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Georges Destrem fut un courtier en œuvres d’art qui intervint pendant l’Occupation dans des transactions impliquant Roger Dequoy et Martin Fabiani.

Georges Destrem, un officier de l’armée impériale russe

Georges Mavrikievich Destrem est né le 11 février 1884 à Kalouga, ville située à 200 kilomètres au sud-ouest de Moscou1. Il est l’arrière-petit-fils d’un Français, Maurice Destrem (1788-1855) né à Fanjeaux (Aude), ingénieur des Ponts et Chaussées, qui s’est établi à Saint-Pétersbourg au XIXe siècle, a été naturalisé sous le nom de Moris Gugovitch et y a fait souche. Maurice Destrem a eu trois enfants : Vladimir (1819-1867), Dimitri (1818 ou 1821-1871) et Sophie. Dimitri Destrem a eu sept enfants, dont Maurice (1851-1904), père de Georges Destrem2.

Georges Destrem a fait ses études à l’école d’artillerie Konstantinovsky de Saint-Pétersbourg. Officier dans l’armée impériale, il est en 1909 sous-lieutenant au 1er régiment d’artillerie montée ; il est affecté en France pendant une partie de la Première Guerre mondiale. Revenu en Russie en 1919, il fut arrêté le 12 décembre 1919, avec sa femme, Nadezhda Vyacheslavovna Trubnikova, à Bezhetsk en tant qu’ancien officier. Envoyé à Moscou et emprisonné, il aurait été ensuite libéré3. Nadejda (Nadezhda) Viatcheslavovna von Bradke4 avait été mariée deux fois avant d’épouser Georges Destrem. De sa première union avec Feodor Feodorovitch Palitzyne était né un fils, Serge (1906-1978)5.

À la suite de sa libération, il semble que Georges Destrem ait quitté la Russie au début des années 1920 et qu’il se soit établi à Paris, sans que l’on sache à quelle date. Un site néerlandais mentionne plusieurs demandes de visas faites par Georges et « Nadine » (sic) Destrem pour se rendre de Paris en Union soviétique entre 1924 et 19266. Le 12 juillet 1938, il est le témoin du mariage de Boris Galitzine (1880-1947), qui épouse Olga Dimitrievna Galitzine (1896-1994) à l’église russe de la rue Daru dans le VIIIe arrondissement de Paris, ce qui atteste de sa présence et de son intégration dans la communauté russe parisienne7

Georges Destrem avait quatre frères : Dimitri (1885-1937), Andrei Alexei (1891-1942), Nicolas (1897-1937), Ivan (1902-1937). Deux d’entre eux ont connu un destin tragique lors de « l’opération koulaks », répression de masse qui a entraîné l’exécution de plusieurs centaines de milliers de personnes. Nicolas, né à Kalouga, a été condamné par le NKVD le 26 août 1937, arrêté le 30 août et exécuté le 13 septembre de la même année ; enterré au cimetière de Sandarmoj, en Carélie, il a été réhabilité le 22 avril 1989 par le procureur de Carélie8. Ivan, né lui aussi à Kalouga et ayant vécu à Leningrad, a été arrêté le 2 novembre 1937 ; condamné par le NKVD, il a été exécuté le 10 décembre 19379. Un troisième frère, Dimitri, né en 1885 à Kalouga et résidant à Kamenets-Podolski (Ukraine), a été arrêté le 5 septembre 1929, condamné le 6 mars 1930 à dix ans de prison, transféré à Ukhtpechlag le 16 mars suivant et est décédé en prison le 24 août 193710.

Un courtier en œuvres d’art

Les informations concernant les interventions de Georges Destrem sur le marché de l’art en France demeurent rares et éparses. Les transactions commerciales qu’il effectua pendant l’Occupation sont liées à Roger Dequoy.

Pendant les années 1930, Destrem accomplit ainsi ses premières transactions commerciales en France. Il s’adressa à l’administration des Musées nationaux en 1937 pour solliciter un avis à propos d’un tableau primitif. Son adresse était alors le 154 boulevard Haussmann1. Dans les enquêtes menées par la Roberts Commission, il est également référencé à cette adresse. C’est aussi là que résidait son beau-fils Serge Palitzyne. Il était né à Saint-Pétersbourg le 19 août 1906 et fut naturalisé français en 19312. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il fut caporal-chef dans l’armée française. Fait prisonnier par les Allemands en 1940, il fut transféré dans le camp de Ziegenhain, près de Bonn3.

Sous l’Occupation, Destrem intervint dans la vente de deux tableaux de Rembrandt appartenant au négociant en vin Étienne Nicolas par Dequoy à Karl Haberstock en 1942, un portrait de Titus et un paysage4. Georges Destrem toucha une commission de 100 000 F, le prix d’achat étant de 60 000 000 F et les tableaux destinés au futur musée de Linz. Dequoy agissait au nom de la galerie Wildenstein & Cie (Paris) et reçut quant à lui une commission de 1 800 000 F, soit 3 % du montant de la vente5. Dequoy prétendit avoir servi d’intermédiaire à Destrem, qui était un homme de confiance de Nicolas et qui connaissait la valeur de ces tableaux. Nicolas indiquait que Georges Destrem, « courtier en objets d’art », « lui avait, avant la guerre, procuré le Titus »6. Pour Wildenstein & Cie (Paris), cette vente du Titus était intervenue pendant la crise économique de 1929. Auguste Marguillier dans le Mercure de France en 1935 annonçait cette acquisition d’« un autre Titus passé il y a peu de temps dans la collection E. Nicolas7 ».

Cette transaction avec Haberstock fut acceptée par Nicolas à la demande de Destrem, qui cherchait en fait à obtenir la libération de son beau-fils8. Il remercia Haberstock pour son intervention dans un courrier qu’il lui adressa le 23 octobre 19429. Par la suite, alors qu’Haberstock tentait d’obtenir des informations auprès de Dequoy concernant la collection Schloss, Destrem écrivit de nouveau à Haberstock le 22 décembre 1942 pour lui indiquer qu’un avocat de sa connaissance lui avait signalé que les héritiers Schloss pensaient à vendre10. Ce courrier étant rédigé dans une période propice aux vœux, Destrem précisait : « Mon plus grand désir c’est de revoir en 1943 mon beau-fils. » Suite à ces échanges directs avec Haberstock, Destrem apparaît dans les archives américaines comme l’un des complices de Dequoy11.

Destrem fut ensuite impliqué dans la transaction d’un tableau de Boucher intitulé La Lumière du monde appartenant à Raymond Destrem, frère du collectionneur Henri Destrem, mort en 194112. Le tableau fut vendu à Maria Almas-Dietrich en février 1944 pour 140 000 RM. Le nom de Georges Destrem est mentionné mais ce prénom est accompagné d’un point d’interrogation. La peinture fut revendue 180 000 RM pour le musée de Linz le 24 mars 194413. Dequoy déclara qu’il avait acheté le tableau en 1943 à Raymond Destrem (frère d’Henri) pour 1 215 000 F, qu’il était exposé chez Fabiani et qu’il fut vendu 1 500 000 F à des Allemands contre sa volonté14.

Que Georges Destrem ait pu mettre ses lointains cousins Destrem en relation avec Dequoy est tout à fait plausible. En effet, Georges semble bien être lié à la famille de Raymond Destrem, dont le fils Dominique Destrem, notaire et président de l’Association des commandos de France, évoquait un ancêtre commun dans ses Mémoires : Hugues Destrem (1754-1804)15. En outre plusieurs ancêtres d’Henri et de Raymond Destrem sont originaires de Fanjeaux ou y ont résidé. Or c’est dans cette ville qu’est né Maurice Destrem, parti à Moscou et à l’origine de la branche familiale russe des Destrem.

Enfin, une œuvre (gravure avec rehauts d’aquarelle et de gouache ?) représentant un arc romain dans le genre de Guardi aurait été achetée par Maria Almas-Dietrich auprès du « Kunsthandlung Destrem, Paris » et fut revendue par elle pour le musée de Linz16. Le tableau ayant été volé au Führerbau en avril 1945, sa localisation est inconnue à ce jour. Même itinéraire pour une gravure avec rehauts d’aquarelle et de gouache attribuée à Piranèse, représentant l’entrée de Pompéi par la porte d’Herculanum17. On peut considérer que la désignation « Kunsthandlung » correspond davantage à Georges qu’aux héritiers d’Henri.

Des notes de Mme de Basily, collectionneuse d’origine russe, indiquent qu’elle acquit des œuvres provenant des collections du diplomate italien Valentino Andreoletti et de Vladimir A. Artzimovitch par l’intermédiaire de (« art brokers ») Pavel A. Mikhailov (décédé à Paris en 1962) et de Georgii (Georges) M. Destrem (mort à Paris en 1959 [sic]), « a shadowy figure who may have been associated with the Wildenstein Gallery in Paris18 ».

Ces maigres informations incitent donc à voir en Georges Destrem plus qu’un « prête-nom » de Fabiani ou Dequoy, comme le présentent certaines archives américaines. Il s’agit bien d’un courtier occasionnel travaillant en lien avec la galerie Wildenstein & Cie (Paris) sous l’Occupation, dans le but d’obtenir la libération de son beau-fils.