sa deuxième épouse, et Édouard Weil, son comptable, résidant rue du Faubourg-Poissonnière. De 1933 à 1940, Édouard Weil reçoit 2 % à 3 % des profits nets annuels de la société, mais disparaît en 1940. Rochlitz indique avoir tenté en vain de le contacter et présume que Weil, étant Juif, s’est caché pour échapper aux persécutions antisémites. La société est dissoute le 31 janvier 1941 et l’affaire est alors exploitée uniquement par Gustav Rochlitz jusqu’au 24 avril 1944, date à partir de laquelle elle redevient une SARL, constituée entre Rochlitz et Henriette Papazian (1900-1946), née Breton, résidant au 12, villa Poirier (XVe arrondissement).

Avant la guerre, Gustav Rochlitz compte déjà parmi ses principaux soutiens et amis des personnalités du monde de l’art français, tel le collectionneur Édouard Mortier, duc de Trévise (1883-1946), les conservateurs de musée Hans Haug (1890-1965) et René Huyghe. Le journal Le Progrès de la Côte-d’Or du 26 mars 1939 relate aussi, par exemple, l’acquisition, par le musée de Dijon, d’un portrait de femme de l’école italienne du XVIe siècle, qui lui est vendu par Gustav Rochlitz moyennant 15 000 francs. Il est également un intime du marchand d’art Ernest Ascher (1888-c. 1953), installé rue Jacques-Callot, du peintre et collectionneur allemand Richard Goetz (1874-1954), et entretient des relations professionnelles suivies avec des notables néerlandais du marché de l’art, comme l’antiquaire Piet de Boer (1894-1974), les marchands d’art D. A. Hoogendijk et Katz7. Selon un rapport de la commission Vaucher, les connexions de Rochlitz avec le marché de l’art français et européen dès avant la guerre lui auraient permis d’enquêter sur les collections juives en vue de futures réquisitions8. Il affirme néanmoins être venu en France comme réfugié et persécuté politique, bien qu’il ait épousé en secondes noces en 1936 son associée et maîtresse berlinoise Wally Hackebusch, qui « ne dissimulait nullement de farouches sentiments hitlériens9 ». Le couple fait une demande de naturalisation française interrompue par le début du conflit. Quelques mois auparavant, Rochlitz obtient toutefois la nationalité française pour Sylvia, sa fille née en 1934.

Les premières ventes au début de la Seconde Guerre mondiale

Avec l’entrée en guerre de la France en septembre 1939, Gustav Rochlitz, considéré comme un « ressortissant de puissances ennemies1 », est interné par le gouvernement français au camp de Colombes (Hauts-de-Seine), installé dans le stade Yves-du-Manoir, d’où il est relâché après deux ou trois semaines, grâce à la nationalité française de sa fille. La crainte d’une cinquième colonne allemande le conduit à nouveau dans un camp en avril 1940, à Bassens (Gironde). Le 20 juin 1940, après l’entrée des Allemands dans Paris, Rochlitz est libéré par la NSDAP-Auslandsorganisation (NSDAP/AO). Durant le temps de son internement, ses possessions sont réparties entre un coffre de banque2 et son domicile de la rue de Rivoli, où il réside de novembre à décembre 1940.

Gustav Rochlitz dit être informé par des amis à cette époque que de nombreux officiels allemands, marchands d’art et fonctionnaires de musées, achètent massivement sur le marché de l’art parisien. Il lui serait conseillé de « ne pas se cacher » et de rouvrir son commerce afin de tirer parti de cette situation favorable. À cet égard, il déclare en juin 1946 : « pendant l’Occupation, j’aurais voulu n’effectuer aucune vente, je me suis caché plusieurs mois, mais je ne pouvais pas rester caché tout le temps3 ». Après une période d’inactivité relativement courte, il rouvre sa galerie en novembre 1940 et commence à vendre aux Allemands à une grande échelle. Sa première transaction est arrangée par l’intermédiaire du peintre et marchand Adolf Wuester, agissant pour le compte de Hans Wilhelm Hupp, directeur du Kunstmuseum de Düsseldorf, que Rochlitz avait connu en Allemagne4. Wuester reçoit 20 % de profit net sur la vente de deux petits maîtres hollandais du XVIIe siècle5.

Au même moment, Rochlitz vend une Annonciation6, attribuée au Maître de Messkirch par Karl Haberstock (1878-1956), marchand d’art berlinois particulièrement bien introduit dans les hautes sphères nazies, et alors accompagné de Hans Posse (1879-1942). Au cours de ces premiers mois d’activité, Rochlitz fait également affaire avec Maria Almas-Dietrich (1892-1971) de Munich, qui lui est présentée par Wuester7, ainsi qu’avec Franz Rademacher du Rheinisches Landesmuseum de Bonn8. Il est possible qu’Adolf Wuester ait été associé à la plupart de ces transactions9. Rochlitz vend en outre aux institutions alsaciennes devenues allemandes, tel le musée des Beaux-Arts de Strasbourg en la personne de Kurt Martin (1899-1975), qui acquiert notamment en 1941 une toile représentant sept dignitaires ecclésiastiques par un Maître des études de draperies10.

Les échanges au musée du Jeu de Paume et la prospection du marché de l’art français

En février de cette même année, Rochlitz reçoit la visite de Bruno Lohse, membre de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg agissant pour le compte de Hermann Göring, qui l’informe de la future visite du Reichsmarschall à Paris et lui demande s’il possède des peintures exceptionnelles à lui vendre. Rochlitz propose un Portrait d’homme attribué à Titien1 et une grande Nature morte de Jan Weenix à Lohse, qui les emporte au musée du Jeu de Paume pour les inclure dans l’exposition destinée à Göring. Lohse revient le voir huit ou dix jours plus tard en déclarant que le Reichsmarschall refuse les deux peintures en raison du prix demandé, jugé excessif, mais souhaite les acquérir au moyen d’un échange. Selon Rochlitz, Lohse l’avertit qu’il n’a pas d’autre choix que d’accepter l’offre, faute de quoi il devra en « assumer les conséquences ». La transaction est donc conclue, et les deux tableaux échangés contre onze peintures françaises des XIXe et XXe siècles2. Il s’agit du premier échange « d’art dégénéré » réalisé contre des œuvres anciennes3.

Outre Bruno Lohse, le marchand d’art allemand Hans Bammann, acheteur particulièrement actif en France pour les musées de Düsseldorf, Cologne, Aachen et Bonn, est l’un des contacts privilégiés de Rochlitz au sein de l’ERR. La majeure partie de ses affaires avec l’Einsatzstab est toutefois conduite avec Lohse, tandis que, n’ayant jamais rencontré personnellement Göring, Rochlitz déclare n’être entré qu’une ou deux fois en relation avec le responsable de sa collection personnelle, Walter Andreas Hofer4.  Au reste, ces quelques contacts lui permettent de procéder à dix-huit échanges artistiques avec l’ERR entre le 3 mars 1941 et le 27 novembre 1942, au cours desquels il reçoit 82 tableaux confisqués5 contre environ 35 tableaux, peut-être plus6.

Grâce à cette source prolifique et en apparence intarissable d’œuvres spoliées, Gustav Rochlitz peut multiplier les transactions sur le marché de l’art français. Figurent ainsi parmi ses clients de nombreux confrères marchands ou courtiers d’art tels qu’Alfred Klein, Mlle Levy, Yves Perdoux, Raphaël Gérard, Paul Cailleux, Pierre Landry, Paul Pétridès, qui lui achète plusieurs peintures issues de la collection Paul Rosenberg, Ignacy Rosner, Jean-Paul Duthey, avec qui Rochlitz échange un portrait de Goya de la collection John Jaffé, Hildebrand Gurlitt, acheteur pour les musées de Dresde et de Hambourg7, ou encore l’artiste Lucien Adrion, connu pour avoir travaillé avec la Propagandastaffel parisienne. Rochlitz entretient également des connexions avec la Dienststelle Mühlmann via les historiens d’art Josef Mühlmann et Eduard Plietzsch8. Il est par ailleurs très lié au comte Alexandre von Frey, citoyen hongrois résidant à Lucerne, qui procède lui aussi à des échanges artistiques avec Lohse depuis la Suisse.

Dès 1941, ce dernier obtient pour Rochlitz un laissez-passer du Reichsmarschall autorisant des déplacements interzones illimités, en échange de quoi Rochlitz accepte de réserver à Göring le premier choix parmi les œuvres acquises en zone libre. Rochlitz aurait ainsi fait près de dix voyages entre Paris et la Côte d’Azur de 1941 à 1943, où il achète notamment des œuvres à Thierry, marchand d’art actif à Paris et à Nice, et renoue contact avec Wiesner, un intermédiaire tchèque « très connu » des acheteurs allemands sur la Côte d’Azur9, qu’il connaissait d’avant-guerre. À Nice, il rencontre ponctuellement des marchands réfugiés comme le Juif hongrois Sandor Donáth, l’Espagnol Paolo Aflallo de Aguilar, ou encore l’Allemand Ward Holzapfel10. Ses prospections artistiques s’étendent jusqu’à Montpellier, et Rochlitz correspond fréquemment avec Haberstock afin de l’informer de ses découvertes11.

Nommé colonel à la Kommandantur de Nice en 1944, Rochlitz est par ailleurs actif dans la région pour le compte de ses collègues juifs, dont il dit être préoccupé par le sort : il semble en effet que ses relations avec Bruno Lohse lui permettent d’être informé des arrestations massives de Juifs français prévues à l’été 194412. Il est ainsi à noter que Rochlitz, tout comme Wendland, est ami avec l’épouse de l’historien de l’art August L. Mayer (1885-1944), qui réside à Nice puis à Monte-Carlo durant le conflit, avant d’être arrêté13. À plusieurs occasions, Rochlitz transmet à ce dernier des lettres de sa femme, restée à Paris. August L. Mayer présente par ailleurs en 1942 Rochlitz à l’expert en tableaux Jean Dutey, établi à Paris au 9, rue Crevaux, avec qui il entretient une relation amicale14. Après-guerre, Jean Dutey apportera son témoignage au cours du procès Rochlitz, en assurant l’auditoire de ses sentiments « violemment anti-nazi[s]15 ».

Les liens avec l’ERR

Les peintures confisquées que Rochlitz acquiert auprès de l’ERR sont écoulées auprès d’autres professionnels du marché de l’art, aussi bien en France qu’en Suisse et en Allemagne, grâce aux services ponctuels de la branche parisienne de la firme de transport Kühne & Nagel1. Instruit de la provenance des œuvres qu’il échange, il déclare d’ailleurs après la guerre que « ces marchands connaissaient l’origine des tableaux que je leur vendais, comme du reste tout Paris s’occupant de peinture savait qu’il s’agissait d’œuvres d’art spoliées2 ».

En vendant aux officiels et aux hauts dignitaires nazis, Rochlitz entend en outre se positionner comme un acteur de premier plan parmi les cercles artistiques allemands de la capitale, qu’il divertit « somptueusement3 » dans sa demeure de la rue de Rivoli. Les résultats de cette conduite ne se font pas attendre et, dès le 16 mars 1941, le baron Kurt von Behr (1890-1945), responsable de la branche française de l’ERR, atteste de l’excellent travail réalisé par Rochlitz aussi bien pour l’organisation que pour le compte du Reichsmarschall, et ordonne que toutes les facilités lui soient données dans la poursuite de sa mission4.

Interrogé après-guerre, Rochlitz tente de minimiser sa participation en déclarant avoir pris part à contrecœur au commerce de biens spoliés, se présentant également comme un farouche opposant au nazisme aspirant à devenir citoyen français. Afin de se dédouaner, Rochlitz rapporte également le fait que Bruno Lohse et Robert Scholz parlaient « fréquemment dans des termes presque hystériques de la nature “dégénérée” des œuvres françaises modernes5 », qui n’auraient sous aucun prétexte pu être emmenées en Allemagne et seraient détruites par le feu plutôt que rendues à leurs propriétaires. Rochlitz invoque l’argument de la « sauvegarde » de l’art moderne, déclarant qu’il a toujours senti « qu’un jour, il pourrait trouver un arrangement avec les propriétaires légitimes des peintures confisquées et leur rendre6 ».

Ces allégations sont cependant réfutées avec force par Lohse et Scholz qui, interrogés après la guerre, s’accordent à dire que Rochlitz a effectué de son propre gré, voire a recherché à effectuer des transactions avec l’ERR. Ce commerce lui permettait en effet de réaliser des profits spectaculaires, dans la mesure où les échanges artistiques se faisaient largement en sa faveur en regard des standards du marché de l’art à l’échelle internationale. À plusieurs reprises, il reçoit des peintures à proportion de dix pour une, dont beaucoup, parmi celles-ci, ont une valeur singulière supérieure à chaque objet dont il se sépare.

De plus, les œuvres qui entrent en sa possession incluent un certain nombre de chefs-d’œuvre de la peinture française du XIXe siècle, dont la valeur aurait été décuplée en temps de paix, que Rochlitz obtient en échange de « maîtres anciens » de qualité discutable, mais plus recherchés en raison de la politique artistique nazie. Visiteur régulier du Jeu de Paume, il choisit les peintures modernes qu’il souhaite échanger, qui sont parfois directement livrées à son appartement ou à son bureau7.

Capitalisant sur sa connaissance du marché de l’art français, ainsi que sur la convoitise et l’idéologie nazie, Gustav Rochlitz est considéré dès la Libération comme « l’un des agents artistiques nazis parmi les plus omniprésents et nauséabonds » du marché de l’art8.

Les poursuites d’après-guerre

Durant l’Occupation, Gustav Rochlitz retire un gain personnel et matériel conséquent des déprédations de l’ERR : l’un de ses comptes bancaires fait état d’un crédit de 80 000 F au moment de son ouverture en avril 1940 ; la somme s’élève à 661 000 F l’année suivante, pour atteindre 4 056 000 F en 1943. En quatre années, le montant est ainsi estimé à 5 685 000 F par le Comité de confiscation des profits illicites, qui signale au surplus que :

 Tous les témoignages des gens qui ont approché Rochlitz […] concordent pour indiquer et affirmer que l’Allemand était parfaitement bien placé pour réaliser des affaires importantes avec de nombreux marchands et amateurs d’art d’Outre-Rhin et qu’il n’a pas manqué de profiter des facilités et de la protection qui lui ont été accordées postérieurement aux événements de Juin 1940, tant par les autorités allemandes d’occupation que par le gouvernement de Vichy. Le train de vie de l’intéressé dénote d’ailleurs de larges disponibilités. En effet, au lendemain de son retour d’exode, [il abandonne] les 3 ou 4 pièces de l’appartement du 222, rue de Rivoli pour les consacrer uniquement à son commerce [et] occuper un hôtel particulier de 7 pièces à Passy, 15, rue Vineuse, 16 000 francs de location, qu’il a décoré et meublé à son goût de meubles adaptés, bibelots et fournitures anciens. Aux prix où se vendaient alors ces différents articles, on peut facilement estimer la dépense à 1 000 000 francs1.

En tenant compte des conditions favorables dans lesquelles les transactions ont été effectuées, Rochlitz n’aurait ainsi pas effectué un gain inférieur à 50 % net des achats effectués, soit, de 1941 à 1944, 2 342 500 F nets2. La somme est conséquente lorsqu’elle est mise en regard avec celles d’avant-guerre déclarées par Rochlitz : « je ne saurais vous préciser mon chiffre d’affaires, mais j’avais de 30 à 40.000 francs de bénéfices par an. Je revendais surtout des tableaux que j’avais achetés3 ».

Outre de substantiels bénéfices financiers, les échanges réalisés avec des acteurs haut placés dans la hiérarchie nazie doivent lui permettre, pense-t-il, d’éviter ses obligations militaires. Rochlitz estime en effet que les accréditations de Göring peuvent servir cet objectif, et c’est dans cette optique qu’il demande en mars 1944 à Hermann Voss, directeur du Führermuseum de Linz4, un certificat attestant de son activité de négoce avec les officiels allemands. À cet égard, Rochlitz donne aux Alliés qui l’interrogent en 1945 « l’impression d’un individu faible et lâche. Plusieurs sources indiquant qu’il serait morphinomane se sont révélées être vraies. Politiquement, Rochlitz n’a pas d’authentiques convictions. Il a agi chaque fois dans son propre intérêt, en tant qu’opportuniste sans scrupule5 ».

Au reste, les attestations signées de Göring et de Voss n’ont pas l’effet dérogatoire escompté, et Rochlitz est appelé à remplir son devoir militaire à Paris le 14 juillet 1944. Il suit un entraînement de deux semaines au Sicherungs-Regiment 1 (milice Volkssturm pour la défense de Paris), avant d’obtenir une dispense médicale le 16 août 1944. Après avoir pris soin d’envoyer en Suisse toutes les œuvres se trouvant encore à son domicile de la rue Vineuse, il quitte Paris le 20 août 1944 pour rejoindre sa femme et sa fille à Hohenschwangau, localité à la frontière austro-bavaroise dont le château est utilisé comme dépôt par l’ERR. La plupart de ses acquisitions se trouve alors en Allemagne et est répartie entre Hohenschwangau (Füssen), Aufhofen (Egling, Bavière), Mühlhofen6 et Ravensburg7 (sur le lac de Constance, dans le Bade-Wurtemberg), Lörrach8, Fribourg, chez Schaffer & Co, et le château Adolfsburg9 (à Oberhundem, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie). De Füssen, Rochlitz effectue des voyages ponctuels à Baden-Baden et à Fribourg pour établir ses affaires. Depuis juin 1943, en effet, il loue un appartement pour lui et sa famille à Baden-Baden chez Mme Jordan, au 5, Wilhelmstraße – lieu également utilisé pour stocker des œuvres d’art.

À ce titre, il convient de souligner les nombreux dépôts d’œuvres qu’utilise Gustav Rochlitz entre la France, la Suisse et l’Allemagne. Pendant la guerre, il en partage même un avec Maria Almas-Dietrich à Oberammergau (Haute-Bavière), d’où il évacue par erreur une sculpture médiévale appartenant à Dietrich10. Cette sculpture faisait auparavant partie de la collection de Harry Fuld (1879-1932) et Dietrich l’avait acquise auprès de Hans W. Lange lors de la vente de la collection Fuld entre le 27 et le 29 janvier 194311. Rapatriée en France après la guerre, l’œuvre fait à ce jour encore partie des Musées Nationaux Récupération attribués au Louvre12. La multiplicité de ces dépôts illustre la manière dont Rochlitz a distribué, puis redistribué en Allemagne les œuvres acquises en France grâce à un réseau d’agents sur place, pour la plupart encore peu connus. L’éparpillement de sa collection entre différents lieux lui permet sans doute après la guerre de brouiller les pistes et de cacher l’existence de certains dépôts : à ce titre, les informations fournies par les rapports de l’Unité d’investigation des œuvres d’art spoliées (Art Looting Investigation Unit – ALIU) sont à considérer avec un regard critique, puisque certaines œuvres déclarées perdues par Rochlitz lors des transferts via Baden-Baden ont en réalité refait surface lors de la découverte du dépôt de Lörrach en 194913.

Dès la Libération, des scellés sont apposés au 222, rue de Rivoli, où se trouvent encore quelques tableaux, ainsi qu’une quantité assez importante de cadres14. Rochlitz s’enfuit en août 1944 en Allemagne où il est arrêté le 13 décembre. Pendant la période du 15 juillet au 1er août 194515, il est interrogé par l’armée américaine dans un centre d’interrogation spécial en Autriche. Tandis qu’il est incarcéré en Allemagne, Rochlitz fait l’objet de trois décisions du 2e Comité de confiscation des profits illicites de la Seine, qui ordonne le séquestre général de ses biens16 et plusieurs confiscations financières assorties d’amendes, chacune fixée au montant maximum prévu par la loi. Somme toute, le cumul des confiscations et des pénalités s’élève à 13 420 000 F17. Transféré aux autorités françaises entre fin 1945 et début 1946, Rochlitz est alors interné avec d’autres collaborateurs au centre de séjour surveillé de Sorgues, dans le Vaucluse. Entendu par le juge d’instruction Marcel Frapier le 6 janvier 1946 à Paris, il est détenu à la prison de Fresnes le temps de son inculpation et de son procès, avant d’être condamné le 28 mars 1947 par la Cour de justice de la Seine à trois ans de prison, 60 000 F d’amende, l’indignité nationale à vie et à la confiscation générale de ses biens pour collaboration économique18. Il est ainsi l’un des rares allemands à être jugé devant la Cour de justice de la Seine. Dès 1946, l’Art Looting Investigation Unit de l’OSS (Office of Strategic Services) le fait figurer sur sa liste des « Red Flag Names » et ses échanges avec l’ERR sont cités au procès de Nuremberg pour mettre en lumière l’étendue et la variété des formes de spoliations artistiques19. Réputé pour être l’un des « marchands d’art les plus notoirement malhonnêtes20 » à s’être compromis avec l’ERR, Rochlitz figure parmi les personnes les plus sévèrement sanctionnées par les tribunaux français de la Libération.

Il quitte la prison de Fresnes le 10 juillet 194821. Certaines de ses possessions – ainsi que celles se trouvant au nom de sa femme – avaient déjà commencé à être vendues aux enchères publiques dès le 29 novembre 194622 par la Direction générale de l’enregistrement et des Domaines après avoir été séquestrées au titre des biens privés ennemis23. Par décret du 22 novembre 1950, le président de la République lui accorde la remise de l’amende de l’indignité nationale et de la confiscation générale. Rochlitz cherche alors à récupérer ses biens24 et, par une demande du 20 janvier 1956, à faire réviser les décisions du Comité de confiscation des profits illicites de la Seine. Jugée recevable en droit, sa demande est rejetée sur le fond et le paiement des pénalités financières confirmé25. Dans l’intervalle, tout ou une partie des œuvres saisies dans sa galerie a été intégré aux MNR26.

Le 19 janvier 1953, une SARL Établissements Rochlitz installée au 108 boulevard du Montparnasse, à Paris, est immatriculée auprès du registre du commerce et des sociétés27. Sylvia Rochlitz en est la gérante et apporte 300.000 francs de capital tandis que son père contribue à hauteur de 200.000 francs en tableaux28. Liquidée le 15 avril 1956, l’existence de cette société prête à pense que Gustav Rochlitz a repris le négoce d’art en France après sa condamnation. La liste détaillée des œuvres portées au capital social reste à ce jour inconnue. Le marchand d'art poursuit son activité à Füssen et à Cologne jusqu’à son décès en 1972, à 83 ans29.