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03/12/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Hildebrand Gurlitt était un historien et marchand d’art allemand qui, à l’époque de la République de Weimar, s’engagea pour promouvoir l'art moderne avant d’être, plus tard, impliqué dans les spoliations d’œuvres d'art par les nazis.

Paul Theodor Ludwig Hildebrand Gurlitt était issu d’une grande famille influente en matière de culture, qui comptait des peintres, des musiciens, des historiens de l’art, des galeristes, des théologiens, des pédagogues et des archéologues. Les branches de la famille s’étendaient jusqu’au Japon et à l'Amérique du Sud1. Il existe dans plusieurs villes allemandes (Hambourg, Kiel, Husum, Dresde, Freital, Cuxhaven, Dortmund, Berlin) des rues portant le nom de membres de la famille, et également une île de l’Alster, le lac intérieur de Hambourg. Le père de Hildebrand, Cornelius Gustav Gurlitt (1850-1938), historien de l’art et de l’architecture, était le troisième des sept enfants du peintre paysagiste Louis Gurlitt et de son épouse Elisabeth (née Lewald). Marie Gurlitt (née Gerlach, 1859-1949), sa mère, était la fille de Ferdinand Heinrich Gerlach, Conseiller royal pour la justice en Saxe. Hildebrand Gurlitt avait un frère et une sœur aînés, le musicologue Wilibald Gurlitt (1889-1963) et la peintre Cornelia Gurlitt (1890-1919). À partir de 1896, la famille habita dans la banlieue sud de Dresde, Kaitzerstraße 26. En août 1923, Hildebrand Gurlitt épousa la danseuse Helene Hanke (1895–1968). De leur mariage naquirent un fils, Cornelius Rolf Nikolaus (1932-2014), et une fille Nicoline Benita Renate (1935-2012). Hildebrand Gurlitt vécut et travailla à Dresde (1895-1925, 1929-1931, 1942-1945), Zwickau (1925-1929), Hambourg (1931-1942), Paris (1941-1944), Aschbach (1945-1949) et Düsseldorf (1948-1956).

Sa carrière dans les musées

Ayant grandi dans une famille d’esprit libéral, Hildebrand avait de l’art une conception avant tout marquée par son père Cornelius Gustav Gurlitt, qui enseignait l’histoire de l’architecture à la Königlich Technische Hochschule [Université technique royale] de Dresde et adhérait aux idées de critique de la culture professées par Friedrich Nietzsche, surtout dans la version populaire et réactionnaire de Julius Langbehn, qui avait ses entrées dans la maison des Gurlitt1. Très tôt, Hildebrand Gurlitt s’intéressa à l’expressionnisme, en particulier aux œuvres du groupe d'artistes « Die Brücke » dont les membres fondateurs avaient auparavant étudié l’architecture dans l’institution où enseignait son père. En 1906, Hildebrand, qui n’avait alors que 11 ans, visita dans la banlieue de Dresde l’une des premières expositions de ces jeunes peintres où sa mère, qui l’accompagnait, acheta deux gravures sur bois2. Sa sœur Cornelia exerça sur lui une influence durable ; à partir de 1910, elle suivit une formation dans une école d'art privée et son évolution en tant que peintre expressionniste était prometteuse, mais elle se suicida en 19193.

Hildebrand Gurlitt s’étant engagé comme volontaire dans l’armée allemande, il fut finalement attaché fin 1917 au service de presse de l’administration militaire de la région dite « Ober Ost », dont il dirigera la section artistique4. Les poètes, les écrivains et les journalistes qui y étaient stationnés (notamment Richard Dehmel, Karl Schmidt-Rottluff, Arnold Zweig, Paul Fechter) l’introduisirent à partir des questions d’art et de littérature modernes aux idées révolutionnaires d'une réorganisation sociale de la société5. Ce sont ces idées qui permirent à Gurlitt, dans le cadre de la mission de propagande culturelle qui était alors la sienne, de définir ce qu’il souhaitait être sa future activité professionnelle, à savoir mener à travers l’art en tant que directeur d’un musée une action politique dans le sens des nouvelles valeurs intellectuelles6. Après la fin de la Première Guerre mondiale, il poursuivit à Berlin et à Francfort-sur-le-Main les études d’histoire de l’art qu’il avait commencées à l’automne 1914 à Dresde, et qu’il termina donc par un doctorat en 19237. Pendant ses études, Gurlitt fut entraîné dans le sillage du mouvement de la réforme des musées, qui entendait transformer les musées, considérés comme des institutions culturelles élitistes, en lieux d’éducation populaire. Le ministère de la culture de Prusse soutenait ce mouvement et encourageait la constitution de collections d’art moderne contemporain, en particulier d’art expressionniste, officiellement compris comme une forme d’expression conforme à l’essence de la germanité et, du fait de sa diversité, comme un miroir du système démocratique.

Sous la République de Weimar, Hildebrand Gurlitt put fournir par deux fois la preuve de ses compétences. De 1925 à 1930, il occupa la direction du musée König-Albert-Museum de Zwickau et de 1931 à 1933, il dirigea le Kunstverein [Association pour la promotion de l’art, et lieu d’expositions] de Hambourg8. Dans ces deux institutions, il défendit l’art moderne en tant que vecteur d’affirmation de l’identité nationale. Afin de battre en brèche les réserves formulées à l’égard de l’avant-garde, Gurlitt concentra sa ligne de communication sur Emil Nolde et Ernst Barlach à qui il fit porter à des fins de propagande les attributs de la proximité du peuple et de l’attachement à la nature et à la patrie ; ainsi accommodés, ils devaient constituer un pont vers le monde révolutionnaire de l’art moderne allemand. Des défenseurs renommés de la cause de l’art moderne – dont Edwin Redlsob, Reichskunstwart, chargé de mission pour les questions artistiques au ministère de la culture de Prusse, et Hans Posse, directeur des Collections d’art de Dresde et plus tard premier directeur du Sonderauftrag Führermuseum Linz, la Mission spéciale du musée du Führer de Linz – certifièrent les éminents services qu’il avait rendus au développement du paysage muséal allemand9. Mais il ne put venir à bout de la forte résistance des milieux réactionnaires et celle-ci finit par lui coûter ses deux postes10. Néanmoins, en très peu de temps, Gurlitt fut élevé auprès de ses collègues au rang de « martyr » de l'expressionnisme et devint l'un des représentants les plus connus de sa discipline11.

Son entrée dans le commerce de l’art

Ayant dû quitter ses postes, Gurlitt décida de changer définitivement d’orientation et de se lancer dans le commerce de l'art. Il avait déjà participé à des transactions commerciales à travers les expositions-ventes qu’il avait organisées à Zwickau et à Hambourg. Parallèlement, il avait conseillé des personnes privées dans la constitution de leur collection et acquis des œuvres d’art. La collection de photographies d’avant-garde de Kurt Kirchbach (1891-1967), un industriel de Dresde, en est l’un des plus éminents exemples. Sa tentative de s'établir officiellement dans le commerce de l'art à partir de 1933 ne fut pas dépourvue d’embûches administratives, sa grand-mère paternelle, Elisabeth Lewald, étant juive1. Immédiatement après la prise de pouvoir par les nazis, il dut apporter la preuve de son origine, et ce fut de nouveau le cas après la promulgation des « lois raciales de Nuremberg », en septembre 1935, selon lesquelles il était considéré comme un Mischling, un « métissé de juif », au deuxième degré, donc un « quart-juif ». Néanmoins, grâce à son engagement pendant la Première Guerre mondiale (ce qu’on appelait le « privilège des combattants du front »), grâce aux relations de son père avec d’importants dignitaires du Reich et à ses propres contacts, il réussit à obtenir, puis conserver, son adhésion à la Reichskammer der bildenden Künste (RdbK) [Chambre des beaux-arts du Reich], à laquelle les marchands d’art devaient obligatoirement s’affilier pour exercer leur profession2.

C’est ainsi qu’il parvint le 1er novembre 1935, après une longue phase de préparation, à ouvrir à Hambourg le cabinet d'art Dr. H. Gurlitt3. Ce qu’il proposait allait de l’art allemand du XIXe siècle à la période la plus récente, tentant ainsi de légitimer les tendances les plus actuelles à travers une ligne d’évolution nationale qui partait du romantisme. Comme déjà lorsqu’il était directeur de musée et de Kunstverein, Gurlitt démontra ses talents de grand communicateur et, en organisant de nombreuses expositions, conférences et soirées, fit de son cabinet d'art un élément important de la vie sociale. Ses livres de comptes révèlent des affaires lucratives réalisées à plusieurs reprises par Gurlitt avec des galeries de Hambourg (Commeter, Lüders), Chemnitz (Gerstenberger) Dresde (Heinrich Kühl, Emil Richter), Düsseldorf (Pfaffrath, Alex Vömel), Cologne (Hermann Abels), Leipzig (C. G. Boerner), Mannheim (Rudolf Probst), Munich (Günther Franke, Julius Böhler) et Stuttgart (Valentien). Il mettait particulièrement à profit ses contacts berlinois (Nicolai, Hans W. Lange, Matthiesen, Victor Rheins, Dr. A. Lutz, Galerie van Diemen & Co, Paul Roemer)4. Et dans ce cadre également son cousin Wolfgang Gurlitt (1888-1965) qui, très jeune encore, après le décès prématuré de son père, avait repris en 1912 la galerie Fritz Gurlitt que ce dernier avait fondé et l’avait ouverte à l’expressionnisme5.

Parmi la clientèle de la galerie de Hambourg, on trouvait le cercle fidèle que formaient les réseaux que Hildebrand Gurlitt s’était constitués dans les milieux des musées ainsi que les collectionneurs ouverts à la modernité à Hambourg et Berlin. Les persécutions raciales se faisant toujours plus menaçantes, de plus en plus de collectionneurs d'origine juive s'adressèrent en confiance à Gurlitt pour vendre leurs œuvres, comme il ressort de ses livres de comptes et de sa correspondance. C’est le cas d'Elsa Helene Cohen (1874-1947) qui, en décembre 1938, vendit à Gurlitt des dessins d'Adolf von Menzel ayant appartenu à son père Albert Martin Wolffson (1847-1913), un juriste renommé de Hambourg6. Le marchand de musique de Leipzig Henri Hinrichsen (1868-1942), une connaissance des parents de Hildebrand Gurlitt, emprisonné en novembre 1939, choisit de confier à Hildebrand la vente d’une partie de sa collection d'art7. Gurlitt connaissant la menace qui pesait sur ces fournisseurs, aux potentiels acquéreurs il ne communiquait pas d’informations concrètes quant à l’origine immédiate des œuvres. Aujourd’hui, ces cas sont sans aucun doute considérés comme des pertes de biens culturels dues aux persécutions nazies et les œuvres concernées ont été en partie restituées8.

À partir de 1937, c’est Gurlitt qui redevint lui-même une cible des autorités nazies. En effet, après la phase de consolidation de la Reichskulturkammer (RKK) [Chambre du Reich pour la culture] et de ses différentes chambres, fin 1936, les mesures contre l’avant-garde se radicalisèrent dans tout le Reich9. Gurlitt se vit de plus en plus exposé à des menaces. De fait, outre les expressionnistes, d’abord interdits seulement localement à partir de 1933, il exposait dans sa galerie de Hambourg des artistes qui avaient déjà été exclus de la Chambre des beaux-arts du Reich par décision du Reich, comme Emil Maetzel, ou bien qui avaient été démis de leurs fonctions du service public universitaire en raison de leurs conceptions artistiques, comme Franz Radziwill, ou encore qui étaient d’origine juive, comme Antia Rée10. Lorsque son frère Wilibald perdit sa chaire de professeur de musicologie à l'université de Fribourg-en-Brisgau et que la famille de ce dernier fut placée sous surveillance, Gurlitt cessa son programme provocateur d'expositions et légua officiellement sa galerie à son épouse « aryenne » Hélène11. C’est dans cette situation qu’en octobre 1938 Hildebrand Gurlitt proposa ses services au Reich pour « exploiter », c’est-à-dire concrètement vendre des œuvres d’« art dégénéré » afin d’assurer sa propre protection et celle de sa famille en pourvoyant le Reich en devises12.

Le commerce de l’« art dégénéré »

Depuis l'été 1937, sur la base de deux décrets du Führer, Joseph Goebbels avait fait saisir [sicherstellen, i.e. littéralement « mettre en sécurité] plus de 21 000 œuvres d’art moderne provenant des musées allemands. Une partie d’entre elles fut présentée dans une exposition itinérante intitulée « Art dégénéré ». Une autre partie était destinée à être vendue à l’étranger contre des devises. C’est dans ce but que fut promulguée le 31 mai 1938, la « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré » qui permettait de soustraire définitivement au patrimoine des institutions des œuvres qui leur appartenaient1. Peu après le libraire et marchand d’art berlinois Karl Buchholz, Gurlitt reçut de la part de la section IX, la section des beaux-arts, du Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda (RMVP) [ministère du Reich pour l'éducation du peuple et la propagande] l’autorisation de vendre directement de gré à gré. Ce fut aussi le cas pour le galeriste berlinois Ferdinand Möller et pour Bernhard Alois Böhmer, sculpteur et ancien agent d'Ernst Barlach qui venait de décéder à Güstrow. Comparé à ses trois collègues, c’est Hildebrand Gurlitt qui reprit la majeure partie des œuvres saisies : Gurlitt (3 879), Möller (848), Buchholz (883), Böhmer (1 187). Gurlitt traita principalement avec ses contacts suisses ; mais il provisionna également en francs français et en livres anglaises des comptes spéciaux ouverts pour ses transactions2.

L’interlocuteur des marchands d’art était Rolf Hetsch (1903-1946), docteur en droit et historien de l’art, qui avait dressé l’inventaire des confiscations. Depuis l’automne 1937, il était chargé du dossier de l’« art dégénéré » d’abord au sein de la Chambre des beaux-arts du Reich puis à la section IX du RMVP3. Hetsch était un cousin d’Adolf Ziegler (1892-1959) qui, fin 1936, avait été nommé par Goebbels président de la Chambre des beaux-arts du Reich puis, à l’été 1937, chef de la Commission des confiscations de l’« art dégénéré ». Gurlitt et Hetsch se connaissaient déjà auparavant du fait de leurs liens respectifs avec le Kunstdienst der evangelischen Kirche (KD), le Service artistique de l’Église évangélique fondé en 1928 par le libraire Gotthold Schneider à Dresde. Le Kunstdienst se proposait de réfléchir aux questions devenues urgentes d’une architecture et d’un art modernes pour les églises. Une bonne partie de ses membres se recrutait parmi les connaissances de Cornelius Gustav Gurlitt, le père de Hildebrand4. Lorsqu’il dirigeait le Kunstverein de Hambourg, ce dernier avait repris l’exposition « Kult und Form » organisée par le KD pour marquer le lancement de son programme de l’hiver 1931-1932, et en avait publié pour la première fois un catalogue5. Gurlitt, et avec lui le KD, auraient ainsi manifesté leur opposition active au virage à droite que prônait le Kampfbund für deutsche Kultur [Ligue de combat pour la culture allemande] ainsi qu’aux attaques indifférenciées contre l’art moderne qui l’accompagnaient6.

En 1933, le Kunstdienst s’était installé à Berlin et avait été officiellement intégré à la Chambre des beaux-arts du Reich, après avoir été chargé par Goebbels d’organiser, en collaboration avec Rolf Hetsch, la section d’art religieux allemand pour l'Exposition universelle de Chicago en 1933-1934, mission dont il s’était acquitté avec succès. Ernst Barlach et Emil Nolde, dont des œuvres étaient représentées à l’Exposition universelle, furent nommés à la présidence d’honneur du KD. Dans les années 1920, Goebbels avait lui-même tenu sur eux des propos positifs et il possédait deux sculptures de Barlach7. Tout à fait dans l’esprit des ambitions personnelles de Gurlitt, le Nationalsozialistischer-Deutscher-Studentenbund (NSDStb) [l’Union des étudiants national-socialistes allemands], proche de Goebbels, voyait dans ces deux maîtres de l’expressionnisme des précurseurs de la nouvelle Allemagne. Le Kunstdienst s’engagea donc pour que Nolde soit officiellement promu artiste d’État8. Dans le cadre du débat sur l’expressionnisme déclenché dans ces rangs, les partisans du courant purent encore jusqu'en 1935 protéger à travers divers forums les peintres et sculpteurs qu’ils favorisaient9. Alfred Rosenberg reprochait à son concurrent Goebbels de soutenir le mouvement en nommant à des postes de la Chambre des beaux-arts du Reich des personnes « entretenant des relations très étroites justement avec le cercle Barlach-Nolde », c’est-à-dire donc le Kunstdienst10.

Il est possible de prouver l’existence de contacts personnels de Gurlitt avec des membres du KD, non seulement à l’exemple de Rolf Hetsch, mais aussi dans le cas Gotthold Schneider et de Stephan Hirzel. Hirzel était l'un des fondateurs du KD. Gurlitt avait fait sa connaissance au plus tard en 1925, quand il l’avait impliqué dans l'une de ses premières expositions au König-Albert-Museum de Zwickau11. En 1931, Hirzel était devenu directeur adjoint du KD. Il avait lui aussi participé personnellement à l’Exposition universelle de Chicago en 1933. La même année, il se voyait confier la rédaction en chef de Die Kunstkammer, l’organe de la Chambre des beaux-arts du Reich, et un an plus tard, le bureau de la Reichspressekammer, la Chambre de presse du Reich. C’est ainsi que, dès cette première phase, Gurlitt pouvait entretenir des contacts informels avec le camp de Goebbels. Les relations s'intensifièrent lorsqu’à l’été 1938 le KD prit en charge les œuvres d’« art dégénéré » jugées « exploitables au niveau international » au château de Schönhausen dont il disposait au nord de Berlin et qu’en étroite concertation avec Hetsch il participa à l’organisation de cette « exploitation »12. Lorsque peu après, en août 1938, Ernst Barlach mourut à Güstrow, un comité se mit clandestinement en place pour régler sa succession et la conservation de son art ; Rolf Hetsch en faisait partie, son poste au ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande lui permettant, pensait-on, de phagocyter la condamnation dont étaient officiellement frappés les artistes13.

Les réunions régulières du comité, qui avaient lieu en partie dans les bureaux berlinois du Kunstdienst, Matthäi-Kirchplatz, dépassaient largement le cadre des affaires de Barlach. Lorsque Goebbels déclara la « guerre totale » au printemps 1943, Hetsch et Bernhard Alois Böhmer, qui était également membre du comité, organisèrent l’évacuation à Güstrow des œuvres restantes d'« art dégénéré »14. C’est à Güstrow qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale devait être réanimée l’idée d’un « expressionnisme nordique15 ». Les colonies d’artistes de Worpswede et de Fischerhude en Basse-Saxe, avec lesquelles Hetsch avait entretenu d’étroites relations pendant toutes ces années, étaient considérées comme des pendants à Güstrow16. Si on y ajoutait Emil Nolde à Seebüll, la vision d'un futur triangle culturel d’artistes incarnant la pensée et l’action d’une révolution nationale aurait pu voir le jour dans le nord de l’Allemagne. C’est pour réaliser ce projet que le Kunstdienst s’installa à la fin de l'année 1943 dans une propriété initialement prévue pour Joseph Goebbels, ce qui montre à l’évidence que Gurlitt participait à un réseau pour lequel une partie de la modernité esthétique était compatible avec l’idéologie culturelle du ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande.

Les réseaux dans les régions occupées à l’ouest

Les bonnes relations de Gurlitt avec le ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande l’aidèrent également à élargir ses activités aux territoires occupés à l’ouest. Au plus tard à partir de novembre 1940, il noua des relations commerciales avec les Pays-Bas et la Belgique, et se fit confirmer par Hetsch que cela représentait un intérêt pour le Reich1. Deux mois plus tôt, Eduard Plietzsch avait été appelé à La Haye en tant qu’expert pour la Dienststelle Mühlmann [le Bureau Mühlmann, chargé de collecter, de répertorier et de vendre les œuvres confisquées]. Gurlitt et Plietzsch se connaissaient depuis le début des années 1920. Plietzsch, qui avait d’abord été l’assistant de Wilhelm von Bode et Max J. Friedländer aux musées de Berlin, était entré en 1919 à la galerie van Diemen & Co, appartenant au groupe Markgraf, dont il prit la direction peu de temps après. Le petit-neveu de Wilhelm von Bode, Leopold Reidemeister (1900-1987), camarade d’études de Gurlitt à Berlin et son ami sa vie durant, avait travaillé pour Plietzsch comme étudiant et introduit Gurlitt dans les cercles de la galerie. Plietzsch était spécialisé dans la peinture néerlandaise des XVIe et XVIIe siècles ; il partageait avec Gurlitt et Reidemeister sa prédilection pour l’art expressionniste. Les livres de comptes de Gurlitt font état entre mars 1938 et février 1941 de transactions avec Plietzsch qui concernaient principalement l'art moderne international du tournant du siècle (Hodler, Manet, Munch, Renoir, Signac)2.

C’est un mois après la clôture officielle, le 30 juin 1941, de l’opération d’« exploitation » de l’« art généré » qui mettait donc également un terme au commerce de Gurlitt, que ce dernier se rendit pour la première fois à Paris sur ordre du ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande afin de sonder le marché de l’art français et d’acquérir des œuvres pour les musées allemands3. Jusqu’en juillet 1944, il séjournera 31 fois dans la capitale française, ne cessera de développer ses affaires et travaillera finalement pour la Mission spéciale du musée du Führer de Linz. Il put ainsi poursuivre sans interruption le commerce qu’il avait entrepris en Allemagne au service du Reich pour protéger sa famille et se protéger lui-même. À Paris, son contact était le Deutsches Institut (DI) [Institut allemand], qui faisait fonction de service culturel de l’ambassade d’Allemagne (DB) ; c’est ce service qui lui établissait ses visas et les expertises nécessaires à la revente des œuvres qu’il avait acquises4. En même temps, Gurlitt exerçait également des activités de propagande pour le compte de l'Institut et s’efforçait d’établir « autant que possible des contacts » avec « les milieux artistiques français »5.

Le DI était une émanation de l'Auswärtiges Amt (AA), [le ministère allemand des Affaires étrangères]. Après l’occupation de la France, le ministre des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop avait détaché à Paris un certain nombre de ses conseillers pour les affaires françaises afin d’y former, auprès des services du Militärbefehlshaber [Commandement militaire], un groupe de travail destiné à représenter les intérêts de l’ Auswärtiges Amt. C’est Otto Abetz qui dirigeait ce groupe en charge de l’élaboration du concept du DI et dont faisaient partie notamment Rudolf Schleier et Karl Epting6. Peu après, Abetz fut nommé ambassadeur d'Allemagne, Schleier envoyé diplomatique tandis qu’Epting devenait directeur du DI. Dès le début, Goebbels s’était efforcé d'orienter les activités de la nouvelle institution dans le sens du ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande. C’est lui qui avait mené avec la plus grande vigueur l’opération de retour des biens culturels allemands depuis les pays occidentaux et fait saisir les « biens artistiques de propriétaires juifs et ennemis de l’Allemagne7 » au profit des musées allemands en compensation des biens détruits. Goebbels avait été chargé par Hitler de diriger et de centraliser l’opération. Pour la préparer, il avait fait appel de son côté à Adolf Ziegler et Rolf Hetsch, tandis que son exécution était entre les mains d'Abetz, Epting et Schleier8.

Hildebrand Gurlitt se souviendra plus tard avoir vu à l’ambassade d’Allemagne des pièces remarquables provenant de la collection Rothschild : un bureau baroque utilisé par Abetz lui-même ainsi que d'importants dessins français du XVIIIe siècle9. L’ordonnance du 6 novembre 1940 devait permettre à l’administration militaire de mettre fin aux interventions massives. Goebbels put néanmoins continuer d’exercer son influence par l’intermédiaire de collaborateurs du Kunstdienst. Otto Abetz lui-même en faisait partie depuis 1937, il en fut même plus tard le président. C’est Stephan Hirzel, que Gurlitt connaissait depuis longtemps qui organisait le programme artistique et théâtral du DI, pour lequel Gurlitt faisait également des propositions10. Rolf Hetsch participait lui aussi au travail de propagande du DI en tant qu'organisateur d'expositions pour le Kunstdienst. L’un des grands projets parisiens fut par exemple la rétrospective Arno Breker organisée à l'automne 1942 conjointement par le Kunstdienst et le DI à l’Orangerie. Breker avait d’ailleurs rejoint auparavant le Kunstdienst par l'intermédiaire d’Abetz.

En raison de ses diverses missions, Hirzel ne séjournait à Paris qu'une semaine par mois. Néanmoins, il y était lui aussi impliqué dans le commerce de l'art, mais seulement à titre « semi-officiel »11, raison pour laquelle les activités du Kunstdienst à Paris restent difficiles à reconstituer et n'ont pour le moment pas été prises en considération par les chercheurs. Les interrogatoires menés plus tard par la Section MFA&A permirent d’obtenir des indications sur un réseau clandestin du ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande qui utilisait un entrepôt d’œuvres d'art mis à la disposition du Wallraf-Richartz Museum et du Kunstverein de Cologne au château de Nideggen, près de la frontière avec les territoires occupés à l’ouest :

« Il existait un réseau souterrain étendu avec un bon maillage d’artistes et d’architectes professionnels qui surveillaient, et s’efforçaient de contrôler la mise à disposition des œuvres qui étaient interdites, confisquées, spoliées ou, plus généralement, qui avaient changé de mains. Certains de ces hommes travaillaient clandestinement au ministère de la Propagande dans le but explicite d'observer et de “changer les étiquettes des œuvres d'art marquées pour être mises à disposition” »12.

Les personnes répertoriées dans le document appartenaient au Kunstdienst ou au cercle de Güstrow : Hugo Körtzinger, Bernhard Alois Böhmer, Otto Andreas Schreiber, Carl Georg Heise, Otto Bartning, Stephan Hirzel, Gotthold Schneider. Il semble donc que les circuits de distribution de l’« art dégénéré » et ceux des œuvres provenant de France se soient recoupés, les œuvres étant éventuellement réintroduites dans le commerce de l'art sous une nouvelle étiquette.

En 1942, Goebbels dut officiellement justifier sa collaboration avec le Kunstdienst. En 1941, à la suite des accusations portées par Rosenberg (voir ci-dessus), Reinhard Heydrich, chef du Sicherheitsdienst, le service de renseignement chargé de surveiller les courants d'opposition, avait accusé Goebbels, du fait des libertés qu’il avait prises dans sa manière de procéder à l’« exploitation » de l’« art dégénéré », de « sabotage exceptionnellement grave de la politique artistique du Führer »13. L’enquête qui en résulta aboutit une nouvelle fois à accuser le Kunstdienst de poursuivre des « tendances au bolchevisme culturel ». Fut également mise au jour la présence dans le programme culturel du DI de textes compromettants et de scientifiques politiquement indésirables14. Otto Abetz et ses collaborateurs parisiens du DI durent donc quitter la France fin 1942. Mais Goebbels sut imposer ses intérêts et replacer ses hommes à des postes importants pour lui. En février 1943, Abetz retournait à l’ambassade à Paris, où il fut rejoint un peu plus tard par Epting. Au bout du compte, l’affaire renforça le Kunstdienst plus qu’elle ne l’affaiblit. En Allemagne, Goebbels transféra directement ses collaborateurs de la Chambre des beaux-arts du Reich à la section des beaux-arts du ministère de la Propagande, de sorte que le Kunstdienst se trouva plus proche de Rolf Hetsch, nommé entre-temps Oberregierungsrat [Conseiller supérieur du gouvernement], dont les pouvoirs dans la section se trouvaient donc élargis15.

Partenaires en affaires et stratégies d'acquisition

Les réseaux de Gurlitt à Paris se développèrent à partir des structures de liaison de l’ambassade et du DI. Gurlitt voyait Abetz et Epting directement et il entretenait un contact particulièrement étroit avec Rudolf Schleier. « En me permettant de travailler à Paris, vous m'avez rendu un service déterminant pour ma vie [...] », assurait Gurlitt à l’envoyé dans une lettre de février 19421. Avec son ami Hans Domiszlaff, un spécialiste reconnu de la publicité qui séjournait également à Paris pour affaires depuis la fin de l'été 1941, il réussit à obtenir de Schleier qu’il soutienne la peintre Marie Laurencin qu'ils admiraient ; l’Allemagne reprochait en effet à l’artiste d'avoir aidé son mari à déserter pendant la Première Guerre mondiale et ses œuvres étaient considérées comme « dégénérées » depuis 19372. On a les preuves que Gurlitt fournissait des œuvres d'art à Schleier, ainsi qu'à Abetz et Epting3. Plus tard, dans le cadre des procès de Nuremberg, Schleier dut répondre de sa participation à des opérations anti-juives à l'étranger, Gurlitt déclara alors sous serment que l’accusé lui avait évité le travail forcé en lui délivrant à plusieurs reprises des visas. Gurlitt confirma également les dires de Schleier selon lesquels il n’aurait pas acheté d’œuvres d'art appartenant à des juifs pour sa propre collection4.

L’un des agents de liaison de ces réseaux, Adolf Wüster, joua pour Gurlitt à Paris un rôle qui serait important pour l’avenir. Selon Gurlitt, Wuester était bien connu pour être le principal acheteur, intermédiaire et conseiller des musées allemands5. Wüster avait une formation d’artiste, il vivait à Paris depuis 1924 et avait commencé au plus tard en 1930 à faire commerce de l'art, son expertise portant principalement sur Courbet et l’art français du XIXe siècle. En 1937, l’une de ses propres œuvres, qualifiée d’« art dégénéré », fut confisquée en Allemagne. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il s’enfuit précipitamment de la capitale française, mais put y revenir dès novembre 1940 sur ordre de Ribbentrop qui l’avait missionné pour acquérir des œuvres pour sa collection personnelle. Il bénéficiait du soutien de l’ambassade d'Allemagne pour toutes les formalités. Les affaires de Wüster se concentraient sur les musées rhénans, en particulier sur les institutions de Cologne, avec lesquelles Rudolf Schleier entretenait également des contacts étroits6.

Parmi les principaux partenaires commerciaux parisiens de Wüster figuraient Hugo Engel (un galeriste juif autrichien à Paris), Victor Mandl, Martin Fabiani, Raphaël Gérard, Gustav Rochlitz, Erhard Göpel, Ward Holzapfel, George Terrisse/Terisse et Theo Hermsen. C’est exactement dans cette mouvance que Gurlitt évoluait lui aussi sur le marché de l'art français7, le lien avec Göpel étant plus ancien, le contact s’étant probablement établi par l'intermédiaire de Plietzsch qui traitait également avec Rochlitz et Holzapfel8. On connaît en outre les acquisitions de Gurlitt à l'Hôtel Drouot. Gurlitt entretenait une relation directe avec les commissaires-priseurs Etienne Ader et Lair Dubreuil, ainsi qu'avec l'expert bien connu de l'Hôtel Drouot, André Schoeller (1879-1955), un ami proche de Wüster9. Schoeller, considéré comme un spécialiste de l'art français du XIXe siècle, était un fournisseur important de Gurlitt. Dans les documents écrits de la succession de Hildebrand Gurlitt figurent plus de 100 expertises rédigées par Schoeller10.

Mais c’est avec Theo Hermsen que Gurlitt effectua la majeure partie de ses affaires. Originaire de La Haye, le marchand d’art avait emménagé à Paris en 1939, s’installant dans le IXe arrondissement, rue de la Grange-Batelière, près de l’Hôtel Drouot. Selon les livres de comptes de Gurlitt, les premières acquisitions auprès de Hermsen datent d’août 1942. Le même mois, Adolf Wüster s’était vu décerner le titre de consul par Hitler. Pour sa nouvelle mission de collaborateur scientifique de l’ Auswärtiges Amt, qui consistait à se procurer des œuvres d’art afin de décorer les locaux de l'ambassade et du consulat, il avait désormais plus de latitude sur le plan administratif grâce à un plus large pouvoir de décision, mais officiellement il ne pouvait pas apparaître en même temps comme marchand11. C’est sans doute ainsi que Gurlitt aurait pris la place de Wüster pour ses affaires avec Hermsen. Dès sa première transaction, le 3 août, Gurlitt racheta d’un coup 38 œuvres à Hermsen pour une somme forfaitaire de 41 000 + 4 000 RM ; cinq jours plus tard seulement, il en avait écoulé 30, et le reste peu de temps après ; toutes les œuvres partirent pour Cologne, la plupart pour le Kölnischer Kunstverein (KKV) [Association artistique de Cologne], une pour le Wallraf-Richartz-Museum (WRM) et six pour une collectionneuse privée de la ville12. Dans les transactions de Gurlitt avec Hermsen était étroitement impliqué le peintre Lucien Adrion13 dont Rolf Hetsch possédait au moins deux tableaux14.

Jusqu’en 1944, Hermsen resta la principale source d’approvisionnement de Gurlitt. Plus de 80% des objets dont il fit l’acquisition dans les territoires occupés de l'ouest (principalement des tableaux d'artistes français, mais aussi des Gobelins) et qui peuvent être reconstitués à partir des livres de comptes et des certificats de devises, le furent sur facture du Néerlandais. Hermsen, qui parlait l'allemand et s'était spécialisé dans la fourniture d’œuvres françaises aux musées allemands, proposait comme service particulier l'obtention des autorisations d'exportation nécessaires auprès du Kunstschutz, par l’intermédiaire duquel s’organisaient également en partie les transports vers l’Allemagne sous couvert de « transports militaires pour le compte de la Propagandastaffel Paris [escadron de propagande] »15. Hermsen en aurait également pris en charge les frais, même lorsque les transactions n’aboutissaient pas, auquel cas il aurait repris lui-même les œuvres16. On peut également supposer que c’était Hermsen qui se cachait derrière la dénomination d’« ami d'affaires parisien », qui réglait régulièrement les frais d’hôtel de Gurlitt en raison d’affaires profitables conclues « pour de très grosses sommes »17.

Gurlitt put prendre sans problème la place de Wüster. Après être passé dans le commerce de l'art à partir de 1933, il avait continué à entretenir des relations avec le milieu des musées allemands, ce qui lui ouvrait des portes dans tout le pays. Sa correspondance, aujourd’hui incomplète, des années 1942 à 1944, rend compte d'offres faites aux musées de Breslau, Dortmund, Dresde, Düsseldorf, Erfurt, Francfort-sur-le-Main, Hambourg, Lübeck, Königsberg, Mannheim, Munich, Nuremberg, Oldenbourg, Weimar et Wiesbaden. Tout comme Wüster avant lui, Gurlitt entretenait avec Cologne une de ses relations d'affaires les plus durables. En tant que marchand d’« art dégénéré », il put, en étroite concertation avec Otto Förster, le directeur du Wallraf-Richartz-Museum, obtenir du ministère du Reich pour l’éducation du peuple et la propagande des opérations d’échange lucratives pour les deux parties, mais qui contrevenaient aux règles commerciales officiellement en vigueur18. C’est sur cette relation de confiance que se fondait Gurlitt. Lors de ses voyages de Hambourg ou de Dresde à Paris, il s'arrangeait presque toujours pour s’arrêter à Cologne. Les recherches actuelles ont montré que pendant l’Occupation Gurlitt a procuré au Wallraf-Richartz-Museum 27 à 29 œuvres de très grande qualité provenant de France, ce qui représente 54% du total des acquisitions provenant de France19.

Pour le musée de Cologne, Gurlitt ne négociait pas seul avec Förster. Il entretenait également un contact intense avec le directeur du Cabinet des estampes, Helmut May (1906-1993), ainsi qu’avec Fritz Fremersdorfer (1894-1983), le conservateur du département dit romain-germanique20. Mais c’est de loin le Kölnischer Kunstverein qui reçut de Gurlitt le plus grand nombre d’œuvres françaises, comme le montre la transaction du 3 août 1942 mentionnée ci-dessus. Les livres de comptes de Gurlitt font état d’un total de 110 pièces21. Le KKV défendait la même ligne que Hildebrand Gurlitt et dans le débat sur l’expressionnisme qui s’était déclenché en 1933, il avait pris position en faveur de l’art moderne. En 1934, dans la série d’expositions intitulée « Nouvelle peinture allemande » [Neue deutsche Malerei] qui entendait défendre les modernes, Gurlitt put placer sa propre collection d'aquarelles qui comprenait en majorité des œuvres d'artistes de Dresde22. À partir du printemps 1942, ce fut le gendre d’Otto Förster, Toni Feldenkirchen, qui dirigea le KKV et Gurlitt poursuivit avec lui les bonnes relations qu’il avait entamées avec ses deux prédécesseurs, Walter Klug et Hans Peters. Les ventes de Gurlitt au KKV portaient sur des œuvres de maîtres aussi prestigieux que Degas, Renoir, Signac, Rodin, mais aussi sur celles d'artistes moins connus comme Paraire, Hareux, Levigne, Brielmann23. On peut se demander pourquoi un Kunstverein, une association artistique dont l'objectif était de promouvoir l'art contemporain de sa région à travers des expositions et d'autres manifestations, et non pas de constituer sa propre collection, fut à ce point partie prenante dans ce commerce et ce que sont devenus les autres tableaux, passés sous silence vis-à-vis des Alliés.

Outre ses transactions avec les musées allemands, Hildebrand Gurlitt procéda également dans les territoires occupés à l’ouest à des acquisitions pour des collectionneurs d'art et des galeristes privés. Ses acquéreurs se recrutaient parmi les cercles d’amis et de marchands d’art moderne qu'il avait constitués longtemps auparavant là où il avait exercé ses activités en Allemagne. Il s’agissait par exemple de Carl Neumann, un fabricant de textile de Zittau, pour qui il acheta lors de la vente Viau à l'Hôtel Drouot en décembre 1942, la toile de Cézanne « Vallée de l'Arc et Montagne Sainte Victoire » de Cézanne, qui s’avéra plus tard être un faux24. La plupart des œuvres rejoignirent la collection de Hermann Reemstma, fabricant de cigarettes de Hambourg qui, du fait de ses affinités avec Barlach, était étroitement lié aux activités du Kunstdienst à Güstrow et était toujours resté en contact avec Gurlitt depuis le début des années 1930. À Cologne aussi, Gurlitt avait une clientèle fidèle pour ses achats parisiens. Il convient de citer d’abord l’avocat Joseph Haubrich auquel Gurlitt avait déjà vendu par le passé de nombreuses œuvres d’« art dégénéré » ; elles purent être rendues accessibles au public en 1946, après la donation qu’en fit Haubrich à la Ville de Cologne25.

Pour les affaires que continua Gurlitt d’effectuer avec des partenaires commerciaux allemands après 1941, on peut citer Heinrich Kühl et Paul Rusch à Dresde, Alex Vömel et la galerie Paffrath à Düsseldorf, la galerie Commeter à Hambourg et Julius Böhler Jr. à Munich. La fréquence des transactions opérées par Gurlitt avec ses collègues berlinois, comme Arnold Blumenreich, Victor Rheins, la galerie Matthiesen, Friedrich August Lutz (un ancien collaborateur d'Eduard Plietzsch à la galerie van Diemen & Co) ou Hans W. Lange, est frappante. Le cousin de Hildebrand, Wolfgang, faisait également partie des preneurs d'œuvres françaises dans la capitale du Reich, tout comme Bernhard Alois Böhmer qui, outre celui de Güstrow, avait également un siège commercial à Berlin, au 28 de la Tiergartenstrasse26. Gurlitt noua également une nouvelle relation, quasiment amicale, avec Paul Römer, qui avait auparavant travaillé à la galerie de Heinrich Thannhauser à Munich et qui, avec le fils de ce dernier, Justin K. Thannhauser, ouvrit une succursale à Berlin à partir de 1927–1928. Justin Thannhauser s’étant réfugié à Paris, c’est Römer qui reprit l’affaire de la Lützowplatz en décembre 1937 et lorsque l'occupation de la France par les Allemands força Thannhauser à émigrer en 1940 aux États-Unis via la Suisse, Gurlitt devint pour Römer le principal pourvoyeur d'œuvres françaises27.

Mission spéciale du Führermuseum à Linz

Officiellement, à partir de décembre 1942, une nouvelle ordonnance sur la circulation des marchandises mit un coup d’arrêt aux acquisitions de Gurlitt en France pour des particuliers, les devises nécessaires lui étant désormais refusées1. Mais très vite, une mission bien plus lucrative s’offrit à lui. Lorsqu'en mars 1943, le directeur du musée de Wiesbaden, Hermann Voss, fut nommé par Joseph Goebbels comme successeur de Hans Posse et reprit la Mission spéciale de constitution d’un musée du Führer à Linz, il choisit Hildebrand Gurlitt pour être son « acquéreur en chef » à Paris. Tous deux se connaissaient probablement déjà depuis les années 1920, par l'intermédiaire d'Eduard Plietzsch avec qui Voss avait travaillé pour les musées de Berlin. Les relations entre Gurlitt et Voss semblent avoir été empreintes d’une grande confiance. Gurlitt déclarera plus tard aux Alliés avoir travaillé pour Voss et la Mission spéciale à partir du 16 février 19432. De fait, c'est ce jour-là et le soir seulement qu’avait eu lieu l'entretien déterminant entre Hitler et Voss, dont peu de gens, à part Goebbels, étaient informés. Voss en parla probablement aussitôt et sans hésitation à Gurlitt, l’engageant comme marchand avant même que les anciennes structures mises en place par Posse ne soient dissoutes.

La participation de Gurlitt à la Mission spéciale aura été favorisée par la réinstallation par Goebbels de ses contacts à l'ambassade d’Allemagne et à l'Institut allemand au début de l'année 1943 (voir ci-dessus)3. Gurlitt affirmera désormais vis-à-vis de l’administration qu'il résidait en permanence à Paris pour l'ambassade d'Allemagne et le Commandant militaire4. C'est à cette époque – avant même qu’il ne commence à travailler sous l’autorité de Voss – que Gurlitt eut pour la première fois l'occasion de travailler pour la Mission spéciale. L'historien de l'art Erhard Göpel – détaché depuis mai 1942 à La Haye auprès du Reichskommissar [Commissaire du Reich] Arthur Seyß-Inquart dans les territoires occupés des Pays-Bas au sein du Referat Sonderfragen, le bureau des questions spéciales chargé de rassembler des œuvres d'art pour le futur musée du Führer – avait impliqué Gurlitt au plus tard en janvier 1943 dans les acquisitions concernées5. Göpel tenait beaucoup à la relation qu’il entretenait avec Gurlitt. Il connaissait ses liens avec Eduard Plietzsch au sein du Bureau Mühlmann et s’engagea avec succès pour que Gurlitt puisse étendre ses activités en Hollande et en Belgique6. Göpel lui-même travaillait pour le Bureau Mühlmann comme marchand d'art extérieur, tout comme Max J. Friedländer, dont Eduard Plietzsch et Hermann Voss avaient été assistants dans le cadre des Collections royales d'art de Prusse sous la direction générale de Wilhelm von Bode, et que Hildebrand Gurlitt connaissait personnellement depuis l’époque où il travaillait à Zwickau7. Il ne passait pas inaperçu que Göpel s’associait les services de nombreux collègues d'origine juive, ce qu’il dut plus tard assumer auprès de Seyss-Inquart8.

Avec sa participation à la Mission spéciale du musée du Führer à Linz, les revenus de Gurlitt montèrent en flèche. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de sa procédure de dénazification, il déclara au ministère public de Bamberg-Land [Öffentlicher Kläger ; le plaignant dans la procédure] avoir gagné 44 452 et 41 001 RM au cours de ses deux premières années à Paris9. Cela aurait déjà représenté plus du double de ce qu’il avait gagné durant la période précédente en tant que marchand d’« art dégénéré ». En 1943 et 1944, la somme aurait été multipliée jusqu’à atteindre 176 855 et 159 599 RM10. Néanmoins, les chiffres avancés par Gurlitt ne sont guère fiables. Il admit lui-même n'avoir donné que des informations de mémoire11. Selon les attestations de devises qui nous sont parvenues, il utilisa 684 000 RM en devises pour ses achats chez Theo Hermsen et Gustav Rochlitz en janvier et février 194412. Au cours des quatre mois suivants, de mars à juin, il acquit au total 69 tableaux, 10 tapisseries et 82 dessins destinés à la Mission spéciale, pour une valeur équivalente à 3 612 000 RM. En juillet 1944, il emporta une transaction de premier ordre avec six tapisseries et trois peintures pour un montant à peu près comparable de 3 130 000 RM. En août encore, peu avant la libération de Paris par les Alliés, Gurlitt y procéda à des achats pour un montant de 610 000 RM, mais désormais il lui fallait tenter de faire transiter par Bruxelles les œuvres destinées à l’Allemagne13.

Pour ses acquisitions, Gurlitt recevait une commission de 5% du prix total des œuvres d'art, prélevée sur les fonds de la Mission spéciale14. On peut donc, à partir des acquisitions mentionnées ci-dessus, arriver à une somme de 401 800 RM pour la période de janvier à août 1944, même si les documents concernant cette période font encore état d’une opération supplémentaire pour un montant de 6 000 RM en faveur de Hildebrand Gurlitt15. Après la fermeture du marché français aux activités de Gurlitt, il déplaça ses voyages vers la Hongrie, alliée de l'Allemagne, et en octobre 1944, il recevait l'autorisation d’utiliser des devises pour un montant équivalent à 500 000 RM16. Les transactions de Gurlitt s’effectuaient en partie directement à partir des comptes spéciaux de la Mission spéciale. Mais il déposait également des demandes de devises au nom de son propre commerce d'art. Dans ces cas-là, Gurlitt achetait les œuvres directement en France et les revendait en Allemagne à la Mission spéciale. Les mouvements d’argent se faisaient aussi bien par la Bankhaus Wilhelm Rée à Hambourg, auprès de laquelle il bénéficiait d’un crédit en espèces de 200 000 RM, que par la Dresdner Bank, où il détenait un compte de prêt. C’est la filiale parisienne de la Dresdner Bank, avenue de l’Opéra, qui mettait les devises à sa disposition17. De cette manière, la marge bénéficiaire entre achat et vente était laissée au seul jugement de Gurlitt et à son habileté à négocier18.

Même dans le cadre de la Mission spéciale, Gurlitt acheta la grande majorité des œuvres pour des musées allemands, mais seulement un total de 168 œuvres directement pour le musée du Führer de Linz, un nombre qui ne lui aurait guère permis de mériter son statut de Chief Dealer19. La primauté accordée aux musées allemands par la Mission spéciale était explicitement prévue et prit, surtout sous la direction de Voss, de plus en plus d’importance, comme il était dans l’intérêt de Goebbels. Ainsi, Gurlitt n’eut pas la moindre difficulté à obtenir des devises pour des montants élevés. Les attestations devaient d'abord être approuvées par la Chambre des beaux-arts du Reich, puis c’était la Reichsstelle für Papier [Bureau du papier du Reich] qui établissait les documents20. À plusieurs reprises, Gurlitt indique Rolf Hetsch comme personne de référence. C'est probablement dans ce contexte qu’il faut comprendre la déclaration de Gurlitt à Rudolf Schleier : « J'ai pu obtenir bien des choses pour Cologne et d'autres musées21 ».

Selon Michel Martin, conservateur du Louvre en charge des autorisations d'exportation, Gurlitt a acheté des œuvres à Paris pour un total de « 400 à 500 millions de francs »22. Une petite moitié de cette somme a été employée pour des achats dans le cadre de la Mission spéciale – pour le musée du Führer de Linz et d'autres musées allemands. Environ 350 de ces œuvres sont restées en possession de Gurlitt et sont réapparues en 2012 avec ce qu’on a appelé le Schwabinger Kunstfund, la « découverte de Schwabing », du nom du quartier de Munich où se trouvait l’appartement de Cornelius Gurlitt23. Mais on ne peut guère établir un compte exact du nombre d'œuvres acquises par Gurlitt en France. Vis-à-vis des Alliés, il n’a déclaré qu'une fraction des œuvres qu'il avait effectivement vendues24. De nombreuses transactions ne sont pas documentées. De plus, Gurlitt avait mis son compte en devises à la disposition de tiers, par exemple Erhard Göpel25 et les contacts commerciaux du département romain-germanique du Wallraf-Richartz-Museum, ce qui représente une difficulté supplémentaire26. Et les informations figurant dans les différents documents d'archives ne coïncident pas avec celles de la correspondance et des livres de comptes de Gurlitt. L'origine des œuvres est elle aussi difficile à reconstituer du fait de la présence dans les transactions de marchands intermédiaires. Gurlitt se faisait en outre établir de faux reçus pour dissimuler l’identité des vrais vendeurs, comme ce fut par exemple le cas pour le restaurateur viennois Jean (Hans Wilhelm) Lenthal dans l’achat de 41 tableaux d'artistes français le 20 juin 194227.

Arrestation à Aschbach et dénazification

Après que l’immeuble où se trouvait l’appartement de Gurlitt avait subi de graves dégâts lors des bombardements de Hambourg, il se réfugia début 1942 avec sa famille dans la maison de ses parents à Dresde, mais elle fut détruite au moment des violentes attaques aériennes sur Dresde du 13 au 15 février 1945. En mars 1945, il quitta Dresde avec sa femme et ses deux enfants pour se mettre à l’abri dans le domaine de Gerhard Freiherr von Pölnitz à Aschbach dans la région de Bamberg, réputé sûr. En mai de la même année, Karl Haberstock et sa femme s’y réfugièrent eux aussi. Von Pölnitz, un officier de la Luftwaffe stationné à Paris pendant l'Occupation, organisait des possibilités de transport pour faire sortir de France les œuvres d'art qui y avaient été acquises. Il avait de plus œuvré en tant que représentant de la galerie d'Hugo Engel en Allemagne, et avait réalisé des opérations commerciales communes, surtout avec Haberstock et à l’occasion avec Gurlitt1.

Le 10 juin 1945, Gurlitt fut interrogé par le lieutenant Dwight McKay, Judge Advocate Section, Third U.S. Army, et placé en état d’arrestation avec sa famille au château d’Aschbach2. Le 3 octobre de la même année, les collaborateurs de l’Art Looting Investigation Unit (ALIU) l’interrogeaient pour la deuxième fois au sujet de sa participation à la Mission spéciale du musée du Führer à Linz3. Lors de sa fuite, Gurlitt avait transporté à Aschbach plusieurs caisses contenant une partie de sa collection4. En décembre 1945, les caisses contenant les tableaux furent transférées pour vérification au Central Collecting Point de Wiesbaden. D’autres œuvres éparses et des paquets contenant des œuvres graphiques, que Gurlitt déclara également faire partie de sa propre collection, restèrent en sûreté à Aschbach.

Au cours des deux années suivantes, d’intenses interrogatoires portèrent sur les contacts commerciaux de Gurlitt, l'origine des œuvres et les prix payés. Gurlitt dut en outre établir la liste des œuvres provenant de territoires occupés qu'il avait vendues à des musées allemands et à des collectionneurs privés, et restituer à Munich les œuvres de Max Liebermann qu'il avait achetées à Hermsen à Paris et qui étaient restées à Aschbach.

Parallèlement, la Spruchkammer [Chambre de dénazification] de Bamberg-Land ouvrit une enquête sur les relations de Gurlitt dans et avec le parti nazi et sur le profit qu’il avait pu tirer du système nazi5. En raison de son engagement en faveur de l’art dit « dégénéré » condamné par les nazis et surtout en raison de sa propre discrimination en tant que « quart-juif », Gurlitt put se présenter d’une manière convaincante comme une victime du régime nazi : il aurait agi pour la Mission spéciale afin d’être en permanence en voyage et donc absent d’Allemagne pour se protéger de la persécution des juifs et d’une arrestation6 ; et il n’avait jamais été membre du parti (il n'aurait d'ailleurs pas pu en raison de ses origines)7. C’est ainsi qu’en juillet 1947, Gurlitt sortit « innocenté » de la procédure de dénazification8. Toutefois, des questions posées à l’administration fiscale compétente révélèrent que Gurlitt avait déclaré des revenus annuels beaucoup trop faibles entre 1941 et 1945. De plus, après la dénonciation d'une ancienne collaboratrice du cabinet d’art de Hambourg, le ministère public rouvrit la procédure contre Gurlitt, l’accusant Gurlitt d'avoir « tiré profit » de la situation9.

Bien que les revenus de Gurlitt aient largement dépassé le montant autorisé de 36 000 RM par an, il put cette fois encore échapper à une condamnation10. Il présenta de nombreux certificats de bonne conduite, et la Chambre de dénazification accepta ses arguments selon lesquels l’augmentation de ses revenus n’aurait été due qu’à ses connaissances en matière d’art et à son degré élevé de professionnalisme11. Dans son deuxième verdict, le 12 janvier 1948, la Chambre conclut qu'il n'avait pas profité du système politique12. Et bien qu’avec le temps, les déclarations de Gurlitt quant à l'origine des œuvres saisies aient manifesté de graves divergences, sa collection à Wiesbaden fut débloquée en décembre 195013. Entre-temps, début 1948, Gurlitt avait été nommé directeur du Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen et avait déménagé avec sa famille à Düsseldorf14. C’est Otto Förster du Wallraf-Richartz-Museum qui l’avait recommandé pour ce poste. Leopold Reidemeister, ami de longue date de Gurlitt, accéda en 1946 à la direction puis, en 1954, à la direction générale des musées de la ville de Cologne. Avec la donation de Joseph Haubrich qui comprenait pour l’essentiel des œuvres expressionnistes, Cologne devint la capitale d’un art qui avait jadis été condamné, tandis que d'autres villes eurent encore longtemps à déplorer les lacunes auxquelles avaient donné lieu les confiscations. Ainsi Gurlitt put-il aisément renouer au sein de ses anciens réseaux avec ses aspirations de l’époque de Weimar.