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Située au 57 rue de la Boétie, la galerie Wildenstein & Cie était l’une des plus prestigieuses sur la place de Paris à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Spécialisée depuis sa fondation dans la vente des œuvres d’art des peintres des XVIIIe et XIXe siècles, elle avait ouvert ses portes aux artistes modernes dans l’entre-deux-guerres. Pendant l’Occupation, elle fut soumise à une procédure d’« aryanisation » et effectua des ventes sous la houlette de Roger Dequoy, à qui Georges Wildenstein en avait confié les rênes.

Historique

Dans les années 1870, le marchand d’origine juive alsacienne Nathan Wildenstein (1851-1934) débuta le commerce d’œuvres d’art. En 1905, la galerie Wildenstein & Cie ouvrit ses portes au 21 rue La Boétie à Paris, puis s’établit au 57 de la même rue, qui communiquait avec le 140 rue du Faubourg-Saint-Honoré. Nathan Wildenstein se maria avec Laure Lévy (1856-1937). Avec ses associés, Ernest (1913-1973) et René Gimpel (1881-1945), Wildenstein fonda une galerie à New York en 1902 sur la 5e avenue, qui déménagea ensuite au 19 East 64th Street1. En 1925, Wildenstein & Cie créa aussi une galerie à Londres, New Bond Street, qui fut dirigée par Roger Dequoy (1892-1953) dans les années 1930. Le fils de Nathan, Georges Wildenstein (1892-1963), rejoignit la firme en 1910 et en devint président à la mort de son père en 1934. Il se maria en 1913 avec Jeanne Lévy, avec qui il eut deux enfants, Daniel en 1917 et Miriam en 19202. Il dirigea la revue hebdomadaire Beaux-Arts et la revue mensuelle La Gazette des beaux-arts fondées en 1930.

Pendant l’entre-deux-guerres, la galerie est spécialisée dans la vente des œuvres d'art des peintres des XVIIIe et XIXe siècles. Contrairement à son père, Georges Wildenstein s’intéressait aussi aux œuvres des peintres modernes, à l’instar de Pablo Picasso, Claude Monet et Pierre Bonnard, et s’associa avec Paul Rosenberg (1881-1959) en 1923, pour conquérir le marché de l’art aux États-Unis, jusqu’à ce qu’ils se séparent pour des raisons d’ordre privé. La galerie Wildenstein & Cie fut en outre chargée d’écouler les œuvres du musée de l’Ermitage par le gouvernement de Moscou avant la crise de 1929, qui provoqua ensuite des difficultés financières, la galerie trouvant à nouveau la prospérité vers 1937.

À la veille de la guerre, la galerie sortait en somme depuis peu des années de dépression. Elle venait de provoquer un scandale en accueillant les peintres surréalistes dans sa galerie en 1938, Georges Wildenstein étant proche d’André Breton et de Salvador Dalí3. Elle se trouvait à la tête d’un réseau marchand s’étendant de l’Europe aux États-Unis, comprenait une maison mère à Paris et des filiales à Londres et à New York, et comptait parmi ses clients plusieurs marchands allemands.

La confiscation des collections

En juin 1940, suite à la défaite française et à l’adoption de mesures antisémites, la famille Wildenstein fut déchue de sa nationalité française. Le 15 juillet 1940, une ordonnance allemande portant sur « la protection des œuvres d’art dans le territoire occupé de France » autorisa l’occupant à mettre les œuvres d’art en sûreté. Les saisies des grandes collections Seligmann, Wildenstein, Kann, Rosenberg et Bernheim accompagnèrent ces mesures et furent effectuées sous la houlette de l’ambassadeur allemand Otto Abetz.

En août 1940, environ 40 tableaux de Wildenstein & Cie furent ainsi enlevés au château de Moire dans la Sarthe, qui avait servi de dépôt aux musées nationaux. À la même période, des meubles, tableaux et tapisseries furent saisis dans la propriété des Wildenstein au château de Marienthal, à Igny. Parmi les tableaux et œuvres d’art saisis à Moire et à Igny, une cinquantaine au total, se trouvaient des tableaux de François Lemoyne, d’Hubert Robert, de Jean-Honoré Fragonard ou de François Boucher, très prisés par les collectionneurs allemands1.

En octobre 1940, la chambre forte de la Banque de France, contenant enluminures et manuscrits, fut ouverte par les Allemands et les biens furent confisqués. Le contenu du coffre est connu par un inventaire dressé par les autorités allemandes : 106 toiles de maîtres tels que Boucher, Jean Siméon Chardin, Fragonard, Antoine Watteau, 50 dessins de Jean-Auguste Ingres, Claude Lorrain, Gustave Moreau, Nicolas Poussin, et 200 miniatures des XIIIe et XIVe siècles. La valeur totale fut estimée en 1942 à 30 millions de francs2. Le compte de la Banque de France étant au nom de la société Wildenstein & Cie, le Devisenschutzkommando (commando allemand chargé de la confiscation des devises) fit parvenir ensuite un chèque de dédommagement de 965 000 F.

Dès mai 1940, Georges Wildenstein avait quitté Paris pour atteindre l’Espagne dans l’espoir de rejoindre l’Amérique, sans succès. Fin juillet 1940, il s’installa à Aix-en-Provence où il resta six mois avec sa famille, avant de partir aux États-Unis où il résidait en janvier 1941. Il tenta de faire parvenir une partie du stock de sa galerie à New York, mais le bateau fut intercepté par la marine de guerre allemande et les caisses furent entreposées à Bordeaux sous la pression des Britanniques, qui refusaient toute exportation vers l’Amérique3.

Environ 80 tableaux avaient par ailleurs été entreposés au château de Sourches et s’y trouvaient depuis le début de la guerre, ayant échappé aux premières saisies. Une partie de la collection de Marcel Kapferer (1872-1966), dont la fille Martine (1920-2018) venait de se marier en 1939 avec Daniel Wildenstein (1917-2001), le fils de Georges, y était également conservée4.

Les relations avec Haberstock

Désireux d’acquérir des œuvres pour le musée projeté par Hitler à Linz, le marchand allemand Karl Haberstock se rendit à Aix-en-Provence, accompagné de Dequoy, pour un séjour de quatre ou cinq jours, afin de rencontrer Georges Wildenstein, en novembre 19401.

Les relations avec Haberstock étaient anciennes, Wildenstein et Haberstock détenant des tableaux en commun et Wildenstein s’informant auprès de lui de l’évolution du marché de l’art allemand sous la botte nazie. En février 1939, les correspondances entre Wildenstein et Haberstock évoquent ainsi la vente programmée à Lucerne : les œuvres d’art dites dégénérées devaient être mises aux enchères pour éviter de donner l’impression de les brader et afin d’obtenir des fonds pour le régime. Un tableau de Gauguin venant du musée de Cologne fut parallèlement vendu en février 1939 à New York, Wildenstein faisant parvenir depuis sa maison de Londres le bénéfice à Haberstock, puisqu’il détenait le tableau en participation pour moitié. Il s’agissait du tableau Cavaliers sur la plage, retiré des murs du Wallraf-Richartz Museum de Cologne, que Wildenstein & Cie vendit à l’acteur américain Edward G. Robinson2.

D’après les propos d’Haberstock, il proposa à Georges Wildenstein un marché lors de leur rencontre à Aix : Haberstock achèterait de la peinture classique et en échange Wildenstein pourrait exporter de la peinture moderne aux États-Unis. Ils auraient aussi évoqué la possibilité de récupérer les tableaux bloqués à Bordeaux et les collections juives cachées dans des dépôts, Haberstock incitant Wildenstein à dénoncer ses confrères, marchands d’origine juive3. Selon Daniel Wildenstein, son père Georges « a tout refusé en bloc » et aucun accord ne fut passé avec Haberstock par la galerie Wildenstein & Cie4.

En partant pour les États-Unis, Georges Wildenstein laissait derrière lui les archives de la galerie Wildenstein & Cie au 57 rue La Boétie :

« Dans les tiroirs, au premier étage, il y avait les papiers les plus secrets de la société. Des choses étonnantes. Ce que nous appelons les Collections. Ce sont des fiches très documentées et réactualisées en permanence sur les collections particulières. Mon grand-père avait commencé ces archives au XIXe siècle. Dès qu’il allait chez un collectionneur, il prenait des notes sur les œuvres et les répertoriait. Mon père avait continué : ces informations sont absolument indispensables pour faire un catalogue raisonné. C’était classé par artistes, dans de grandes enveloppes. Il y avait le descriptif du tableau. La photo si elle avait été reproduite. Les origines. Le parcours. Le dernier propriétaire et son adresse ! Entre les mains des Allemands c’était le drame5… »

Ces dernières furent emportées par la secrétaire, Mlle Griveau, qui les conserva durant la guerre et d’après Daniel Wildenstein, « Dequoy ignorait l’existence des Collections ». À Aix-en-Provence, Georges Wildenstein venait de lui confier ses affaires.

Les ventes à Haberstock

Alors que les collections cachées à Sourches devaient être confisquées le 15 mai par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), Haberstock parvint le 13 mai 1941 à devancer l’unité d’intervention et à faire sortir la collection Wildenstein du château. Elle fut remise le 14 mai à Dequoy par l’entremise d’Hugo Engel et du baron Gerhard von Pöllnitz, dans la galerie Wildenstein & Cie au 57 rue La Boétie1. Dequoy disposait désormais d’un stock conséquent de tableaux de la galerie Wildenstein & Cie, pour le compte de laquelle il pouvait poursuivre les affaires : stock comprenant des collections laissées dans la galerie parisienne et celles récupérées à Sourches, à Bordeaux et dans le coffre de la Banque de France2.

Haberstock reçut alors de Dequoy plusieurs tableaux contre 930 000 F, qui furent par la suite revendus pour le musée de Linz3. Une facture établie au nom de la galerie Wildenstein & Cie (Paris) de juin 1941 mentionne également le montant en Reichsmarks : 46 500 RM4. Le lot regroupait deux tableaux de Claude Lorrain, Bataille sur un pont et Nymphe et satyre dansant, un tableau de Gustave Courbet, Le réveil, un de Jan Fyt, Retour de chasse, deux de Heinsius, Mme Adélaïde et Mme Victoire, et une œuvre décorative de l’école française du XVIIIe siècle.

Le tableau de Fyt et la décoration du XVIIIe venaient d’être récupérés à Sourches5. Le tableau de Courbet figure ensuite dans un échange avec la galerie Fischer de Lucerne, qui fournit à Haberstock en contrepartie un « Bordono et un Tintoretto », et il fut retrouvé en 1949 au Kunstmuseum de Berne6. Le tableau de Fyt fut conservé par Haberstock. Les autres étaient destinés au musée projeté par Hitler à Linz. Le 1er juillet 1941, Dequoy écrivait au baron von Pöllnitz, responsable de l’opération et proche d’Haberstock : « N’oubliez pas que ma maison est la vôtre7. »

Le 26 novembre 1941, Haberstock acquit de nouveau des tableaux provenant du stock de la galerie Wildenstein & Cie, cette fois auprès de la galerie Dequoy & Cie pour une somme de 1 500 000 F, notamment une œuvre de Poussin pour les collections de Linz8. Haberstock mentionnait également le montant en Reichsmarks : 47 000 RM, qu’il dut avancer pour Hans Posse9. La vente du tableau de Poussin conclue en juin 1941 rapporta à Dequoy une commission de 100 000 F d’après ses déclarations10.

Par la suite, le marchand d’Hitler acheta deux panneaux en bois attribués à Jacob Utrecht, aujourd’hui à l’école de Lucas Cranach, avec une œuvre attribuée à Paulus Brill pour 32 500 RM, le 5 janvier 194211. Les deux œuvres Adam et Ève font encore partie aujourd’hui des « Musées nationaux récupération » (MNR), car si Dequoy les vendit, il n’est pas certain qu’elles furent issues de la collection Wildenstein12. Cet ensemble aurait pu être acquis par Dequoy sous l’Occupation auprès d’autres marchands13.

En mai 1942, Roger Dequoy vendit au nom de la galerie Wildenstein & Cie à Haberstock pour 55 millions de francs deux Rembrandt de la collection Étienne Nicolas, le négociant en vin, ancien client de la maison Wildenstein : un portrait de Titus et un paysage. Il reçut le 24 avril 1942 une commission de 1 800 000 F pour son intervention dans cette vente14. Dequoy la partagea entre « M. Engel (500 000 F), M. Bronner (400 000 F) déporté en 1942 ou 1943, M. Walter (400 000 F) disparu et la Sté Wildenstein & Cie (500 000 F)15 ». Dans une lettre à Haberstock, datée du 10 mars 1942, il reconnut avoir servi d’intermédiaire dans la vente des tableaux de Rembrandt : « Vous savez quelles difficultés j’ai eues à récupérer ces œuvres pour vous et les musées du Reich16. »

En août 1942, Dequoy tenta également d’obtenir pour Haberstock des tableaux de la collection Schloss, réputée et convoitée pour ses œuvres de l’école hollandaise tant par le Louvre que par l’ERR. Il écrit à Haberstock le 24 août 1942 : « Je m’occupe actuellement de l’affaire SCHLOSS, et je dois voir l’un des héritiers à Grenoble17. » Peu de temps après, la collection Schloss fut confisquée par l’ERR sur dénonciation de Jean-François Lefranc, certaines œuvres étant acquises au préalable par le Louvre18.

Les ventes à d’autres marchands allemands et suisses

D’autres tableaux furent vendus par Dequoy et exportés vers l’Allemagne et la Suisse sans que l’on sache de façon certaine s’ils faisaient partie de la collection Wildenstein & Cie (Paris) ou s’ils furent achetés sur le marché de l’art sous l’Occupation entre 1940 et 1944.

Ainsi en septembre 1941, suite à l’annulation d’une première transaction proposée en juillet, Dequoy factura à Maria Almas-Dietrich un lot de trois tableaux au prix de 995 000 F : un tableau de Vigée Le Brun (25 750 RM), un tableau attribué à Jacob van Utrecht puis à l’école de David suite à son évaluation (6 000 RM), représentant Adam et Ève, et le tableau La Fontaine attribué à François Boucher (18 000 RM)1. Il est précisé sur la facture que le tableau attribué à Vigée Le Brun représentait la princesse de Carignan, que les deux volets représentant Adam et Ève provenaient de la collection de la comtesse de Béhague, vente Pelletier à Paris, et que La Fontaine fut vendue avec sa gravure2.

Le catalogue de la vente de la collection Pelletier datée du 3 décembre 1930 comporte certes deux panneaux Adam et Ève, achetés par la comtesse de Béhague3. Leur attribution est cependant différente, le catalogue mentionnant le peintre Hans Memling. En outre, leurs dimensions ne correspondent pas à celles des deux panneaux Adam et Ève conservés aujourd’hui dans les MNR, vendus par Dequoy à Haberstock4. Il existe en effet plusieurs panneaux et tableaux figurant ce thème et il s’agit bien de deux ensembles différents, passés par la galerie Wildenstein & Cie (Paris).

Dequoy nia par la suite avoir vendu les panneaux de bois Adam et Ève à Almas-Dietrich et indiquait dans l’un de ses interrogatoires après-guerre : « J’ai dû accepter à ce moment-là de rendre service à Mandl qui faisait faire l’opération. » Et à propos des autres tableaux, celui de Vigée Le Brun et La Fontaine, il ajoutait : « Je précise que tous ces tableaux étaient de la collection Wildenstein5. » Viktor Mandl (1889-1952) était un marchand d’origine russe, de nationalité tchécoslovaque, ayant exercé à Berlin et venant de Prague, réfugié à Paris, dont le nom apparaît au cours de plusieurs transactions avec des marchands allemands, notamment Maria Almas-Dietrich6.

Dans le rapport du Comité de confiscation des profits illicites des Archives de Paris, une seule transaction est mentionnée pour Walter Andreas Hofer, celle d’un tableau d’A. Mors (sic) pour 300 000 F7. Elles sont cependant plus nombreuses et il est possible que le rapport du comité mentionne à tort Hans Wendland – dont il était proche – comme acheteur alors qu’il s’agissait bien de Hofer. Ainsi le 14 mars 1942, le tableau de Lemoyne, Baigneuse et sa suivante, est acheté par Hofer à Dequoy8. D’après les enquêtes de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, une vente de 1943 à Hermann Göring concernait trois tableaux proposés par Hofer et qu’il s’était procuré auprès de Dequoy : « Portrait d’homme de l’école d’Antonio Moro daté de 1571 (300 000 F), une femme sainte priant de Colyn de Coter (400 000 F) et Femmes au bain de Lemoyne (125 000 F)9 ».

Sous l’Occupation, les filières de distribution de la galerie Wildenstein & Cie (Paris) s’étendaient aussi à la Suisse. Des acquisitions par Hans Wendland sont attestées par les enquêtes du Comité de confiscation des profits illicites : un tableau du Maître de la Madeleine, un tableau de Lemoyne, un Courbet, un Di Nardo, un Murillo, un Van Ostade et six dessins modernes10. À la galerie Fischer, Dequoy aurait aussi vendu un Manet pour 200 000 F. Charles Montag fut en outre un intermédiaire précieux pour renouer les liens avec les collectionneurs suisses, servant de conseiller à Bührle et à Fischer lors de leurs visites à Dequoy11.

L'« aryanisation simulée » de la galerie

Ces ventes effectuées par Dequoy furent possibles tout au long du conflit, en raison du statut ambigu de la galerie sise 57 rue La Boétie1. Dequoy avait en effet fondé la société Dequoy & Cie à la même adresse que la galerie Wildenstein & Cie dans l’espoir d’en racheter les parts, le processus d’« aryanisation » n’aboutit cependant jamais officiellement.

Dequoy tenta à plusieurs reprises d’influer sur le processus d’« aryanisation » de la galerie Wildenstein & Cie (Paris), notamment en favorisant la nomination du commissaire-gérant Édouard Gras2. Les deux hommes s’entendirent pour faire passer des tableaux en zone libre et récupérer les tableaux entreposés à Sourches, puisque l’« aryanisation » officielle de la galerie en cours autorisait le retour des collections au 57 rue La Boétie3. Ils établirent également ensemble un bilan déficitaire de l’exploitation Wildenstein & Cie (Paris), qui s’expliquait en partie par le fait que l’entreprise mère vendait à perte aux succursales anglo-saxonne et américaine, la France constituant un vivier d’œuvres d’art tandis que les clients se trouvaient principalement outre-Atlantique4. En raison de la méfiance grandissante des occupants, Gras fut toutefois relevé de ses fonctions en 1942 et remplacé par le commissaire-gérant français M. J. Bruyer, assisté par l’« Allemand M. Buwert »5.

L’avocat de la famille Wildenstein, Raymond Rosenmark, précise dans une lettre à Georges Wildenstein :

« Dès 1941, M. Dequoy, conformément aux conseils que je lui avais donnés, avait tenté d’aryaniser votre affaire pour la faire échapper à la liquidation qui était l’objet même de la mission du commissaire-gérant. Plusieurs actes juridiques comportant la cession de parts vous appartenant furent établis à cet effet. […] Malgré les efforts de juristes aussi éminents, jamais il ne fut possible d’obtenir des Allemands l’homologation des actes destinés à aryaniser votre affaire. Finalement le commissaire-gérant M. Bruyer consentit à une société créée à cet effet pour les Allemands, à louer la totalité de votre fonds de commerce, avec promesse de vente. Cette location-vente, qui constituait une spoliation, a été annulée par ordonnance du 7 janvier 19476. »

Un acte de vente fut effectivement dressé devant le notaire le 17 juillet 1941 pour le rachat de la société Wildenstein & Cie au prix de 300 000 F par la société Dequoy & Cie. Il fut officiellement refusé le 29 janvier 1942 par les Allemands, qui remplacèrent à la même période Édouard Gras par un autre administrateur provisoire, placé sous tutelle allemande7.

Un second projet de vente à raison de 600 000 F du fonds de commerce à Dequoy & Cie fut envisagé mais, comme le souligne Côme Fabre, il ne fut pas non plus mis à exécution puisque le directeur du Service de contrôle des administrateurs provisoires se plaignait le 3 février 1943 « qu’à ce jour [il n’a] pas réussi à achever l’aryanisation d’un seul commerce d’objets d’art et antiquités de quelque importance8 ». Pour cette raison, Fabre parle d’une « aryanisation simulée » car si officiellement la galerie parisienne Wildenstein & Cie était bien aux mains d’un commissaire-gérant, chargé de liquider son stock ou de retrouver preneur pour son rachat, c’est bien Dequoy qui restait à la gestion des affaires et tentait d’en récupérer les parts9. En témoignent les factures adressées à Almas-Dietrich ou Haberstock signées de sa main avec l’aval du commissaire-gérant.

Quant à Georges Wildenstein, qui se trouvait à New York, il est probable qu’il ait obtenu des informations de son ancien collaborateur, au moins au début du conflit, mais les communications étaient difficiles. Dequoy indiqua justement s’être rendu « assez souvent en Provence jusqu’au 6 novembre 1942. Je faisais ces voyages pour assurer la liaison avec Monsieur Wildenstein qui se trouvait en Amérique depuis décembre. De Marseille je pouvais en effet lui télégraphier et lui écrire10 ». De son côté, Georges Wildenstein écrivait à Dequoy et Daniel Wildenstein précise : « Papa recevait une lettre en retour tous les trois mois… Dequoy utilisait un contrebandier des Pyrénées, qui postait son courrier à Saint-Sébastien11. » Dans ces correspondances, Dequoy parlait d’Oscar pour dénommer Haberstock, sachant les courriers surveillés12. On peut supposer qu’au plus tard en 1943, le contrôle des affaires parisiennes échappait à Georges Wildenstein et que Dequoy agissait en toute autonomie.

En mars 1943, Dequoy apprit que le Militärbefehlshaber (commandement militaire des forces d’occupation) refusait l’homologation de la vente. La « Galerie des Beaux-Arts » fut alors fondée par les Allemands dans le but de créer un institut d’art franco-allemand qui devait reprendre le fonds de la société Wildenstein, ses locaux, ses installations et sa bibliothèque spécialisée. Parallèlement, une société de crédit et d’investissement créée par le « Dr Kreuter » louait la totalité des immeubles du 57 rue La Boétie et du 140 rue du Faubourg-Saint-Honoré pour un loyer de 100 000 F, le fonds de commerce de la société Wildenstein pour un loyer de 1 200 F avec promesse de ventes des éléments du stock, tableaux, meubles ou objets d’art, sur la base d’une expertise amiable. Le bénéfice de ce contrat était transféré en partie du moins à la société nouvelle créée par lui sous le titre de « Galerie des Beaux-Arts ». En exécution de cet accord, le commissaire-gérant Bruyer vendit alors le 25 février 1944 la bibliothèque pour 600 000 F à Kreuter, qui se porta aussi acquéreur le 8 juillet 1944 d’environ 200 objets du stock, meubles, tableaux, objets d’art et gravures pour 1 603 000 F, puis le 10 juillet 1944 de 67 nouveaux objets pour un prix de 500 000 F. Le 7 août 1944, Kreuter achetait 37 nouveaux objets pour un prix de 399 702 F et remettait un chèque de 26 967 F pour régler le complément de ses achats antérieurs13.

Pendant la semaine de la libération de Paris, Dequoy s’emparait du fonds de commerce, en chassait le commissaire-gérant, retrouvait la bibliothèque et les objets d’art vendus à Kreuter, ainsi que les deux chèques remis le 7 août, et obtenait la démission officielle de Bruyer, ainsi que la restitution des biens et des sommes encaissées.

Après-guerre

À la sortie de la guerre, Georges Wildenstein demanda l’annulation de toutes les ventes effectuées sous l’Occupation et reprit possession de la galerie parisienne et de ses revues artistiques. Il entreprit des démarches auprès de la Commission de récupération artistique pour recouvrer les collections confisquées ou vendues.

Parmi les tableaux en la possession de la Commission de récupération artistique se trouvaient des collections pillées dans les châteaux à Moire et à Igny, confisquées dans le coffre de la Banque de France et 30 tableaux vendus aux Allemands, dont « 17 vendus par le commissaire-gérant Buwert super commissaire-gérant, nommé par les Allemands pour surveiller le commissaire-gérant français1 ». La Commission de récupération artistique, dont Michel Florisoone était alors le chef des services administratifs et Albert Henraux le directeur, plaida en effet pour distinguer le cas des collections spoliées à Igny et à Moire, de celui des collections vendues sous la contrainte et payées ultérieurement à un prix bien inférieur par les Allemands – cas des collections contenues dans le coffre de la Banque de France –, et le cas des collections achetées librement par les Allemands, qui ne pouvaient être restituées immédiatement2.

Le 15 octobre 1947, la société Wildenstein assigna, en restitution, le ministère de l’Éducation nationale, la Commission de récupération artistique et l’Office des biens et intérêts privés. En avril 1949, la justice lui donnait raison en déclarant la nullité des ventes effectuées de 1941 à 1944 par les commissaires-gérants et en ordonnant la restitution de tous les tableaux et objets détenus alors par la Commission de récupération artistique, sans distinction3.

Les tableaux vendus par Dequoy et exportés en Allemagne et en Suisse rapatriés en France font encore partie pour certains des MNR en raison de l’incertitude demeurant quant à leur provenance. Ces transactions commerciales ne firent pas l’objet de condamnations fiscales ou judiciaires à l’encontre de Dequoy puisqu’il était le gérant de la société Wildenstein (Paris) et donc son mandataire. Le commissaire-gérant en assumait officiellement la responsabilité. Dequoy dut en revanche répondre des bénéfices personnels tirés des ventes, connues à l’époque, devant le Comité de confiscation des profits illicites4.

Les poursuites fiscales contre la société Wildenstein & Cie furent rapidement abandonnées, compte tenu de la persécution qu’avait subie la famille Wildenstein pendant la Seconde Guerre mondiale et du pillage des collections entreposées dans la galerie et les différentes propriétés, dans les dépôts et le coffre à la Banque de France, pour certaines jamais retrouvées. Les pertes étaient estimées supérieures aux bénéfices tirés des ventes à des clients allemands et le motif de confiscation disparut avec l’annulation de toutes les ventes par le Tribunal civil du département de la Seine5.