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À la fois acteur et victime, le destin du marchand d’art et artiste Jean Lenthal illustre à quel point la collaboration entre les acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation fut complexe, forcée et conditionnée par la politique antisémite de l'époque. D’après des livres de compte du marchand d’art allemand Hildebrand Gurlitt, Jean Lenthal aurait été très actif pendant la Guerre, or nous savons aujourd’hui que ces sources livrent de fausses informations.

Sources troubles concernant les achats auprès de Lenthal

Jean Lenthal est né en 1914 à Vienne en Autriche sous le nom de Hans Wilhelm Löwenthal1. Ses parents sont juifs, lui-même se convertit au christianisme et s’installe à Paris vers 19342.

On ignore le début de son activité en tant que marchand d’art. À notre connaissance, Lenthal n’avait ni galerie, ni commerce de chambre, ni d’adresse professionnelle à son nom. L’information sur son activité de marchand d’art à Paris est remontée à la surface suite à la découverte des archives privées d’Hildebrand Gurlitt chez le fils de ce dernier, en 2012.

D’après le livre du compte courant de Gurlitt, ce dernier aurait notamment acheté en juin 1942 des œuvres d’art au prix de 91.727, 50 Reichsmark à Lenthal3. En détail, Lenthal aurait vendu le 20 juin 1942 un dessin de nu de Despiau, des aquarelles de Manet, Cross et Jongkind, d’autres dessins de Cézanne, Millet, Matisse, Rodin, Daumier ainsi qu’une peinture à l’huile représentant un paysage avec rivière de Sisley, une autre peinture à l’huile de Toulouse-Lautrec représentant une loge de théâtre et une toile de Renoir4.

Ni les prix, ni les sujets, ni la taille des œuvres sont indiqués en détail dans ce livre de compte. Seul le nom « Jean Lenthal Paris » est mentionné comme vendeur dans cette source d’archives.

D’après des recherches récentes, Hildebrand Gurlitt, marchand allemand extrêmement actif en France pendant l’Occupation, aurait acheté au moins quarante-deux œuvres d’art auprès de Jean Lenthal en 19425.

Dans le rapport final du service secret américain, l’OSS Art Looting Investigation Unit, service qui enquêtait après la guerre pour retrouver les œuvres d’art spoliées, le nom Jean Lenthal domicilié au 32, avenue Matignon à Paris est également mentionné. D’après cette source, ce sont les papiers de l’entreprise de transport, Schenker & Co, qui auraient indiqué que le dernier avait vendu des œuvres d’art aux acheteurs allemands6.

La correspondance d’après-guerre

Cependant, la découverte d’un deuxième fonds d’archives de la succession Gurlitt dans sa maison de Salzburg en 2014 jette une toute autre lumière sur la soi-disant activité du marchand Jean Lenthal. La correspondance d’après-guerre entre ce dernier et Gurlitt, trouvée à Salzburg, dévoile que Lenthal avait accepté d’être l’homme de paille afin de cacher les véritables vendeurs d’art sous l’Occupation. Menacé suite aux lois antisémites sous le régime de Vichy, il a été protégé par Gurlitt, mais au prix de servir comme prête-nom et ainsi faciliter les affaires du marchand allemand. Malgré ses contacts, Lenthal est arrêté à Paris en 1943 et déporté aux camps de concentration. Il survit aux camps, mais est inquiété à son retour à Paris par les enquêteurs, qui trouvent son nom en lien avec le marché de l’art pendant la guerre.

En août 1947, victime de la Shoah, Jean Lenthal demande à Hildebrand Gurlitt une déclaration officielle le déchargeant :

« Cher docteur Gurlitt,

Vous serez étonné d'avoir de mes nouvelles (vous pensiez probablement que j'étais mort) [...] Vous saurez que j'ai été arrêté en septembre 1943 et que j'ai connu entre autres Auschwitz, Sachsenhausen, Mauthausen et Ebensee, où j'ai ensuite été libéré par les Américains le dernier jour de la guerre [...]

Mais la raison principale de ma lettre d'aujourd'hui est un désagrément que j'ai ici et pour lequel vous seul pouvez m'aider et - je l'espère vivement - vous le ferez. Rappelez-vous qu'au début de l'année 1943 ou à la fin de l'année 1942, vous avez acheté un assez grand nombre de tableaux et de dessins impressionnistes à différentes personnes qui, pour des raisons fiscales, ne voulaient pas vous donner de facture. Vous vous êtes alors adressé à moi pour que je signe cette requête à la rue de Grenelle, que je fasse en quelque sorte office de vendeur. J'ai expliqué aux autorités locales que vous étiez ami avec moi depuis longtemps avant la guerre, que vous étiez parfaitement au courant de ma situation, que vous m'aviez beaucoup aidé, que vous aviez envoyé de l'argent et des vivres à ma mère qui vivait alors à Prague, et que vous m'aviez couvert de la manière la plus aimable qui soit face aux nazis.

Que pour toutes ces raisons, je n'ai pas voulu vous refuser cette demande et que, devant la ‘protection industrielle’, j'ai donc agi en tant que vendeur de ces tableaux (sur lesquelles non seulement je n'ai rien gagné, mais que je n'ai personnellement jamais vu).1»

Cette lettre montre à la fois la proximité presque amicale entre les deux hommes, mais nous indique également que l’accusation d’avoir été actif sur le marché de l’art français pendant l’Occupation ne peut être retenue. Le fait que Gurlitt ait établi rapidement et sans protestation la déclaration demandée peut être considéré comme un signe clair que l'objection de Lenthal était justifiée, et que toutes les transactions pour lesquelles il aurait été le vendeur n'ont donc pas été effectuées par lui. Gurlitt a déclaré le 26 septembre 1947 que Lenthal lui avait signé la facture afin d’obtenir l’autorisation de sortie pour un ensemble d’œuvres d’art que lui-même avait acquis fin 1942 ou au début de 1943 dans un hôtel à Paris auprès des « commissionnaires », et ceci en acte amical et sans toucher de l’argent2.  Sa déclaration ne dévoile cependant ni les véritables vendeurs, ni les indices permettant d’identifier les œuvres en question. 

La déportation et les camps de concentration

Comment Lenthal a-t-il été arrêté ? De nouvelles sources d’archives françaises témoignent avec froideur de la cruauté administrative de l’arrestation de Jean Lenthal chez lui dans son appartement à Paris. :

« N° 87           28-9-43          19H50

C[ommissaire] 8e P[olice] M[unicipale]

J’envoie au dépôt les Juifs :

Lenthal, Hans né le 18-12-14 à Vienne, Autriche, de nationalité autrichienne, peintre, célibataire, d[emeurant] 6 Montalivet 8e arrêté ce jour par police des questions juives sur ordre des autorités allemandes en vue de son internement […] »1

La suite de son calvaire est connue. La chercheuse israélienne Yehduit Shendar a retracé minutieusement les étapes de son internement et de sa déportation2. Après avoir passé huit mois dans le camp d’internement français de Drancy, Jean Lenthal est déporté le 20 mai 1944 avec le transport 74 de Bobigny au camp de concentration d’Auschwitz. La majorité des 1200 déportés du transport 74 est immédiatement envoyée aux chambres de la mort, les autres sont sélectionnés pour effectuer du travail forcé3. Lenthal reste environ six mois à Auschwitz où il travaille comme « Hilfsarbeiter » [travailleur auxiliaire]4. Il est ensuite transféré au camp de Sachsenhausen où il est enregistré comme « Kunstmaler » [peintre] le 25 novembre 1944. À partir du juillet 1944, il travaille dans le « Pflanzenzucht Raisko » [culture des plantes], un commando spécialisé dans la culture du caoutchouc naturel5. Mais ce sont ses capacités artistiques, déjà remarquées auparavant, qui finalement le « sauvent » en quelque sorte. Dès janvier 1945, Jean Lenthal est interné au camp de Mauthausen (et par la suite à celui d’Ebensee) afin de participer à la fameuse « opération Bernhard », un projet visant à falsifier des billets de banque britannique et le dollar américain6. Il est alors attaché à la « R.S.H.A. Druckerei », l’imprimerie de l’office central de la sûreté du Reich7.

Le portrait de Lenthal

Peint à Mauthausen par son codétenu Leo Haas (1901-1983), cet unique portrait connu de Hans Lenthal montre un homme d’un regard désespéré et triste. Il est peint de face, assis derrière une table en bois sur laquelle on devine des documents, peut-être des lettres ou un carnet ainsi qu’une cannette en métal. Lenthal ne regarde pas le peintre, ses yeux sont légèrement orientés vers la droite, un regard noir, tourné vers l’intérieur. Sa main droite est montée vers son cou comme s’il allait s’étrangler. Ce geste d’étranglement et de désespoir est renforcé et littéralement doublé par le reflet de ce moment dans un bout de miroir posé sur la table devant lui. À peine visible, noyé dans les couleurs sombres de l’aquarelle, le bout de miroir cassé reflète seulement la bouche et le poignet droit de Lenthal. Lui-même interné depuis 1939, l’illustrateur et artiste allemand Leo Haas travaillait dès 1945 aux côtés de Lenthal pour « l’opération Bernhard ». Il est aujourd’hui connu pour avoir effectué de nombreux dessins en cachette afin de témoigner de la vie et des horreurs des camps de concentration1. La petite aquarelle représentant Lenthal est aujourd’hui conservée au musée d’art de Yad Vashem.

La suite de la collaboration avec Gurlitt et le marchand français André Schoeller

Après sa libération, Jean Lenthal retourne vivre à Paris. D’autres lettres qu’il a adressées à Hildebrand et Hélène Gurlitt en 1947 laissent soupçonner qu’une certaine collaboration commerciale entre le marchand allemand et Lenthal perdure ou reprend à la période d’après-guerre. Le 4 octobre 1947, Lenthal écrit à Hélène, l’épouse de Hildebrand Gurlitt, pour lui proposer ses services : « Si je peux faire quelque chose pour vous, je le ferai avec plaisir. Dites-lui que Monsieur Schoeller lui fait savoir que la jeune fille blonde qu'il a vue chez lui va bien.1 ».

Ce langage crypté concerne très probablement un tableau (représentant une fille blonde) que Gurlitt aurait vu chez l’expert et marchand André Schoeller à Paris. Dans une deuxième lettre, cette fois directement adressée à Hildebrand Gurlitt, Lenthal revient sur l’affaire de la « jeune fille ». Entre temps, Lenthal a bien reçu la déclaration de la main de Gurlitt à sa décharge et il le remercie chaleureusement. Il poursuit alors :

« Hier, j'étais chez André, il vous fait dire, à propos de la jeune fille, qu'il aimerait savoir comment vous envisagez son avenir. Si vous pensez la marier bientôt ou quoi que ce soit d'autre.2 »

La métaphore du mariage cache très probablement une proposition de vente/achat du tableau en question. Rappelons-nous que tous ces acteurs, Gurlitt, Schoeller et Lenthal sont en 1947 plus ou moins accusés d’avoir fait du commerce avec des biens spoliés pendant la guerre. André Schoeller3 avait effectué 140 expertises pour Gurlitt pendant l’Occupation et il avait acheté des tableaux pour lui à Drouot. En mars 1947, Schoeller venait d’être condamné à une grosse amende pour avoir mené des affaires illégales avec l’occupant. Il avait officiellement fermé sa galerie en 1946, mais il continua le commerce de l’art jusqu’à sa mort en 1955.

Ce contexte explique le langage codé dans la correspondance entre Gurlitt et Lenthal, ce dernier continua visiblement son activité d’intermédiaire entre les deux grands marchands. Il s’agissait très certainement d’un tableau dont il fallait cacher la provenance. L’affaire de la « jeune fille » n’a probablement pas abouti dans l’immédiat. Gurlitt a ajouté une note sur la lettre de Lenthal : « répondu que je suis contre un mariage précoce, 2. XII. 47 »4.

Le contact entre les époux Gurlitt et Jean Lenthal a perduré plusieurs années après-guerre. Hildebrand Gurlitt note l’adresse de Jean Lenthal à Neuilly dans son agenda de l’année 19485. D’après l’agenda d’Hélène Gurlitt, ils se sont rencontrés à plusieurs reprises en 1953 lors d’une visite à Paris6. Nous ignorons en revanche les détails de leurs échanges ; aucune transaction d’œuvre d’art de ces années-là n’est connue à ce jour.

Les MNR en lien avec Lenthal

D’après des sources d’archives françaises, trois tableaux MNR (Musées nationaux récupération) seraient passés par les mains de Jean Lenthal. Un document des archives diplomatiques indique que le tableau de Giovanni Antonio Pellegrini Entrée triomphale de l'Électeur Palatin de Düsseldorf, le prince Johann-Wilhelm von der Pfalz, une peinture italienne du XVIIIe siècle (MNR 306), aurait été vendue par Jean Lenthal en 1941 pour 2.000 Reichsmark aux musées de Düsseldorf [Kunstsammlungen de Düsseldorf]1. Après la guerre, l’œuvre est rapatriée en France par la Commission de récupération artistique, retenu ensuite par une commission de choix pour être attribué au musée du Louvre en 1950.

D’après une liste de tableaux acquis par le Kaiser Wilhelm Museum de Krefeld, Lenthal aurait également vendu à ce musée allemand un tableau de Jacob Duck, Une joyeuse compagnie (MNR 678) pour la somme de 5.000 Reichsmark2.  Rapatrié en France après-guerre, ce tableau est également attribué au Louvre en 1950.

Une troisième œuvre (MNR 300), un tableau de l’école d’Alessandro Magnasco, représentant Deux Ermites dans un bois, aurait été achetée à Jean Lenthal par le musée de Düsseldorf en 19413. Or une autre source des archives de Paris (dossier concernant les enquêtes sur les profits illicites) signale que ce même tableau aurait été vendu par le comte Avogli-Trotti en février 1943 pour la somme de 150.000 francs. Pour ces trois MNR, les recherches de provenance sont en cours. À ce jour, le propriétaire d’origine n’a pas pu être identifié. Les exemples cités confirment la complexité de la recherche de provenance et la nécessaire remise en question des sources qui semblaient fiables au départ.

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