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L’expert-comptable Édouard Alexandre Gras devint administrateur provisoire sous l’Occupation et fut entre autres affecté aux galeries André Simon & Cie, Joseph Hessel, Bernheim-Jeune, Wildenstein & Cie, Allen Loebl, et Seligmann Fils, dans le but de les « aryaniser ».

Un administrateur provisoire

Édouard Alexandre Gras (1887-1976) était expert-comptable depuis 1919, commissaire aux comptes agréé par la Cour d’appel de Paris, spécialisé dans le commerce d’art à Paris, demeurant au 7 rue Fabre-d’Églantine dans le XIIe arrondissement et exerçant au 140 rue du Faubourg-Saint-Honoré dans le VIIIe arrondissement1. D’après Léonce Rosenberg, il était le propre comptable de Paul Cailleux (1884-1964), président du Syndicat des négociants en objets d’art, tableaux et curiosités, qui exerçait un rôle officieux dans la désignation des commissaires-gérants des galeries d’art sous l’Occupation2.

Officiellement mandatés par le régime de Vichy en accord avec les occupants, ces derniers étaient chargés de l’administration des biens juifs. À partir de décembre 1940, ils relevèrent du Service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP), qui fut incorporé au Commissariat général aux questions juives (CGQJ) en juin 1941. Le produit de la vente ou de la liquidation revenait à la Caisse des dépôts et consignation.

Gras fut entre autres affecté aux galeries André Simon & Cie, Joseph Hessel, Bernheim-Jeune, Wildenstein & Cie, Allen Loebl, et Seligmann Fils. Il avait pour fonction d’« aryaniser » ces galeries, c’est-à-dire de liquider les stocks si l’entreprise n’était pas viable ou de trouver des repreneurs « aryens » pour les baux.

L’aryanisation de la galerie Jos. Hessel

Nommé administrateur provisoire le 21 décembre 1940, Gras supervisa ainsi la vente du fonds de commerce de la galerie Joseph Hessel située 26 rue La Boétie à Henri Joly, demeurant avenue de Villiers à Paris en septembre 1941, et sa mission s’acheva le 19 janvier 19431. Constatant que Joseph dit Jos. Hessel (1859-1942) était parti en octobre 1941 en zone non occupée « avec tout le stock existant », Gras se préoccupa uniquement dans un premier temps de trouver un repreneur « aryen » pour le bail. Jos. Hessel s’était réfugié dans la villa Sapho à Cannes, où son épouse Lucy, née Reiss, modèle et maîtresse du peintre Édouard Vuillard (1868-1940) et cousine des galeristes Gaston et Josse Bernheim, décéda le 24 novembre 1941. En mai 1942, Gras mit cependant la main sur un lot de tableaux modernes dans une resserre jamais visitée. En juillet, trois ventes de gré à gré et une vacation à Drouot pour 89 pièces (répertoriée dans l’Annuaire avec la précision « séquestre J.H. ») permirent au Commissariat général aux questions juives de virer 120 000 F à la Caisse des dépôts et consignations2. Décédé à l’automne 1942, Jos. Hessel avait une fille adoptive : Lucie Grandjean, née en 1921 et mariée à Jacques Arpels depuis 1940. Le couple résidait dans la villa Sapho jusqu’à leur départ pour Saint-Paul-de-Vence puis la Suisse en 19443.

La galerie Bernheim-Jeune

À la même date, Gras devint administrateur de la galerie Bernheim-Jeune, située 83 rue du Faubourg-Saint-Honoré, sa nomination étant officiellement confirmée le 19 février 1941. Il géra l’entreprise jusqu’à sa totale liquidation en novembre 1941, une nouvelle société étant créée suite au rachat des parts israélites, Camille Marie Prosper Borione en devenant le gérant-associé. Le 31 décembre 1940, le stock commercial avait été estimé à 1 166 845 F.

Gras effectua en février 1941 deux voyages en zone libre pour saisir les tableaux entreposés dans les coffres-forts de la Banque de France à Dax et à Niort, « débloqués sans prélèvement des Allemands les 12 et 17 février 19411 ». Obtenant l’autorisation de vendre au détail, Gras mit une partie du stock aux enchères à l’hôtel Drouot le 22 décembre 1941 sous l’autorité d’Alphonse Bellier, assisté d’André Schoeller et de Jean Metthey.

Sous l’autorité des mêmes commissaires-priseurs, une seconde vente eut lieu le 2 mars 1942, dispersant tableaux, aquarelles, dessins et sculptures, répartis entre trois acheteurs principaux : Schoeller, Metthey et John Van der Klip. Une troisième vente le 9 novembre 1942 concerna enfin les livres. Les tableaux saisis dans les coffres furent aussi vendus à l’hôtel des ventes2.

La galerie Wildenstein

C’est à la demande de Roger Dequoy que Gras fut nommé par le Commissariat général aux questions juives, le 5 février 1941, commissaire-gérant de la société Wildenstein & Cie. D’après les déclarations de ce dernier, Gras permit notamment de faire passer des tableaux en zone libre1. Gras se montra en effet « très compréhensif et a[vait] consciemment aidé M. Dequoy dont il connaissait le rôle réel » au sein de la galerie2. Le 24 avril 1941, Gras demanda à Hugo Engel de faire livrer les collections de la galerie Wildenstein & Cie, entreposées au château de Sourches, au siège de la galerie Wildenstein & Cie, en indiquant qu’il en avait fourni une liste3. Il approuva les ventes effectuées en retour par Dequoy à Karl Haberstock en juin 1941 pour 930 000 F (46 500 RM), comprenant entre autres les deux tableaux de Claude Lorrain, les deux tableaux d’Hensius (sic) et un tableau de Gustave Courbet4. Suscitant de plus en plus la méfiance des occupants, Gras fut relevé de ses fonctions en 1942 et remplacé par M. J. Bruyer, assisté par l’Allemand M. Buwert, à la tête de la galerie Wildenstein & Cie5.

La galerie André Simon & Cie

Gras fut aussi chargé le 6 août 1941 de l’administration de la galerie André Simon & Cie, située 29 ter rue d’Astorg dans le VIIIe arrondissement. Cette dernière ayant procédé à la vente du stock le 1er juillet 1941 au profit de Louise Alexandrine Godon (1902-1988), épouse de Michel Leiris (1901-1990) depuis 1926 et active au sein de la galerie depuis les années 1920, sa mission prit fin dès le 3 mars 19421. La galerie André Simon & Cie, que Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) avait fondée avec son ami et associé André Simon en 1920, prit alors le nom de galerie Louise Leiris. Elle put ainsi poursuivre ses activités sous l’Occupation tandis que la Gestapo recherchait Kahnweiler en fuite dans le Sud-Ouest de la France, évitant au marchand d’origine allemande et juive un second séquestre2.

Kleinberger et Seligmann Fils

Désigné le 11 décembre 1941 administrateur de l’entreprise Allen Loebl, antiquaire, Gras procéda également à la vente de son fonds de commerce et des marchandises composant le stock, le 4 mai 1942, au profit d’Ernest Garin. La galerie Kleinberger devenue galerie Ernest Garin resta cependant sous la direction d’Allen Loebl grâce à la protection d’Hermann Göring et poursuivit ses affaires avec différents marchands étrangers, tel Hans Wendland. La mission de Gras s’acheva le 8 mars 19431. En mai 1942, l’administration de la galerie des Fils Seligmann lui est confiée. Germain (1893-1978) et François-Gérard (1912-1999), fils de Jacques Seligmann (1858-1923), en avaient détruit les archives pour protéger les collections. Gras indiquait au Commissariat général aux questions juives qu’une grande partie du stock de la galerie Jacques Seligmann se trouvait désormais aux États-Unis, hors de portée2.

Comme en attestent ces divers exemples, l’administrateur provisoire Gras fut en somme responsable de différents types d’« aryanisation », certaines arrangées au préalable à l’instar de celle de la galerie Simon, confiée à Louise Leiris, d’autres simulées comme celles de la galerie Wildenstein & Cie, dont Dequoy garda les rênes, ou de la galerie Garin, restée sous le contrôle d’Allen Loebl, et d’autres encore forcées, comme celles de la galerie Joseph Hessel ou de la galerie Bernheim-Jeune, qui virent leurs stocks disséminés sur le marché de l’art au profit du régime de Vichy.

Ces activités d’administrateur-gérant de galeries juives sous l’Occupation donnent de l’expert-comptable l’image d’un homme pragmatique, apte à duper les autorités allemandes dont il suscita la méfiance, mais aussi à exercer sa fonction avec diligence et servilité, contribuant à l’application de la législation antisémite.