« Promouvoir les arts, soutenir les artistes et propager le goût ». Nouvelles sources et perspectives sur les Sociétés des Amis des Arts
Les Sociétés des amis des arts comme organes de décentralisation et de démocratisation artistiques
L’histoire des Sociétés des amis des arts débute à Paris avec la naissance de la première d’entre elles, créée par Charles de Wailly en 17891. Pourtant, c’est en Province que ces organes de sociabilité se développent au cours des XIXe et XXe siècles et prospèrent de manière à couvrir tout le territoire.
Le programme de recherche Les Sociétés des Amis des Arts de 1789 à l’après-guerre, ouvert par l’Institut national d’histoire de l’art en 2013 et qui s’est achevé en 2019, entendait recenser toutes les sociétés d’amateurs d’art actives en France entre 1789 et les années 1960. Ces six années de recherche menée grâce à une action collaborative qui a sollicité de nombreux partenaires scientifiques et institutionnels, ont permis le recensement de près de quatre cents sociétés à vocation artistique.
Cette étude propose de détourner le regard d’une histoire de l’art encore trop souvent envisagée au seul prisme parisien pour s’attacher à comprendre la manière dont les actions menées en région sont parvenues à promouvoir les arts, soutenir les artistes et favoriser l’émergence d’un marché de l’art spécifique et adapté à l’échelle locale.
Présentation du programme de recherche mené par l’Institut national d’histoire de l’art
À partir de la période post-révolutionnaire et jusque dans l’après Seconde Guerre mondiale, les Sociétés d’amis des arts s’implantent sur tout le territoire métropolitain. Elles agissent également dans la France d’outre-mer et dans les anciennes colonies du nord de l’Afrique. La cartographie ci-dessous qui a été rendue possible par ce recensement dévoile un ancrage dans des localités qui correspondent très souvent à des préfectures ou des sous-préfectures et constitue un maillage territorial quasiment complet.
Cette densité résulte aussi d’une chronologie étendue sur deux siècles. La décision de dépasser la date de 1914, à l’origine instituée par le programme, a d’une part élargi la géographie pour y associer les Antilles, La Réunion et les colonies que la datation préalable empêchait d’investiguer. Elle a d’autre part permis de prendre en compte une histoire globale de ces sociétés qui n’ont pas toutes disparu avec le premier conflit mondial. Les Sociétés des amis des arts de Grenoble, Vichy, Tournus, Louhans, Pau et Amiens sont à ce jour encore en activité. Plus significatif encore, dans l’Est de la France, en dépit d’une histoire douloureuse, les Sociétés de Nancy, Metz et Strasbourg subsistent toujours. Bien que l’année 1914 reste une date charnière d’un point de vue de la chronologie, elle s’est toutefois avérée trop arbitraire pour l’histoire des Sociétés des amis des arts. Après 1918, dans un contexte de reconstruction, de nombreux membres survivants se donnent pour mission salvatrice de reforger ces institutions si importantes pour l’animation de la vie locale. Les Statuts sont modifiés pour inclure la nouvelle réalité socio-économique des années d’entre-deux-guerres, mais leur ambition de promouvoir le goût, pris dans un sens encore plus large qu’auparavant où des activités comme celles des visites-conférences n’existaient pas, viennent nourrir un besoin d’accès à la production artistique contemporaine qui reste toujours aussi vif.
Pour constituer ce répertoire, il a fallu définir des critères autres que la structure administrative ou les moyens qu’ont mis en œuvre les Sociétés des amis des arts du fait de leur forte variation. Même leur dénomination diffère entre « amis », « cercle », « union des arts » ou « association artistique ». Les deux critères qui ont présidé à l’alimentation de ce corpus tiennent donc dans la nature des membres et leur but. Ces lieux de sociabilité fédèrent en effet des amateurs qui se donnent pour mission de promouvoir le goût pour les arts dans leur ville ou leur département et d’encourager la production artistique contemporaine en entretenant un vivier d’artistes régionaux ainsi qu’en organisant des expositions et des loteries. En synergie avec les municipalités, elles contribuent également à fonder ou à enrichir les musées de province.
Deux cent onze sociétés d’amis des arts ont actuellement été répertoriées, auxquelles s’ajoutent plus de cent quatre-vingts sociétés qui se sont également investies dans le domaine artistique.
Précisément, on dénombre soixante-dix sociétés savantes dont l’intérêt se porte davantage sur les études historiques et littéraires, mais qui ont patronné les activités ou à partir desquelles se sont forgés ces nouveaux organes dédiés aux amis des arts. Il faut ajouter à ce chiffre soixante-six sociétés d’artistes qui ont émergé dans la dernière décennie du XIXe siècle et au début du XXe siècle par dissidence, ou du moins se sont établies en concurrence, avec les Sociétés des amis des arts. Enfin, plus d’une quarantaine de sociétés à vocation littéraire, de formation artistique ou de soutien aux musées a également été renseignée pour leur proximité institutionnelle avec les Sociétés des amis des arts. Cet ensemble de collectivités artistiques, presque aussi nombreuses que les Sociétés d’amis des arts, témoigne de la perméabilité qui a pu exister entre elles dans l’organisation d’expositions et dans la promotion de l’art vivant. Ce large recensement dessine un réseau qui éclaire désormais mieux la compréhension que nous pouvons avoir du dynamisme de la vie culturelle locale par des groupes restreints d’amateurs ayant goût pour l’art.
Fonctionnalités et richesse documentaire de la base de données hébergée sur Agorha
La plateforme AGORHA1 donne la possibilité de consulter en ligne des données patrimoniales et de recherche en histoire de l’art produites par l’INHA et ses partenaires. Fonctionnant par interconnexion et mutualisation des données, cette base accueille les notices de chacune de ces sociétés considérées comme des personnes morales. De fait, cette base prend la forme d’un répertoire2 et d’une carte interactive3 qui permettent de multiplier les possibilités d’entrée, à la fois textuelle et géographique. Chaque société dispose d’une notice analytique dont l’alimentation et le seuil de complétude varient en fonction de l’état des ressources et de l’aboutissement des recherches.
Présentation de la base de données dans AGORHA
Chaque fiche détaille dans le champ d’identification, la ou les dénominations de la société puisqu’elle a souvent évolué avec le temps, son organisation administrative et son histoire sous la forme de commentaire rédigé à partir d’une synthèse des sources1. Les conditions d’accès ont été mises en valeur par la mention du prix de la cotisation et de certaines restrictions d’accès comme la cooptation.
Le renseignement des coordonnées a été fait à partir de la ville dans laquelle la société est implantée. L’adresse du siège social ne figure pas systématiquement, car rares sont les sociétés établies dans des locaux identifiables. Les boites postales correspondent plus couramment à l’adresse de leur président, secrétaire ou trésorier.
L’analyse des activités des Sociétés des amis des arts s’est concentrée sur leur investissement dans l’organisation d’expositions. Un commentaire sur le dynamisme des manifestations à l’échelle locale et sur les règlements rédigés pour l’occasion permet de comprendre les spécificités de ces manifestations. Il s’ensuit une liste précisant les dates, le lieu, le nombre d’œuvres présentées et parfois aussi le nombre d’exposants ou le résultat des acquisitions. Ces mentions, souvent arides par la quantité de données factuelles, n’en demeurent pas moins importantes si l’on veut rédiger une micro-histoire des Salons de Province. Concernant les autres animations, nous nous sommes cantonnés à indexer par mots-clés l’organisation de loteries, de concours ou de concerts, la distribution de prix, la participation à des souscriptions locales ou l’activité éditoriale qu’ont encore mené certaines d’entre elles.
L’ambition prosopographique du programme, qui découle de l’étude du réseau de sociabilité qu’institue chaque société, nous a conduits à renseigner sous la catégorie de la « personnalité liée » tous les présidents, vice-présidents, secrétaires et trésoriers qui se sont succédé à leur tête. Nous avons ainsi pu détailler l’identité de cinq cents soixante-douze membres actifs dans une notice particulière, rattachée dans Agorha à la table des personnes physiques.
En ayant entrepris une synthèse nationale de tous les travaux d’ores et déjà réalisés sur le sujet, tout en accompagnant la poursuite des recherches, ce programme possède un important volet documentaire. Dans le champ dédié à la documentation, la notice présente de nombreuses références bibliographiques. Elles peuvent être de trois natures2. Produits par la Société, les documents peuvent être des Statuts, des catalogues d’exposition, des mémoires de gestion comptable ou des bulletins publiés par elle. Les références bibliographiques qui concernent la société représentent des études historiques, des monographies, des mémoires ou des thèses menées sur le sujet. Enfin, la documentation a pris en compte les publications s’intéressant à l’environnement artistique ou culturel des sociétés. Pour ces ressources, souvent difficiles à trouver par la rareté des exemplaires, nous avons mentionné les cotes accessibles à la Bibliothèque nationale de France3, à la bibliothèque de l’INHA ou dans les bibliothèques municipales. Ces huit cents cinquante références constituent comme toujours dans Agorha une notice singulière, interopérable et interrogeable dans la base bibliographique4.
Le dépouillement des sources s’est poursuivi par un recensement des archives. Leur dispersion sur le territoire a demandé un renseignement consciencieux des cotations et de leur lieu de conservation. Chaque notice s’achève par la mise à disposition de documents inédits sous format PDF. Les Statuts, tout comme l’iconographie se rattachant au sujet, ont fait l’objet de numérisation pour être joints aux fiches.
Depuis novembre 2018, ces données sont accessibles en ligne. S’il reste à la communauté des chercheurs à s’emparer de cette compilation pour multiplier les analyses monographiques et valoriser les cas particuliers, le résultat de cette étude a d’ores et déjà permis d’affiner la compréhension globale que nous avions du rôle des Sociétés des amis des arts dans l’animation de foyers d’art à l’échelle régionale.
Les ambitions idéalistes des Sociétés des amis des arts
Si l’objectif prioritaire des Sociétés des amis des arts reste la promotion de l’art contemporain tel que cela est strictement proclamé dans leurs Statuts, l’article premier concentre encore quelques ambitions qui se veulent tout aussi idéalistes. Le but de la Société des amis des arts de Grenoble est ainsi de « populariser le culte des beaux-arts, perfectionner le goût général et l’élégance des mœurs1 ». La Société des beaux-arts du Havre se donne pour mission « de développer, stimuler et encourager l’étude des Beaux-Arts »2, tandis que la Société des amis des arts d’Évreux se propose « d’encourager les arts dans le département de l’Eure ; d’en propager le goût, la vulgarisation et l’étude»3. Quant à la Société vauclusienne des amis des arts, elle cherche à « éveiller le goût [d’un public toujours plus large et de] répandre l’amour des arts »4. Ces quatre exemples montrent à quel point l’usage des verbes « encourager », « favoriser », « faciliter », « développer », « propager » se poursuit sur tout le XIXe siècle pour édicter une mission philanthropique de sensibilisation de la classe populaire à l’art. Il n’y a que la mention des moyens mis en œuvre pour y parvenir qui s’étoffe au fur et à mesure des années pour s’énoncer avec pragmatisme. Pour ce faire, la Société des amis des arts de Seine-et-Oise, implantée à Versailles, précise dans ses Statuts remaniés en 1912 que ses objectifs doivent être atteints par « des expositions publiques ; par l’acquisition à ces expositions d’ouvrages les plus remarqués ; par des manifestations et des publications artistiques et par tous les moyens qui lui sembleront les plus propres à atteindre le but qu’elle se propose »5.
L’analyse de la construction lexicale des Statuts révèle, en second thème, la revendication récurrente d’une action en faveur de la décentralisation artistique. Dans l’article premier de ses Statuts de 1923, l’Union des Sociétés des beaux-arts de Caen énonce clairement sa volonté « de poursuivre une œuvre de décentralisation et de diffusion artistique »6. Cet argument se trouve très souvent employé à l’occasion des demandes de subvention. En 1909, le président de la Société des amis des arts de Nîmes sollicite du maire une aide conséquente qui serait un « témoignage d’intérêt pour assurer le succès de leurs efforts de décentralisation artistique »7. Le même argumentaire est utilisé par les membres du conseil d’administration de la Société des beaux-arts du Havre qui affirment que leur association se veut « une œuvre de décentralisation aussi utile pour le développement du goût du beau et l’étude des arts dans [leur] région, qu’honorable pour [leur] cité »8.
L’usage qui est ici fait de la notion de décentralisation peut étonner la conception contemporaine que nous en avons et qui la rattache trop facilement à la politique administrative menée à partir des années 1980. De plus, nous continuons à penser que la Troisième République a poursuivi l’œuvre centralisatrice de la Révolution française. Or, dès 1881, la politique artistique emprise par Edmond Turquet, sous-secrétaire d’État aux beaux-arts dans le gouvernement de Jules Ferry, œuvre en douceur au désengagement du pouvoir étatique9. Cette ligne se renforce en 1892 par la création d’un commissariat principal des expositions de beaux-arts en France et à l’étranger, qui se retrouve chargé d’organiser la diffusion de l’art en tissant et entretenant des liens notamment avec les Sociétés d’amis des arts10. Si les premières années, quelques frictions se dégagent de ce que les sociétaires jugent comme une appropriation de leurs prérogatives, rapidement les doutes se dissolvent. Cette concorde s’entretient par l’absence d’ingérence de l’administration centrale dans la gestion privée des Sociétés des amis des arts, par la bienveillance avec laquelle les inspecteurs formulent leur rapport sur les succès des manifestations régionales et surtout par la facilité avec laquelle les comités locaux peuvent obtenir du bureau des travaux d’art, le temps d’un prêt, des œuvres pourvues d’éminentes signatures. Dès lors, on assiste à une véritable recrudescence des Salons en Province.
“Tout pour la peinture” ou la difficulté des autres arts à s’imposer dans les expositions
Entre les multiples objectifs que visent idéalement les Sociétés des amis des arts et la réalité, il existe une indéniable distorsion. « Promotion de l’art » n’étant pas « promotion des arts », c’est bien plus à l’encouragement de la peinture que se dédient les amateurs au détriment des autres techniques. Pourtant, les sociétés sont nombreuses à proclamer dans leur règlement et jusqu’en dans l’en-tête de leur lettre, comme la Société des amis des arts d’Angers, la prise en compte, sans distinction, des arts graphiques, de la sculpture ou encore des arts décoratifs.
Les deux sociétés qui nous semblent avoir faire preuve d’exhaustivité en poursuivant une ambition pluridisciplinaire sont la Société artistique de l’Hérault et la Société des amis des arts de Grenoble. À l’occasion de l’exposition de 1883, cette dernière décline scrupuleusement dans l’Article 2 de son Appel aux artistes les médiums admis, à savoir : « peintures, dessins, aquarelles, pastels, miniatures, émaux, faïences et porcelaines d’art, vitraux et cartons de vitraux, sculptures, gravure en médailles et sur pierres fines, architecture, gravure, lithographie et photographie d’art »1.
Ainsi, le goût des comités chargés d’organiser les expositions et des membres du jury dont les sociétés se dotent pour sélectionner les œuvres, s’orientent bien plus facilement vers la peinture, avec une prédominance pour le paysage, la nature morte et le tableau de genre. La peinture d’histoire se fait rare en raison de la restriction des formats et surtout du manque d’acheteur. Comme le montre la cimaise de gauche de l’exposition de l’Union artistique du Pas-de-Calais, il ne faut toutefois pas négliger la présence des œuvres graphiques. Les pastels, les aquarelles, mais aussi les eaux-fortes et les lithographies arrivent souvent par leur nombre à se hisser au second rang des ouvrages exposés et possèdent l’avantage par leur prix de rester accessibles au petit budget de l’amateur.
Concernant la sculpture, les Salons de Province n’apparaissent pas comme des lieux adaptés à sa diffusion et sa commercialisation. Nous savons qu’en 1848, la cinquième exposition du Cercle des beaux-arts de Nantes regroupe trois cents trois peintures et trente-trois sculptures1. Ce pourcentage, s’élevant autour de dix pour cent, donne une bonne mesure de la représentativité de la sculpture par rapport au reste des œuvres exposées. La raison de cette faible proportion est à trouver dans la nature même de la sculpture. Son poids et ses dimensions s’avèrent contraignants pour l’exposition. De fait, les règlements leur donnent fréquemment des limites strictes. La Société des amis des arts de Bretagne oblige par exemple « chaque envoi de sculpture [à ne] pas dépasser le poids de cinquante kilos »2. Enfin, son transport représente un coût non négligeable, d’autant que les frais ne sont qu’exceptionnellement pris en charge par les sociétés. Rares sont donc les statuaires qui s’aventurent spontanément à envoyer en Province une œuvre monumentale. Rares sont donc les sculpteurs, en dehors d’Auguste Rodin, qui s’aventurent spontanément à envoyer en province une œuvre monumentale. En 1907, il destine le plâtre original du Penseur à l’exposition d’art français contemporain qu’organise la Société des amis des arts de Strasbourg au Palais Rohan.3
La photographie trouve, quant à elle, au sein de ces expositions périodiques, un lieu d’émancipation assez inédit, en étant incluse parmi les beaux-arts beaucoup plus tôt que ce ne fut le cas dans les sociétés parisiennes. À Grenoble, elle est mentionnée dans les catalogues dès les années 1850. Autre exemple, en 1892, les artistes répondent au concours régional conçu par la Société des beaux-arts de Caen en envoyant soixante-six dessins, cinquante-six aquarelles, mais surtout trois cents quatre-vingt-douze photographies qui obtiennent des prix et sont exposées sans distinction avec les autres techniques.4
Enfin, la présence des arts décoratifs se constate avec une grande inégalité selon les territoires. Si Nicolas Buchaniec a écrit dans son étude sur les Salons septentrionaux que jusqu’au début du XXe siècle la quasi-absence des arts décoratifs est nettement préjudiciable pour cette région car elle aurait donné la juste ampleur de la production locale5, à Nancy, la Société lorraine des amis des arts admet à l’exposition, dès les années 1860 tout aussi bien les objets d’art que les dessins originaux relevant du domaine de l’art appliqué à l’industrie6. Finalement, la création d’une section d’arts décoratifs au Salon des artistes français en 1891 incite dans les années suivantes à multiplier la présence de cette catégorie d’œuvres dans les expositions locales. C’est le cas à Grenoble où une section entièrement consacrée aux arts décoratifs ouvre en 1895 et comptabilise soixante-et-onze objets, soit plus du double des trente sculptures en même temps exposées7.
La foule des expositions périodiques
Le principal événement organisé par les Sociétés des amis des arts à l’attention des foules demeure l’exposition périodique. Si les affiches, plus attrayantes les unes que les autres, cherchent à capter l’attention du curieux à l’aide d’une iconographie immédiatement intelligible, une réflexion est également portée sur la tarification de l’entrée.
L’ambition est qu’elle s’adapte au mieux aux caractéristiques du public local. De manière générale, le tarif d’entrée se maintient toujours entre vingt-cinq centimes, en témoigne la pratique de la Société des amis des arts de la Moselle1, et cinquante centimes, comme l’applique la Société des amis des arts de Bayonne-Biarritz2. Toutefois, ce prix peut varier durant la semaine en concernant une catégorie sociale bien spécifique. La Société des amis des arts de Rouen fait ainsi osciller son droit d’entrée de vingt-cinq centimes en le doublant les jeudis, un jour de fréquentation propice pour les familles aisées, tandis qu’il est rendu libre le dimanche, moment où la fréquentation concerne davantage les travailleurs en repos dominical3. Autre cas de figure pour la Société lorraine des amis des arts, le tarif se module entre un particulier qui paie son entrée cinquante centimes, le sociétaire qui bénéficie de la gratuité et la possibilité d’acquérir, pour un montant de deux francs, un billet valable pour toute la durée de l’exposition4.
Alors que les comptes rendus évoquent avec éloge le succès populaire de certains salons, toute la difficulté réside dans la connaissance de l’état exact de leur fréquentation. Ne pouvant pas compter sur ce biais pour en obtenir de chiffres sûrs, il est préférable de se reporter aux bilans annuels dressés par les secrétaires à l’occasion des assemblées générales. Nous savons par exemple que l’exposition, organisée par la Société des amis des arts d’Angers en 1889, totalise le premier dimanche après son ouverture trois cents trente et une entrées5. Ce dénombrement, porté à une moyenne de quatre-vingts visiteurs par jour, permet au comité d’estimer, sur trois mois, une fréquentation de plus de cinq mille visiteurs payants, auxquels s’ajoutent deux mille entrées de sociétaires revenant régulièrement et cinq cents invités. Ce total fait la satisfaction de Georges Cormeray, son président de 1889 à 1891, qui ne peut s’empêcher de comparer ce chiffre encourageant à une exposition similaire organisée à Reims, mais qui n’attire que quatre mille visiteurs6.
Les Salons des Sociétés des amis des arts privilégient naturellement les œuvres d’artistes vivants. Pourtant les expositions d’art ancien apparaissent comme leur corollaire. Les sociétés s’y adonnent quand elles semblent incapables d’organiser exclusivement une exposition d’art contemporain. L’exposition alsacienne de portraits anciens, organisée à l’initiative de la Société des amis des arts de Strasbourg en 1910, persiste dans la mémoire des sociétaires comme la manifestation la plus réussie de son histoire, du fait de la généreuse contribution de collectionneurs strasbourgeois, ayant consenti à dépouiller leur intérieur au bénéfice des cimaises de l’exposition7.
En outre, l’art ancien et l’art vivant cohabitent fréquemment, comme à l’occasion de rétrospective d’une gloire locale. Pour exemple, en 1911 à Roubaix, Pharaon de Winter, éminent professeur à l’École des beaux-arts de Lille, se voit honorer d’une présentation monographique qui vient tout naturellement conclure le parcours de l’Exposition internationale du Nord de la France1. Beaucoup d’organisateurs pensent que la présence d’une section d’art ancien accroît le prestige de leur manifestation locale. Son impact permet encore d’atténuer les critiques des visiteurs les plus réticents aux propositions artistiques issues de la modernité. Rappelons que dans le dernier quart du siècle, l’impressionnisme suscite fréquemment le trouble2 et même vingt ans après son émergence, il continue de déconcerter. « Était-il bien nécessaire de dédaigner aussi effrontément les lois du dessin et de la couleur ? » se demande Joseph Chasles-Pavie devant la production de Cézanne, présentée en 1893 à la quatrième exposition angevine3. Pour retrouver la quiétude de la vie culturelle locale, il ne reste plus qu’à compter sur un dispositif qui fédère tous les publics et les avis les plus opposés : la loterie.
La loterie, un dispositif inédit d’accès à l’art
La loterie reste bien l’évènement le plus festif et le plus populaire de la vie des sociétés en plus d’être un moyen de prolonger le succès des expositions périodiques. L’éventualité de devenir propriétaire incite le public à acquérir des billets allant de vingt-cinq centimes à quelques francs. Les Statuts des Sociétés des amis des arts renseignent là encore sur le fonctionnement des acquisitions. Partout, on lit qu’un budget y est garanti, constitué à partir des cotisations des membres et augmenté par les recettes des entrées1.
Dans l’idéal, tous les achats se destinent à alimenter la tombola, mais la redistribution apparaît moins effective que supposée. Le public semble ignorer qu’une partie des lots est réservée aux membres. Pour cela, il existe un système de numérotation qui fait coïncider le billet tiré au sort avec le numéro d’ordre inscrit sur le récépissé au versement de la cotisation2. De plus, alors que les membres espèrent voir les ressources de leur société entièrement dévolues à la loterie, une partie peut aussi servir à l’acquisition d’œuvres pour orner leurs locaux, quand les objets les plus éminents n’atterrissent pas directement dans les collections municipales.
En dépit d’un nombre important d’œuvres offertes au hasard, beaucoup sont en réalité des lots de consolation formés de pièces de porcelaines de Sèvres ou d’estampes en provenance de la Chalcographie du Louvre. Ces lots garnissent artificiellement les tombolas ou servent de complétement lorsque les gains se raréfient. Le dépouillement des dossiers relatifs aux expositions de Province, conservés dans la série F21 des Archives nationales3, a fait émerger une masse assez conséquente de sollicitations émanant de toutes les Sociétés des amis des arts à destination de la division des travaux d’art de l’administration des Beaux-arts, afin de se voir gratifier d’œuvres accessoires. Or, en insistant sur le désengagement de l’État dans l’organisation des Salons de Province, cette contribution originale a souvent été omise. Il faudrait désormais mieux prendre en considération la généralisation du phénomène et l’institutionnalisation de son système. En effet, son constat révise considérablement la portée des loteries. Le programme de recherche n’a malheureusement pas investigué l’ensemble des demandes émanant de la quasi-totalité des sociétés, ainsi que les réponses apportées par l’administration. Les douze cartons que nous avons dépouillés méritent une véritable étude qui pourrait nourrir une nouvelle réflexion sur la popularisation des chefs-d’œuvre du patrimoine national par le biais de la gravure de reproduction. Elle permettrait en outre de comprendre comment cet approvisionnement des loteries par l’État a pu contribuer à la diffusion d’un idéal républicain et à la propagation d’un goût normé par les Sociétés des amis des arts.
Petite sociologie des sociétaires : une fréquentation élitiste confirmée
Malgré les tentatives visant à une démocratisation de l’accès à l’art, il est un constat regrettable. Les Sociétés des amis des arts restent en majeure partie fréquentées par une élite, caractérisée par la figure de l’amateur d’art. Jusqu’à présent, il était difficile de connaître l’origine sociale des membres actifs, même si l’on savait déjà que le réseau construit par ces regroupements encourage d’abord une sociabilité bourgeoise. Le constat émis par Raymonde Moulin en 1976 n’a pas beaucoup évolué, en les définissant comme « des clubs de fréquentation pour gens de bonne compagnie, où les relations inter-personnelles qui s’instaurent, l’emportent sur la relation que chacun des adhérents est supposé entretenir avec l’art »1.
Les modalités d’indexation du programme de recherche ont permis de recenser tous les présidents, vice-présidents, secrétaires et trésoriers qui se sont succédé à la tête de chacune des sociétés. L’analyse des données, rendues sous la forme d’un diagramme, nous éclaire désormais mieux sur l’activité professionnelle des sociétaires. Il apparaît que plus d’un quart des membres se dit « artiste ». Ce chiffre est assez inédit, puisqu’il contredit la cible prioritaire que se fixent les Sociétés des amis des arts. Ce taux démontre encore la capacité des artistes à s’insérer et à s’activer dans des réseaux dont ils espèrent tirer des bénéfices. À hauteur de douze pour cent, nous trouvons ensuite des professionnels de justice. Les industriels approchent les onze pour cent et on compte le secteur universitaire ou littéraire autour de neuf pour cent. En se réduisant de quatre à sept pour cent, se succèdent les catégories de professions administratives (préfet, inspecteur, conseiller, gouverneur), celle des hommes politiques allant du maire au ministre, des architectes, des commerçants et des conservateurs de musée, bibliothèque ou d’archives. Pour ce dernier groupe, là encore, il faut souligner que leur présence active dans l’animation des sociétés est sans doute liée à leur espoir de pouvoir en profiter pour enrichir les collections dont ils ont la charge. Enfin, aux alentours de deux pour cent émergent les membres issus des domaines de la santé, sans oublier les rentiers. Paradoxalement, les banquiers ne sont pas bien nombreux alors que nous les attendions de manière privilégiée au poste de trésorier, tandis qu’il est surprenant d’y retrouver des militaires et des hommes d’Église. Naturellement, le pourcentage du secteur agricole reste faible, moins d’un pour cent. Pour finir et bien que le graphique ne l’indique pas, les collectionneurs revendiqués se comptabilisent à hauteur de trois pour cent parmi les membres actifs. Évidemment, en se projetant uniquement sur la catégorie des présidents, secrétaires et trésorier, ce chiffre reste à nuancer puisqu’il n’englobe pas tous les souscripteurs2.
Ainsi, les Sociétés des amis des arts intéressent avant tout la petite bourgeoisie de province qui par leur intermédiaire réussit à s’immiscer sur le terrain de la culture et des arts longtemps accaparé par les seules classes supérieures. Si les raisons qui poussent ces notables à y adhérer relèvent souvent d’un goût avéré pour les beaux-arts, la motivation peut aussi être plus prosaïque, comme le besoin de tromper l’ennui d’une petite ville de province1, l’effet de mode ou l’envie de s’extraire de son milieu social d’élection. Comme le montre la Réunion du conseil de la Société artésienne des amis des arts peint par Charles Desavary, le réseau mondain qu’elles concourent à former permet des rencontres choisies et aboutit à une sociabilité élitiste, en majeure partie masculine.
À ce titre, la réalité du mode de recrutement par paiement d’une cotisation va complètement à l’encontre du caractère philanthropique et démocratique que les Sociétés des amis des arts se proposent à l’origine de poursuivre. Nicolas Buchaniec a calculé que pour les Sociétés septentrionales le montant de la souscription s’élève généralement à dix francs. Notre étude, à vocation nationale, a davantage dressé une moyenne de quinze francs1, avec un maximum de soixante-cinq francs demandés annuellement par la Société des amis des arts d’Aix-en-Provence à ses membres. Cette cotisation est rédhibitoire pour les bourses les plus modestes et assure un premier filtrage social drastique, quand l’obligation de cooptation n’entre pas en compte pour réduire, là encore, les possibilités du grand public de bénéficier de cette sensibilisation à l’art et de cette éducation du goût par le beau.
L’émergence d’un marché de l’art en région
Étant donné la mission de soutien à l’art contemporain que poursuivent les Sociétés des amis des arts, on s’attendrait à voir tous leurs moyens orientés vers l’accompagnement de la carrière des artistes. Pourtant, rares sont les sociétés à allouer des bourses ou à animer directement la création artistique par l’organisation de concours et très peu disposent de locaux offrant un atelier. Elles n’agissent pas non plus en tant que représentantes d’artistes régionaux qui chercheraient à placer leur production auprès de collectionneurs. Les Sociétés des amis des arts se conçoivent davantage comme des lieux de rencontre et d’échange entre les artistes et les amateurs, notamment dans leur action de promotion et de sensibilisation à l’art qui passe par l’organisation de Salons. Certaines régissent même très bien leur rôle d’intermédiaire entre acheteur et artiste, en empêchant toute vente en dehors de leur exposition et en soumettant le produit de celle-ci à un prélèvement obligatoire destiné à alimenter leurs fonds. La Société des amis des arts de Nîmes, tout comme celle de Guingamp, fixe ce droit à dix pour cent du produit de chaque vente1.
En concevant ainsi leur Salon comme des galeries de présentation d’ouvrages issus de la dernière mode et en facilitant les échanges commerciaux, les Sociétés des amis des arts initient et structurent un marché de l’art local qui devient autonome des circuits parisiens. Ces pratiques aboutissent à établir un terrain favorable à l’émergence et à la diffusion de l’art contemporain et à faciliter les carrières artistiques. Pourtant à la fin du XIXe siècle, bon nombre d’artistes expriment leur mécontentement face au manque de professionnalisme de leurs comités et aux décisions souvent jugées contraires à la valorisation d’une production artistique locale. L’omniprésence d’artistes parisiens dans les Salons de Province cristallisent tout particulièrement les tensions dans un contexte de revendications régionalistes vivaces. Ces troubles débouchent au regroupement d’artistes au sein de nouvelles structures plus souples et plus appropriés à défendre leurs intérêts. Pour exemple, la Société des artistes nantais émerge en 1897 de la scission d’une partie des membres la Société des amis des arts de Nantes. Selon le détail qu’en donne en 1906, M. Lorois, son président : « cette société (…) représente un groupement d’artistes producteurs d’œuvres appartenant à tous les genres. Elle a pour but de révéler les ressources artistiques locales et de mettre en valeur par des expositions les travaux des artistes bretons »2. Cette revendication d’une identité strictement régionale passe par une sélection drastique des artistes admis à exposer et s’affirme jusque sur la couverture de leur catalogue.
La seconde carte le suggère déjà, les Sociétés d’artistes se multiplient entre les années 1890 et 1910 pour se poser en concurrente des Sociétés des amis des arts. Parfois même, les rivalités conduisent certaines ainées à péricliter. Toutefois, en s’adaptant aux exigences du marché de l’art et en répondant à la demande d’un public toujours plus réceptif au spectacle de masse que deviennent les expositions, Société des amis des arts et Société d’artistes finissent par trouver un terrain d’entente complémentaire visant à enrichir et à consolider le réseau artistique régional.
Les Sociétés des amis des arts : entités privilégiées pour l’écriture d’une histoire de l’art décentralisée
L’étude des Sociétés des amis des arts se montre précieuse pour la connaissance d’une histoire artistique qui ne soit pas uniquement celle des politiques publiques, mais également celle qui retrace les efforts de la société civile dans le soutien à l’art contemporain. L’intérêt de leur approche permet de renouveler l’histoire de la carrière, de la production et de la réception des artistes à l’échelle régionale et par conséquent de nuancer cette vision encore trop souvent répandue, qui place Paris au centre du système d’apprentissage du métier de peintre, sculpteur, graveur, etc., du marché de l’art et du réseau muséal français.
Considérant ces sociétés comme des microcosmes artistiques, le programme de recherche mené par l’Institut national d’histoire de l’art a tenté de s’intéresser à cette question cruciale de la diffusion de l’art contemporain à l’égard d’un public dont l’audience, même s’il ne se démocratise pas complètement, touche néanmoins plus d’individus que les seuls amateurs éclairés. Ainsi, au cœur du mouvement de décentralisation artistique qui devient particulièrement propice dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, les Sociétés des amis des arts apparaissent bien comme des organes privilégiés qui initient, favorisent et concourent à son succès.
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Personne / Société des amis des arts
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