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Sous l’Occupation, Roger Dequoy géra la galerie parisienne Wildenstein & Cie en l’absence de Georges Wildenstein, parti en exil aux États-Unis. Le processus d’aryanisation de la galerie a été officiellement confié dans un premier temps à Édouard Gras mais n'a pas été finalisé avant la fin de la guerre.

La prise en main de la galerie Wildenstein & Cie (Paris)

Roger Dequoy naquit à Tours le 10 octobre 1893. Il était antiquaire installé à son compte dans le faubourg Saint-Honoré de 1921 à 1927, puis au 21 rue La Boétie jusqu’en 19331. Il se maria en 1926 avec Alice Marie Moll (1891-1969). Vers 1932, il partit pour Londres pour représenter les intérêts de la société Wildenstein & Cie. Comme en témoigne Daniel Wildenstein, suite à la crise de 1929 :

« Mon père avait remarqué que les choses allaient plutôt moins mal en Angleterre. Nous avions une maison à Londres, qui était en sommeil […] Mon père a réactivé cette maison et il a engagé Roger Dequoy. Dequoy était le Français typique de l’époque. Il avait un faux air de Maurice Chevalier, avec la moustache en plus. Il était grand, très gai et avant tout très gentil. Il avait beaucoup de charme. Il approchait la quarantaine… Comme marchand, il avait une réputation épouvantable et justifiée… Une réputation de faussaire2. »

Cette réputation était due à la fabrication de copies et de faux. Néanmoins, ce spécialiste de l’art français du XVIIIe siècle était à la tête d’un réseau marchand comprenant plusieurs clients étrangers, à l’instar de Karl Haberstock et d’Emil Bührle (1890-1956) qu’il connaissait avant-guerre.

En 1939, Dequoy partit pour New York et revint en France à la fin de l’été 1940 pour vivre à Paris, au moment où Georges Wildenstein (1892-1963) tentait de rejoindre l’Amérique via la zone libre. Il exerça en tant que commissionnaire en marchandises et expert en tableaux3. Il prit les rênes de la galerie Wildenstein & Cie, située au 57 rue La Boétie, à la fin de l’année 1940, en tant que directeur fondé de pouvoirs d’après les archives de la Préfecture de police de Paris4. Il n’aurait été que gérant d’affaires, « c’est-à-dire sans aucun pouvoir de Mr Wildenstein, et sous sa propre responsabilité » d’après Daniel, le fils de Georges Wildenstein5.

D’origine juive, ce dernier s’était réfugié aux États-Unis où il résidait à New York en janvier 1941, confiant à Dequoy sa galerie et ses biens, qui avaient déjà fait l’objet des premières saisies par l'occupant durant l’été 19406. D’après le personnel de la galerie, Dequoy s’acquitta de cette tâche de façon efficace en permettant aux salariés de la société Wildenstein & Cie (Paris) de conserver leurs emplois et en contribuant à « sauver du pillage allemand les immeubles, la bibliothèque, les objets d’art et les tableaux7 ». Il prit notamment l’initiative de retirer clandestinement des tableaux et dessins d’une chambre forte de la Banque de France afin de les dissimuler, peu avant la saisie du coffre par les autorités allemandes8.

Le 2 novembre 1940, il sollicita la nomination d'un certain M. Germain en tant qu’administrateur provisoire de la société, en remplacement de Georges Wildenstein, suite à une ordonnance du Tribunal de commerce, puis désigna M. Michaud et M. Rheims, commissaires-priseurs, pour faire un inventaire du stock en décembre. Sur demande de Dequoy, Édouard Gras fut nommé gérant de la société Wildenstein & Cie (Paris) le 5 février 1941 par le Commissariat général aux questions juives. Tandis que Gras était le représentant officiel de la galerie, l’administration des affaires quotidiennes resta aux mains de Dequoy9.

L'intervention de Karl Haberstock

Dequoy s’attela ainsi à récupérer les collections de la galerie Wildenstein & Cie (Paris) confisquées par les Allemands. Six caisses avaient été saisies par la Kriegsmarine (marine de guerre allemande) à Bordeaux au moment de l’exode. Grâce à l’intervention du marchand autrichien Hugo Engel ainsi que du marchand allemand Haberstock, Dequoy récupéra trois de ces caisses, contenant des tableaux dissimulés ensuite chez des amis. Haberstock fit son choix dans les collections retrouvées et exigea en échange la Bataille sur le pont et Nymphes et Satyres de Claude Lorrain, ainsi que Le réveil de Gustave Courbet pour un montant total de 500 000 F1.

Ayant été informé le 17 avril 1941 par le directeur des Musées nationaux, Jacques Jaujard (1895-1967), que les tableaux appartenant à des juifs en dépôt à Sourches allaient être saisis par les services allemands, Dequoy s’était de nouveau adressé à Engel pour faire rentrer à Paris l’intégralité de la collection Wildenstein ainsi que la collection Kapferer, ensemble 80 tableaux, d’après le rapport de Michel Martin, chargé de mission au département des peintures du musée du Louvre et affecté au service de contrôle des exportations d’œuvres d’art en Allemagne2. Le 1er juillet 1941, Dequoy remercia le baron Gerhard von Pöllnitz, proche d’Haberstock, pour son intervention et cet immense service rendu, en lui assurant que sa maison était désormais la sienne3.

Au début du mois d’avril 1941, les locaux de la société Wildenstein & Cie (Paris) avaient été occupés de force par le Rassemblement national populaire, le parti fasciste et collaborationniste de Marcel Déat (1894-1955), puis la Préfecture de police avait permis l’évacuation des lieux le 18 avril. Les objets ainsi récupérés à Sourches ne rejoignirent pas tous la galerie parisienne mais furent entreposés dans divers locaux loués par Dequoy et dissimulés chez des particuliers, la nuit avec l’aide du personnel de la société et de Gras, le commissaire-gérant de la société Wildenstein & Cie (Paris) récemment nommé4. Pour cette seconde intervention, Haberstock obtint Après la chasse de Jan Fyt (1611-1661), une Bacchanale de l’école française, Madame Victoire et Madame Adélaïde de Heinsius, pour la somme totale de 360 000 F d’après Dequoy5.

La vente des tableaux attribués à Boucher

À la Libération, Dequoy fut cité à deux reprises devant le 3e Comité de confiscation des profits illicites, tout d’abord le 13 février 1946, puis le 16 novembre 1948 en solidarité de Jean-Paul Louis Dutey (1897-1954)1.

Le rapport du Comité de confiscation des profits illicites de la première citation fait état de ventes à Haberstock, Maria Almas-Dietrich, Walter Andreas Hofer, Hans Wendland et Theodor Fischer pour un montant de 2 535 000 F2. Haberstock avait protégé la société Wildenstein3, mais fit pression sur Dequoy pour la vente de certains tableaux aux occupants4. Par ailleurs, Haberstock était un ami de Georges Wildenstein et « avait des tableaux en participation avec lui bien avant la guerre5 ». Ces ventes ne furent donc pas reprochées à Dequoy. Les bénéfices de ces opérations revenant à la société Wildenstein & Cie, il ne pouvait en répondre personnellement, malgré les commissions encaissées6. Les opérations réalisées par Dequoy pour le compte de la société Wildenstein & Cie firent l’objet de la citation de ladite société devant le Comité7.

En revanche, Dequoy avait vendu deux tableaux de François Boucher (1703-1770) aux Allemands pour son propre compte en profitant du prestige et de la réputation de la société Wildenstein & Cie, qui lui garantissait une riche clientèle. Le premier cité lors de son audience, La Lumière du monde, avait été acheté en 1943 à G. Destrem8 pour la somme de 1 215 000 F, avec ses propres deniers du fait de l’absence de Wildenstein et dans le but, selon Dequoy, de le verser au fonds de la galerie à la fin des hostilités9. Il avait fait partie de la collection d’Henri Destrem (1878-1941) et avait été remis au notaire Raymond Destrem (1880-1947), le frère d’Henri, à sa mort. Le tableau fut exposé à la galerie de Martin Fabiani10.

Dequoy et Fabiani se connaissaient depuis 1941, Fabiani étant venu réclamer le remboursement d’un reçu signé par Georges Wildenstein, qu’il avait rencontré au moment de l’exode et de la fuite en Espagne, alors qu’il avait besoin de monnaie espagnole11. Redoutant l’occupation de la galerie Wildenstein par les autorités allemandes, Dequoy avait retiré le tableau de Boucher des cimaises de la rue La Boétie avec huit autres tableaux plus petits. Ces derniers furent dissimulés par Fabiani dans un coffre-fort, mais le tableau de Boucher, aux dimensions trop importantes, dut rester dans sa boutique12. D’après les propos de Dequoy, il y aurait été revendu à des Allemands contre sa volonté 1 500 000 F en février 194413. Le bénéfice net résultant de la vente s’élevait donc à 285 000 F.

Le rapport concernant le musée projeté par Hitler à Linz mentionne quant à lui un tableau de Boucher dénommé L’Épiphanie, acheté par Dietrich auprès de Georges Destrem, Dequoy et Fabiani, pour un montant annoté 140 000 ou 180 000 RM, en même temps que deux œuvres de Giovanni Paolo Panini (1691-1765) pour 30 000 RM avec la mention d’une date antérieure, 194314. Elle correspond à la date d’achat du tableau par Destrem, Dequoy et Fabiani. Les archives du Collecting Point de Munich mentionnent elles aussi Georges Destrem, comme ayant vendu à Dietrich le 8 mars 1944 par l’intermédiaire de Fabiani un tableau de Boucher, L’Adoration des Mages, autre titre de La Lumière du monde, et des « Scènes de rue » de Panini, acquis respectivement 180 000 et 30 000 RM pour les collections du musée projeté à Linz15.

Le second tableau attribué à Boucher, La Fontaine, acheté en septembre 1940 par Dequoy à René Avogli-Trotti pour la somme de 200 000 F, est proposé en juillet 1941 à Mme Dietrich pour 250 000 F, alors qu’il était exposé dans la galerie Wildenstein16. L’achat de Dietrich est daté du 18 septembre 1941 suite à l’annulation d’une première transaction datant de juillet, où Ernst Buchner, Hermann Voss et Hans Posse estimèrent que certains des tableaux étaient faux ou inadaptés pour le musée d’Hitler17. Le tableau de Boucher fut néanmoins acquis pour 38 000 RM pour le musée de Linz en mai 1942, puis fut rapatrié en France après-guerre18. Pour cette vente, Dequoy attesta le 16 septembre 1941 avoir reçu une provision de 90 000 F ou 4 500 RM19. Il s’agissait en fait d’un lot de trois tableaux proposé par Dequoy au prix de 995 000 F : un tableau de Le Brun (25 750 RM), un tableau attribué à l’école de David suite à son évaluation (6 000 RM) représentant Adam et Ève, et le tableau La Fontaine (18 000 RM)20. Le bénéfice net de la vente du tableau de Boucher s’élevait donc à 50 000 F.

Ces deux ventes de tableaux de Boucher en 1944, La Lumière du monde et La Fontaine, les seules reconnues à la charge personnelle de Dequoy, ont donc fait l’objet d’une confiscation de 335 000 F et d’une amende de 50 000 F à l’encontre de Dequoy21. Ne fut par conséquent retenu contre lui que le bénéfice net des ventes : 285 000 F pour le premier tableau de Boucher et 50 000 F pour le second. Le Comité prit en compte le caractère « occasionnel » de la vente jugée illicite, ainsi que la volonté affichée par Dequoy de protéger la collection et les intérêts de la Société Wildenstein & Cie, mais considéra aussi l’éventualité d’un profit en réalité supérieur à celui déclaré22.

La vente d’un tableau attribué à Goya de la collection Jaffé

La seconde citation devant le 3e Comité de confiscation des profits illicites le 16 novembre 1948 est due aux transactions effectuées en coopération avec Jean-Paul Louis Dutey (1897-1954) et René Laniel (1900-1964). Durant l’été 1943, Dequoy avait acquis en commun avec l’antiquaire Dutey et son beau-frère, René Laniel, « un grand tableau représentant un portrait d’homme en pied, attribué à Goya », lors d’une vente publique à Nice1. Le tableau fut revendu en juin 1944 à « un Allemand, M. Grosshenning2 ». Il s’agit du portrait en pied de Don Manuel García de la Prada peint par Goya vers 1811, vendu par Raphaël Gérard (1886-1967) à Wilhelm Grosshennig (1893-1983)3. Ce dernier dirigeait depuis 1930 la galerie Gerstenberger de Chemnitz4. Répertoriée sous le numéro d’inventaire 3546 dans la collection de Linz, cette œuvre fut retournée au Central Collecting Point de Munich, puis à Paris en 19465.

Elle appartenait à John Jaffé (1843-1934), banquier irlandais d’origine juive, puis à sa veuve Anna Jaffé (1890-1942). La collection Jaffé fut mise aux enchères les 12 et 13 juillet 1943 à l’hôtel Savoy à Nice, à la suite du décès d’Anna6. D’après les archives de Washington, « le portrait d’un homme par Goya » fut acquis pour 70 000 F par Dequoy et Fabiani, proposé pour 6 millions de francs au Louvre, qui déclina l’offre, et vendu 5 200 000 F à Grosshennig, Dutey et Dequoy devant se partager le bénéfice7. La participation de Fabiani à l’achat n’est toutefois pas attestée, même si son implication dans les affaires de Dequoy est réelle à l’époque. D’après Gérard, la participation de Dequoy était de 76 500 F et il acquit le Goya auprès de lui, à Paris, après une estimation de l'expert juif allemand August Liebmann Mayer à Monte-Carlo, pour un montant de 3 millions de francs, avant de le revendre avec un bénéfice de 500 000 F à la galerie Gerstenberger, qui obtint en juin 1944 la licence d’exportation et revendit ensuite le tableau à la « mission spéciale Linz »8.

C’est en fait probablement à l’initiative de Dutey que le tableau fut vendu à Gérard, ce dont Dequoy s’offusquait dans une lettre du 17 août 1943, espérant en tirer un meilleur prix et attestant des risques pris par le marchand lorsqu’il optait pour des acquisitions en consortium :

« Mon cher Jean [Dutey],

Je reçois ta lettre m’annonçant la vente de notre tableau, je suis très étonné que tu ais vendu sans me consulter, car il est vrai que j’ai parlé chez Raphaël de 3000 ; je te prie de te rappeler qu’après notre visite, dans la rue, en présence de ton beau-frère [René Laniel], je vous ai dit « le prix que je viens de mentionner est seulement une indication pour ne pas lui dire la vraie valeur du tableau ». Enfin !! Tu as vendu, il n’y a pas à revenir là-dessus ; mais, nous faisons une très mauvaise affaire, tu ne t’es jamais rendu compte de la valeur de cet objet et ton impatience nous coûte très cher9 »

Le tableau ayant été cédé au début du mois d’août 1943 à Gérard et Dequoy n’ayant pas participé d’après ses propos à la vente à la galerie allemande presqu’une année plus tard10, le Comité de confiscation conclut ainsi que le profit retiré de cette opération par Dequoy ne correspondait pas à « un bénéfice provenant d’une opération illicite », mais devait être considéré comme un rachat de la « quote-part de l’intéressé dans la propriété du tableau11 » par Dutey, soit un tiers du prix de vente12. Suivant le rapport Dequoy dressé par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, les bénéfices avaient été partagés entre Laniel, Dutey et Dequoy13. Au titre des profits illicites, Dequoy ne fut donc pas condamné dans cette affaire, son rôle étant considéré simplement comme celui d’un intermédiaire ayant vendu le tableau attribué à Goya à un marchand français.

L’échange avec l’ERR : Dequoy et Fabiani

Les interrogatoires de Bruno Lohse (1911-2007), chef adjoint de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) [Unité d’intervention Rosenberg] et adjoint de Göring à Paris, apportent un autre éclairage sur les activités communes de Dequoy et Fabiani à Paris concernant la vente de tableaux en Allemagne à la fin de la guerre. En janvier 1944, Lohse, Dequoy et Fabiani s’entendirent pour échanger 60 œuvres d’art modernes confisquées par l’ERR contre sept peintures du XVIIIe siècle destinées au musée de Linz : un paysage attribué à Robert/Boucher, quatre œuvres de Guardi et deux de Panini1.

Les sept œuvres de maîtres anciens furent estimées à 2 millions de francs et les œuvres d’art moderne à 20 millions de francs, les profits devant être partagés équitablement entre les marchands. Les tableaux confisqués par l’ERR furent livrés au 140 rue du Faubourg-Saint-Honoré, qui communiquait avec le 57 rue La Boétie dans l’ancienne galerie Wildenstein, à l’intention de Monsieur Dequoy entre le 23 et le 26 janvier 19442. L’accord fut toutefois rompu, selon Lohse, en raison de l’arrivée de Robert Scholz (1902-1981) de Berlin, qui dès 1941 avait préparé une liste d’œuvres confisquées que l’ERR pourrait échanger sur le marché, et en raison également de la méfiance partagée de ses collègues. Lohse désavoua devant Scholz les négociations en cours avec Dequoy et Fabiani.

Toujours d’après Lohse, l’historien de l’art Erhard Göpel (1906-1966) aurait voulu finalement conclure l’échange pour le futur musée de Linz et aurait sollicité l’expertise d’Adolf Wüster (1888-1972) pour les tableaux confisqués par l’ERR, que ce dernier évalua à moins de 20 millions de francs. Lohse affirma que dix œuvres auraient alors été proposées par Dequoy et Fabiani en échange des œuvres d’art moderne fournies et que neuf auraient finalement été acquises pour les collections de Linz3. Le rapport relatif au projet de musée à Linz mentionne effectivement l’entrée de neuf œuvres dans les collections par l’intermédiaire de Göpel, dont deux tableaux de Panini et un de Robert, mais avec l’indication d’une date antérieure, 19434.

Parmi les œuvres proposées par Fabiani et Dequoy lors de l’échange, le tableau attribué à Robert/Boucher, Ruines d’un temple, valait à lui seul 3 500 000 F (175 000 RM) et d’après Lohse, il fut vendu en janvier 1944 à ce prix à Hans W. Lange (1904-1945), directeur d’une maison de ventes à Berlin, qui avait été prévenu par Lohse de l’intérêt du tableau, et Lange le revendit ensuite à la mission spéciale Linz5. D’après le rapport sur le musée, il serait cependant entré dans les collections de Linz par l’intermédiaire d’Almas-Dietrich, qui le vendit au professeur Voss (via Paris) sous le titre « Paysage classique avec soldats romains et une femme avec un enfant devant les ruines d’un temple (149 × 165,5 cm) en août 19436 ». Il faut aussi signaler qu’un tableau d’Hubert Robert (1733-1808), intitulé Ruines romaines (153 × 140 cm), fut acquis en juillet 1943 par Almas-Dietrich auprès de Victor Mandl pour 500 000 F et vendu 5 000 RM pour Linz7.

Lohse déclara ne pas être certain de la date d’acquisition du tableau d’Hubert Robert par Lange et il pensait que le tableau appartenait à Dequoy bien qu’il se trouvât chez Fabiani8. Une autre source atteste d’achats auprès de Fabiani : un Hubert Robert par H. W. Lange, un Boucher, quatre Guardi et deux Panini par Almas-Dietrich, et deux grands formats d’Hubert Robert par le ministre du Reich Speer sans mention de dates et de dimensions9. Lohse affirma n’avoir jamais conclu d’affaires directement avec Dequoy et, tout comme Hofer, il s’entendait avec Fabiani, qui était connu des occupants et des marchands allemands comme représentant des intérêts de Dequoy10.

D’autres enquêtes menées par la Roberts Commission mentionnent que, suite à l’échec de l’échange, les tableaux modernes furent rapportés au musée du Jeu de paume entre le 11 et le 18 février 1944 :

« Cependant ces deux marchands parisiens n’auraient pas hésité à accepter en paiement des œuvres d’art dérobées aux israélites. Le 13 mars 1944, il est parti de la galerie Fabiani pour le Führerbau de Munich un tableau emballé dans une caisse mesurant environ 2. × 1.50. Il paraît plus que probable qu’il s’agissait du tableau d’Hubert et de Boucher que l’on avait primitivement tenté d’échanger. Ce tableau a quitté la France sans qu’aucune licence d’exportation n’ait été demandée11. »

À l’analyse de ces différentes sources, plusieurs questions demeurent. Le tableau sorti de la galerie Fabiani début mars 1944, qui était un grand format, pouvait tout aussi bien être un autre tableau, celui par exemple de Boucher, La Lumière du monde, et non Les ruines d’un temple attribué à Robert/Boucher puisque La Lumière du monde exposée chez Fabiani fut vendue à la même période, en février 1944, contre son gré d’après Dequoy à Almas-Dietrich. Le rapport concernant les collections de Linz mentionne la date de 1943 face à son acquisition.

Le tableau Ruines d’un temple attribué à Robert/Boucher a été quant à lui acquis pour le musée de Linz. Les sources indiquent qu’il rejoint les collections du musée projeté par Hitler le 11 août 1943 par l’intermédiaire d’Almas-Dietrich, qui l’aurait acheté auprès de Victor Mandl et/ou par Hans W. Lange en janvier 1944 à la suite de l’échange proposé entre l’ERR et Dequoy-Fabiani selon Lohse. L’échange conclu par Lohse qui aboutit en janvier 1944 à la livraison des tableaux spoliés à Dequoy a probablement nécessité plusieurs semaines de négociation datant de l’année 1943.

On peut ainsi émettre l’hypothèse qu’une transaction concernant les tableaux de Boucher, Guardi et Panini aurait pu être proposée à Almas-Dietrich à l’été 1943 par Fabiani et Dequoy, dont la complicité est attestée et reconnue par les deux marchands. Almas-Dietrich a d’ailleurs signalé l’achat de ce tableau auprès de Victor Mandl en août 1943, marchand auquel Dequoy reconnaît avoir rendu plusieurs services et servi d’intermédiaire dans d’autres ventes avec Dietrich12. La transaction entre Almas-Dietrich et Mandl n’a en outre peut-être jamais été conclue et il paraît difficile de se fier aux dates indiquées par Almas-Dietrich. En effet Mandl témoignait après-guerre : « Je sais qu’à plusieurs reprises, elle a fait usage de mon nom […] les sommes qu’elle recevait ainsi lui permettaient de faire ses achats à Paris13. »

Au vu des estimations et de la somme élevée demandée par Almas-Dietrich, si elle a bien eu lieu, la transaction aurait pu être annulée et renégociée comme Dequoy le fit pour d’autres tableaux vendus à Almas-Dietrich après leur expertise, la vente n’ayant pas été finalement conclue14. Comme il était courant de le faire depuis 1941, un échange aurait pu être envisagé dans les mois suivants par l’ERR représenté par Bruno Lohse pour éviter tout paiement, qui aurait abouti en janvier 1944, afin d’acquérir pour le futur musée d’Hitler des tableaux cachés par Dequoy chez Fabiani15.

L’échange entre les œuvres d’art moderne spoliées et les tableaux de Guardi, Panini et Robert/Boucher ayant dans un premier temps échoué, certains tableaux cachés chez Fabiani par Dequoy ont bien été vendus fin février-début mars 1944 aux représentants de la mission spéciale Linz par Fabiani, notamment Ruines d’un temple et La Lumière du monde.

Conclusion

Les collections de la société Wildenstein & Cie restées en France furent en partie récupérées et exploitées pendant l’Occupation par Dequoy, qui a tiré des bénéfices personnels de leurs ventes et exportations vers l’Allemagne et la Suisse, pour lesquels il fut condamné à la Libération par le Comité de confiscation des profits illicites. Le marchand acquit également des œuvres provenant de collections juives sur le marché de l’art, en particulier à Nice, et fut mêlé à des tentatives d’échanges avec l’ERR par le biais de Fabiani.

Pendant l’Occupation, il travailla en étroite collaboration avec des marchands et courtiers installés en France à l’instar de Fabiani, Gérard, Destrem, Dutey, Avogli-Trotti, Mandl, avec des marchands allemands présents sur le marché français comme Haberstock, Wüster et Almas-Dietrich, et avec des marchands et collectionneurs suisses tels Hofer, Montag, Bührle et Fischer. Il eut aussi des contacts indirects avec des représentants de l’ERR, notamment Bruno Lohse.

En novembre 1944, Dequoy chercha à rejoindre Londres, sans succès, le visa lui fut immédiatement refusé1. Il fit face aux poursuites fiscales et judiciaires, en bénéficiant du soutien de la famille Wildenstein et de son avocat, Raymond Rosenmark, comme le rappelait Daniel Wildenstein :

« À la Libération, Maître Rosenmark s’est occupé de Roger Dequoy. Que risquait-il ? Disons trois ans de retrait de sa licence. La prison, non. Les prisons étaient trop pleines à l’époque. Après évidemment, mon père va cesser toute relation professionnelle avec lui. Il continuera néanmoins de venir à la maison. Tous les trois jours, il passait dire bonjour2. »

Dequoy bénéficia d’un non-lieu prononcé par le parquet de la Cour de justice de la Seine le 8 novembre 1946 et la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration le disculpa officiellement de l’accusation de collaboration en mars 19473. Le Comité de confiscation des profits illicites le condamna à une confiscation de 335 000 F et à une amende de 50 000 F en janvier 1947. Il décéda le 29 mai 1953, à l’âge de 59 ans, à son domicile situé au 146 rue de Courcelles dans le XVIIe arrondissement.