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Expert reconnu et promoteur des arts extra-européens, Charles Ratton était un marchand à la tête d’un vaste réseau de clients, implantés tant en Allemagne qu’en Suisse et aux États-Unis. Pendant l’Occupation, sa galerie, 14 rue de Marignan, constituait une adresse incontournable pour plusieurs marchands allemands dont Walter Bornheim et Maria Almas-Dietrich. Ratton comptait aussi parmi ses clients de nombreux musées allemands, comme ceux de Francfort, Mayence, Bonn, Munich, Wuppertal et Düsseldorf.

Un expert des arts dits primitifs

Marchand, collectionneur et galeriste, Charles Ratton fut un expert reconnu des arts extra-européens durant l’entre-deux-guerres. Né à Mâcon en Bourgogne le 11 mars 1895, il vint à Paris en octobre 1913 pour étudier l’archéologie médiévale à l’École du Louvre et travailla au rayon d’antiquités des magasins du Printemps. Engagé volontaire en 1915, il fut rapidement démobilisé et reprit son travail et ses études, obtenant son diplôme en 1923. Débutant son activité de vente d’objets médiévaux en 1921, dans une minuscule boutique au 76 rue de Rennes dans le VIe arrondissement, il s’installa rive droite, au 39 rue Laffitte dans le IXe arrondissement, en 1925. Il transféra son commerce au 14 rue de Marignan dans le VIIIe arrondissement en 19301. Proche de nombreux artistes d’avant-garde, il se spécialisa progressivement dans la vente des arts dits primitifs et contribua à la valorisation des arts d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie, à l’instar d’autres marchands, tel Paul Guillaume (1891-1934)2.

Ratton organisa ainsi une exposition d’art précolombien au Salon de Lyon et devint administrateur de la Société des amis du musée d’Ethnographie du Trocadéro en 19293. L’année suivante, il présenta à la galerie du théâtre Pigalle une exposition consacrée aux arts africains et océaniens avec Tristan Tzara (1896-1963) et Pierre Loeb (1897-1964), fut nommé expert des douanes françaises et s’associa à Louis Carré. Il contribua à l’exposition ethnographique des colonies françaises du musée d’Ethnographie du Trocadéro lors de l’Exposition coloniale (mai-novembre 1931). En mai 1931, il fut responsable de l’expertise des collections Breton et Éluard avec Carré et le commissaire-priseur Alphonse Bellier. En décembre 1931, il intervint de nouveau en tant qu’expert dans la vente de la collection Georges de Miré4. Il conçut l’une des premières expositions sur le royaume du Bénin en 1932, puis présenta l’année suivante une exposition de sculptures et d’objets d’art à la villa Guibert.

En 1935, Charles Ratton épousa Divonne de Saint-Villemer, née Charlotte Augé, qu’il fréquentait depuis une dizaine d’années et qui fut probablement à l’origine de ses premiers contacts avec les surréalistes. Il se tourna alors vers les États-Unis, où il fut délégué par le musée d’Ethnographie du Trocadéro pour l’exposition « African Negro Art » au Museum of Modern Art à New York auprès du conservateur James Johnson Sweeney (1900-1986). En contact avec Pierre Matisse (1900-1989), il eut l’opportunité la même année de présenter une partie de sa collection personnelle dans la galerie de celui-ci à New York, sous le titre « African sculpture of the Ratton Collection ». Dans sa galerie parisienne, Ratton fut aussi à l’origine d’une exposition dédiée aux artistes contemporains, notamment Pablo Picasso, Salvador Dalí, Hans Arp, André Breton, Paul Éluard et Yves Tanguy, en mai 1936.

Ses premiers contacts avec l’Allemagne datent de la fin des années 1920. Les musées ethnographiques allemands étaient à la tête de vastes collections et avaient la possibilité de proposer à la vente des « doublons », c’est-à-dire des objets ethnographiques similaires présents dans leurs réserves5. Ratton effectua ses premières acquisitions dès 1928 par l’intermédiaire d’Arthur Speyer (1894-1958) auprès du musée ethnographique de Hambourg puis de la firme Umlauff en 1936, 1937 et 1938. Il procéda à plusieurs échanges avec le musée de Dresde en 1931 et fut en relation avec Alfred Flechtheim (1878-1937) à Düsseldorf et l’Institut de morphologie culturelle de Francfort dirigé par Leo Frobenius (1873-1938), qui le qualifiait en 1933 de « Très honoré Professeur ». Ses relations s’étendaient également aux musées ethnographiques de Leipzig, de Munich et de Berlin6.

Ratton s’était aussi lié d’amitié avec le baron suisse Eduard von der Heydt (1882-1964) avec qui il entretint une riche correspondance7. Les contacts s’intensifièrent à partir du début des années 1930 et se poursuivirent après la guerre. Amateur d’arts extra-européens, le baron suisse l’invita dans sa villa d’Ascona, tout comme Flechtheim, Rivière et d’autres collectionneurs de l’époque, à l’instar de Nell Walden-Heimann (1887-1975)8.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le marchand était en somme à la tête d’un vaste réseau de clients implantés tant en Allemagne qu’en Suisse et aux États-Unis. Il était un expert réputé sur le marché des arts extra-européens.

Acquisitions et ventes sous l’Occupation

Respecté sur le marché de l’art parisien, Ratton était membre du comité directeur du Syndicat des négociants en objets d’art, tableaux et curiosités avec Albert Carré, Pierre Durand-Ruel, Maurice Loyer et Paul Cailleux, le président de ce syndicat, et en devint vice-président en 1942. Mobilisé à l’âge de 45 ans, il put reprendre ses activités dès juillet 1940. Si le marchand n’afficha pas officiellement de positions politiques collaborationnistes, la période de l’Occupation lui donna bien l’opportunité de poursuivre ses affaires, notamment avec plusieurs marchands et musées allemands.

Sa galerie constituait une adresse incontournable pour nombre d’entre eux. Walter Bornheim, marchand allemand au service de Hermann Göring, se rendit ainsi dans sa galerie pour acquérir des antiquités médiévales. Ratton affirma : « J’ai connu Bornheim pendant l’Occupation, il est venu chez moi seul je crois et m’a demandé des objets du Moyen-Age, je ne lui ai vendu que des objets de moyenne valeur d’un montant total de 100 000 francs1. » Des transactions avec Maria Almas-Dietrich, fournisseuse importante du musée projeté par Hitler à Linz, sont aussi attestées. Elles concernent un baiser-de-paix du XVe siècle, des statuettes et masques du Gabon, du Congo, du Cameroun, de Côte d’Ivoire et du Nigéria2. En mai 1941, Ratton témoignait de la prospérité du marché de l’art parisien sous l’Occupation dans une lettre écrite au galeriste new-yorkais Pierre Matisse : les affaires sont « brillantes, spécialement pour les impressionnistes, les tableaux anciens, les tapisseries et les objets du Moyen-Âge3 ».

Ratton entretenait en outre des relations commerciales outre-Rhin avec plusieurs musées allemands, comme ceux de Francfort, Mayence, Bonn, Munich, Wuppertal et Düsseldorf, qui faisaient partie de ses clients depuis l’entre-deux-guerres4. Pendant l’Occupation, le Kunstgewerbe Museum à Düsseldorf acquit par exemple des pages de manuscrits illustrés des XVe et XVIe siècles auprès de Ratton en 1942 et 1943. Le lot de miniatures fut restitué par les autorités britanniques dans l’immédiat après-guerre. Achetées principalement à l’Hôtel Drouot en mars 1942 par Ratton, plusieurs œuvres ne proviennent pas de spoliation5. Le musée acquit aussi des statuettes du XVe siècle auprès du marchand. Nadine et Adolf Wüster servirent probablement d’intermédiaires pour Ratton, qu’ils contactèrent à plusieurs reprises, comme en attestent les lettres échangées entre Hans Wilhelm Hupp, directeur du musée de Düsseldorf, et le couple Wüster en août 19426.

Le Völkerkundemuseum de Francfort fut également l’un de ses clients importants, se fournissant en collections amérindiennes, africaines et océaniennes, suite à plusieurs voyages entrepris à Paris par son directeur Adolf Ellegard Jensen (1899-1965) en 1941 et 19427. Parmi les pièces rares du musée se trouvent encore aujourd’hui des objets d’art acquis auprès de Ratton pendant l’Occupation, notamment des objets cérémoniaux yorubas provenant d’Ife et un masque Gelede du Nigéria, ou encore un masque Tyi wara bambara du Mali. Il est à noter que certains d’entre eux avaient été collectés quelques dizaines d’années plus tôt par l’ethnologue allemand Frobenius, probablement des doublons issus des musées allemands achetés par Ratton au début des années 1930 et qui faisaient partie de sa collection personnelle8.

Il fut enfin impliqué dans les ventes de collections spoliées, telles celles d’Alphonse Kann et de Maurice de Rothschild. Les 3, 4 et 5 novembre 1942, les biens d’Alphonse Kann sont dispersés à l’Hôtel Drouot par l’administrateur des biens du collectionneur, Élie Pivert, et le commissaire-priseur Georges Blond. D’après Emmanuelle Polack, Charles Ratton y acquit une œuvre d’art moderne pour 300 F lors de la première vacation9. Quant à Maurice de Rothschild, on ignore à ce jour comment Ratton se retrouva en possession de sa collection ethnographique du Nord-Est de l’Afrique. Le baron juif avait quitté la France pour le Portugal en juin 1940 et rejoint l’Écosse en juillet depuis Lisbonne. L’ensemble de ses biens fut confisqué. Le procès-verbal mentionnant la liste des objets enlevés par Josef Angerer et expertisé par Jacques Beltrand au 41 rue du faubourg Saint Honoré pour le compte de Goering le 19 septembre 1940 ne mentionnent pas la collection africaine10. Une partie des collections fut peut-être aussi vendue au moment de sa fuite.

Rassemblée par Rothschild lors de son voyage à Addis-Abeba en 1904, la collection africaine réapparaît sous la plume de Jensen, directeur du Völkerkundemuseum de Francfort-sur-le-Main, à qui Ratton l’avait proposée fin juillet 194211. Sous l’Occupation, Jensen était déjà venu à Paris pour faire des acquisitions entre autres à la galerie Ratton, à la galerie Carrefour tenue par Suzanne Vérité et à la galerie Percier en 194112. Intéressé par la collection du baron, l’ethnologue spécialiste de la région avait obtenu un financement exceptionnel du maire de la ville, O. B. Krebs, suite à son voyage à Paris entre le 21 juillet et le 1er août 1942, effectué au départ dans l’optique d’acheter une collection précolombienne à Ratton. Achetée le 9 janvier 1943 pour 140 000 F (7 000 RM), la collection d’Abyssinie fut exportée vers Francfort au printemps 1943 avec une licence13. Le transport fut assuré par la Möbel-Aktion (action « meubles »). Le 30 avril 1943, Jensen écrivait en effet à propos du directeur de l’Einsatzstab Rosenberg, Kurt von Behr : « Lors d’une visite à Monsieur von Behr, celui-ci affirma pouvoir prendre en charge le transport souhaité, notamment avec les transports des meubles qui étaient destinés à la ville de Francfort. »14. Au cours de ce dernier voyage, du 4 au 10 avril 1943, Jensen acquit aussi 29 objets d’art péruviens pour 55 000 F (2 750 RM) auprès de Ratton15.

En 1947, Jensen et Ernst Holzinger contribuèrent à la restitution de 37 pièces acquises pendant la guerre dans les territoires occupés par le Völkerkundemuseum, c’est-à-dire une infime partie. La collection Rothschild, 572 objets, n’en faisait pas partie, déclarée quant à elle majoritairement détruite dans un incendie, lors du bombardement de la ville, le 22 mars 194416. Quelques pièces, notamment des appui-têtes, des haches, des arcs et des poteries, volontairement cachées ou oubliées, font encore partie aujourd’hui des collections du musée des cultures du monde de Francfort, de même que la majorité des collections acquises auprès des galeries parisiennes de 1941 à 1943.

Au total, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration enquêta sur la vente d’antiquités en Allemagne pour un montant de 1 818 986 F en quatre ans, dont Ratton fournit une liste précise, conservée aux Archives nationales, mentionnant date, description des objets, prix et acquéreurs. Le dossier fut classé en 1946 d’après les conclusions du rapport de Michel Martin, le marchand n’ayant effectué selon lui que « des ventes minimes dans des conditions régulières qui ne sauraient constituer un délit17 ».

Après la guerre : arts dits primitifs et art brut

Après la Seconde Guerre mondiale, le commerce des arts dits primitifs prit une ampleur mondiale et la galerie Charles Ratton, 14 rue de Marignan, en constitua une référence. Ratton expertisa plusieurs collections, notamment celles de Félix Fénéon, de Jacob Epstein et d’Helena Rubinstein, et participa à de nombreuses ventes jusque dans les années 1980. Ses collections apparaissent dans le film Les statues meurent aussi produit par Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet en 1953. Il est également consulté lors de l’inauguration du Museum of Primitive Art à New York en 1957.

Il reprit aussi contact avec les surréalistes de retour de leur exil américain et fit la connaissance de Jean Dubuffet, se passionnant rapidement pour son œuvre, qu’il avait découverte dans son atelier en 1944. Il fonda avec ce dernier, André Breton, Edmond Bomsel, Jean Paulhan, Henri-Pierre Roché et Michel Tapié, la Compagnie de l’art brut, en 1948. L’association visait à promouvoir des productions « hors normes », considérées comme marginales et créées par des fous. Elle devint la Fondation Jean Dubuffet en 1974, les collections étant quant à elles transférées à Lausanne.

En 1954, il se maria en secondes noces avec Madeleine Courtois, ancienne épouse d’un administrateur colonial au Gabon et au Congo-Brazzaville. En 1984, Ratton s’associa à Guy Ladrière et à son décès la galerie Ratton-Ladrière fut transférée au 11 quai Voltaire. Avant de mourir en 1986, Ratton tenta de donner sa collection d’arts extra-européens au Louvre, qui refusa en raison de ses exigences et de ses activités commerciales pendant l’Occupation1. La collection fut donc dispersée, le musée Dapper en devenant l’un des principaux acquéreurs. En 2016, la collection de Madeleine Meunier, épouse d’Aristide Courtois puis de Charles Ratton fut mis en vente à l’hôtel Drouot2.

Le musée du quai Branly-Jacques Chirac rendit hommage au promoteur des « arts premiers » à travers l’exposition qui lui fut dédiée : « Charles Ratton, l’invention des arts “primitifs” » en 2013. Les archives de la galerie Charles Ratton sont en grande partie en la possession de Guy Ladrière et furent pour certaines publiées lors de l’exposition3. Le neveu de Charles Ratton, Philippe, puis son petit-neveu, Lucas, se sont aussi tournés vers les arts premiers, la galerie Ratton étant aujourd’hui située 33 rue de Seine.