KUETGENS Felix (FR)
L’historien de l’art allemand Felix Kuetgens était directeur des musées d’Aix-la-Chapelle et, depuis le début de l’Occupation, chargé de la « protection du patrimoine » [Kunstschutz] à Paris. Mais il contrôlait également le marché de l’art français et se trouvait donc dans une relation ambivalente entre la protection des œuvres d’art françaises et son activité d’interlocuteur et de conseiller, notamment pour les directeurs des musées rhénans qui effectuaient leurs achats à Paris afin d’enrichir leurs collections.
Responsable du Kunstschutz [“service allemand de protection du patrimoine”]
Felix Kuetgens étudia l’histoire de l’art auprès de Paul Clemen à Bonn et auprès d’Adolph Goldschmidt à Berlin. Il fut tout d’abord Direktorialassistent [assistant à la direction] du musée Suermondt à Aix-la-Chapelle, à partir de 1920. Dès 1923, il fut nommé directeur des musées municipaux qu’il dirigea jusqu’en 1955, cependant le musée Couven ne fut aménagé sous son égide qu’à partir de 1925.
À partir du mois d’août 1940 et jusqu’en octobre 1943, le directeur du musée d’Aix-la-Chapelle fut institué Oberkriegsverwaltungsrat [conseiller supérieur de l’administration militaire] au sein du Kunstschutz à Paris1. Il profita des conditions avantageuses du marché de l’art à Paris pour, durant sa présence sur les lieux, acquérir une série de tableaux, de sculptures et d’objets d’artisanat au profit des musées placés sous sa direction2.
Les achats de Kuetgens, véritablement importants, dénotent l’ambivalence de sa position par rapport à ses missions de conseiller supérieur de l’administration militaire et de représentant du Kunstschutz en France. Car en vertu de cette fonction, il endossait la responsabilité d’empêcher la « fuite » des biens culturels importants pour la nation. C’est lui et ses collaborateurs qui étaient en charge de décider si une œuvre acquise en France devait être classée comme possédant « une valeur particulière pour la nation » et, par conséquent, être « interdite à l’exportation3 ». S’ils jugeaient que ce n’était pas le cas, ils accordaient l’autorisation nécessaire pour la procédure officielle d’exportation.
Ce « contrôle des transactions allemandes concernant les œuvres et objets d’art en France et notamment à Paris » était, selon Kuetgens, l’une des missions centrales de son service, outre la protection des « édifices valant pour monuments historiques » mis en péril par la guerre et la « sauvegarde du patrimoine artistique abrité dans les musées et les collections privées », ainsi que le transfert des dépôts des fonds d’art de la zone côtière jusque dans l’arrière-pays4. La régulation des demandes d’entrée et des démarches en constante augmentation était de plus en plus difficile, comme le note Kuetgens dans une explication rédigée après-guerre5. Il y décrit la succession des démarches administratives usuelles, des formalités d’entrée, en passant par la demande d’autorisation d’exportation jusqu’au processus de paiement par le truchement de la chambre de compensation. Ainsi apparaît-il clairement que Kuetgens et ses collaborateurs6 pouvaient prendre connaissance du marché de l’art français et des agissements de chacun de ses acteurs, puisqu’ils étaient tous nécessairement impliqués dans tous les transferts officiels d’œuvres d’art de France en Allemagne. Kuetgens cite les noms de divers directeurs de musées et marchands qui étaient en contact avec le Kunstschutz, dans la mesure où ils faisaient régulièrement l’acquisition d’objets d’art en France. Mais il cite aussi ceux qui n’empruntaient pas le chemin officiel et évitaient d’en passer par l’examen de cette institution.
Ce seraient, comme le dit Kuetgens, « en tout premier lieu les directeurs des musées de la région rhénane, dont les édifices ou les collections ont été endommagés voire détruits, qui pratiqueraient des achats à Paris : Dr Förster et Dr May pour le musée Wallraf-Richartz à Cologne, Dr Muthmann pour le musée municipal Kaiser-Wilhelm à Krefeld, Dr Hupp pour les musées de Düsseldorf, Dr Dirksen pour les musées municipaux d’Elberfeld et Barmen, Dr Köhn pour le musée Folkwang à Essen […]7. »
Le soutien apporté aux acquisitions des musées rhénans
Les correspondances conservées de certains de ces musées concernant les achats font clairement ressortir que, pour ses collègues rhénans, Kuetgens était un interlocuteur direct qui s’impliquait personnellement dans toutes les affaires concernant les formalités d’entrée et de sortie1. Il était en outre impliqué dans l’organisation des transports groupés en direction des musées de Rhénanie, et d’ailleurs, c’est par ces mêmes transports qu’il achemina lui aussi des objets d’art à Aix-la-Chapelle2.
Pour ces transactions, il était en contact étroit avec le marchand d’art résidant à Paris Adolf Wüster, qui fut l’homme de liaison le plus important pour de nombreux musées allemands le long du Rhin, assurant la relation avec le marché et les marchands français, et qui leur vint également en aide, en les appuyant pour franchir les obstacles administratifs. Ainsi Kuetgens – parfois aussi ses collaborateurs – et Wüster se complétaient-ils réciproquement en partie, ils étaient des piliers soutenant les acquisitions pratiquées en France prioritairement destinées aux musées rhénans3. Kuetgens acheta même directement à Wüster lui-même des œuvres qu’il destina au musée Suermondt d’Aix-la-Chapelle.
Pour le responsable de la culture en Rhénanie Hans-Joachim Apffelstaedt, qui, de concert avec son conservateur en charge de la peinture, Franz Rademacher, achetait de l’art en France au profit du Rheinisches Landesmuseum [musée régional de Rhénanie] à Bonn, Kuetgens n’était pas seulement un interlocuteur qui réglait des questions formelles mais il était la personne qui, au-delà de cela, le soutenait dans sa mission, laquelle consistait à débusquer en France des biens culturels rhénans « déplacés » dont il s’agissait d’exiger le retour dans le cadre des négociations de paix4. Ainsi Apffelstaedt s’informa-t-il auprès de Kuetgens pour savoir si, « en cette affaire, […] quelques aspects nouveaux pouvaient faire surface5 ». Le Kunstschutz fut chargé de la « préparation du rapatriement des biens culturels spoliés à l’Allemagne » et Kuetgens répertoria leur « registre sous la forme de listes » dans un rapport daté du mois de juin 1943 intitulé « Activité et résultats à ce jour »6. La direction du comité pour le recensement des biens culturels allemands dans les territoires occupés de l’Ouest fut assumée par le directeur général des musées nationaux de Berlin, Otto Kümmel, qui était en contact avec le Kunstschutz à ce titre7. À l’automne 1940, il séjourna en France. Dans une réponse écrite en France à une lettre, qui n’a pas été conservée, de Kuetgens, Kümmel le remercie de lui avoir signalé un présumé Grünewald, à la suite de quoi il fait remarquer : « en ce qui concerne les collections juives “saisies”, je crois tout de même que, pour l’instant, les musées allemands doivent attendre une explicitation supplémentaire des buts que l’on poursuit avec cette saisie8 ». On est forcé alors de supposer que, dans sa lettre non conservée, Kuetgens évoquait les possibilités que les réquisitions des biens artistiques juifs ouvraient pour les musées. Cependant ce n’est encore qu’une hypothèse.
Relations avec les services français
Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’affirmation que fait Kuetgens dans son explication citée plus haut et selon laquelle « en général, le travail entre les directeurs de musée allemands et les marchands d’art d’un côté, entre les bureaux français et allemands, de l’autre, se fait sans accroc1 », doit être relativisée. Car lorsque, du côté français, il fut exigé d’avoir un droit de regard plus important sur le contrôle des exportations d’œuvres d’art, Kuetgens s’y opposa formellement. Dans prise de position exprimée par l’OKVR à propos de la loi promulguée par le gouvernement français le 23 juin 1941 sur la régulation des exportations d’objets d’art, il explique que l’augmentation « de 5% la taxe prévue sur l’exportation des objets d’art est irrecevable ». Plus loin, il est dit : « Certes, une autorisation française de sortie est requise pour l’exportation d’objets d’art en Allemagne, mais elle doit toujours être accordée sans condition, conformément à la réserve faite au gouvernement français2. » Le « trafic illicite3 » de ses collègues au moment d’un durcissement des conditions d’entrée sur le territoire montre que Kuetgens usait de sa position militaire pour faciliter les achats d’œuvres d’art. Ainsi la prétendue diminution des importations arguée dans son rapport est-elle contredite par le « grand nombre de voyages dévolus aux achats dans la zone libre » qui furent approuvés « conséquemment à l’effervescence de l’activité marchande du côté allemand comme du côté français », ainsi qu’il est écrit dans le rapport de situation de l’administration militaire de juin-septembre 19424.
Acquisitions pour Aix-la-Chapelle
À propos des achats que Felix Kuetgens réalisa durant la période où il était affecté au service de la « protection du patrimoine » à Paris pour les musées d’Aix-la-Chapelle – c’est-à-dire les musées Suermondt et Couven ainsi que le Heimatmuseum –, nous sont parvenues deux versions d’une liste vraiment détaillée. Cette liste, comme il le souligna, il l’a dressée « de mémoire, en son âme et conscience », certes, mais il aura fallu attendre l’après-guerre pour ce faire. La première comporte la date du 9 août 1945 et a été rédigée avant son arrestation en tant que Oberkriegsverwaltungsrat (OKVR), [« ancien conseiller supérieur de l’administration de guerre]1, il signa la seconde, le 30 juin 1946, quelque six semaines après son renvoi. Contrairement à ce qu’annonce son titre – « Répertoire des œuvres d’art achetées à Paris entre 1940 et 1944 pour les musées de la ville d’Aix-la-Chapelle » –, on n’y trouve que les acquisitions faites entre 1940 et 1943. En tout, Kuetgens acheta 75 pièces pour les musées d’Aix-la-Chapelle : 28 tableaux, 15 sculptures, (32 ou 28) pièces sous la rubrique « arts décoratifs » pour une somme totale de quelque 70 000 reichsmarks2.
Sur la base de la déclaration de Londres de 1943, qui déclarait nuls les achats réalisés par des Allemands sur les territoires occupés, la France exigea, après la guerre, que lui soient restitués les achats de tous les musées allemands3. Kuetgens essaya d’en exempter les musées d’Aix-la-Chapelle. En 1950, il écrit encore dans une lettre répondant à Otto Förster, l’ancien directeur et, à partir de 1957, le directeur renouvelé du musée Wallraf-Richartz à Cologne :
« la livraison forcée et sans dédommagement des achats que nous avons réalisés pour nos musées, est une douleur qui nous est commune. Les acquisitions d’Aix-la-Chapelle ont toutes presque sans exception déjà été ramenées depuis le château de Dick à Paris. […] À ce sujet et au sujet de l’ensemble des acquisitions des musées de Rhénanie, qui avaient pourtant été pensées en tout premier lieu comme une solution de remplacement à la suite des dommages de guerre subis par les collections muséales, j’ai écrit à Monsieur Jaujard, l’ancien directeur général du Louvre, aujourd’hui directeur général des arts et des lettres, et je lui ai rappelé tout ce que le Kunstschutz allemand avait fait pour la préservation des collections françaises. Mais hormis la reconnaissance sans équivoque de ce mérite, je n’ai rien obtenu4. »
L’intense activité d’achats de la plupart des musées qu’il appuya de manière très volontaire par voie hiérarchique ou, dans le cas de ses collègues rhénans, en activant sans doute ses connaissances personnelles, commença longtemps avant le début des premiers bombardements, même s’ils se poursuivirent par la suite. C’est pourquoi on ne peut non sans réserve recourir à l’argument d’une solution de remplacement à la suite des dommages de guerre. En tout cas, il ne vaut certainement pas pour les achats de Kuetgens effectués dès les premières années de la guerre à Paris, les musées de la ville d’Aix-la-Chapelle n’étant touchés par les destructions que dans les dernières années. À quoi s’ajoute que les dommages qu’enregistrèrent le musée Suermondt et l’Heimatmuseum ne furent que légers, tandis que ceux subis par le musée Couven, dont les réserves ne furent manifestement que partiellement déplacées en lieux sûrs, furent effectivement massifs5.
En tout cas, s’obstiner à justifier les acquisitions parisiennes en invoquant une réparation des dommages ou la destruction des édifices des musées et, par voie de conséquence, de leurs réserves ne fait que révéler l’absence de tout sens de la justice et l’absence de la reconnaissance de l’énorme quantité d’œuvres d’art qui furent exportées sans aucun droit de douane hors des pays voisins occupés.
Annexe
Extrait du « Kunstschutz [Service de “protection du patrimoine en France”] »,
Felix Kuetgens, le 5 août 19451
« L’une des missions particulièrement délicates du Kunstschutz était de surcroît le contrôle des transactions allemandes concernant les œuvres et objets d’art en France et notamment à Paris. Les demandes d’autorisation d’entrée transmises par les directeurs des musées ou les marchands d’art aux bureaux délivrant les laissez-passer devaient être soumises à l’avis du service allemand de “protection du patrimoine”. L’autorisation était suspendue au jugement de la personnalité et du niveau d’intérêt officiel représenté. La restriction des entrées sur le territoire ainsi obtenue fut de plus en plus renforcée au cours de la période de l’occupation, car il n’était pas souhaité que le compte allemand à la chambre de compensation, déjà, par ailleurs, fortement sollicité par les achats de première nécessité pour la guerre et la vie, soit plus encore sollicité par des achats d’art important. Après l’arrivée à Paris, il convenait de faire une déclaration au Kunstschutz et de se soumettre à un entretien portant sur les achats envisagés. Chaque œuvre achetée devait être présentée soit sous sa forme originale soit par sa reproduction photographique ; lorsque, selon l’opinion du Kunstschutz, l’œuvre d’art était sans valeur particulière pour la nation et, par conséquent, était exemptée du refus à l’exportation, l’autorisation était accordée par la formule suivante : “nulle réserve ne s’oppose à l’achat et à l’exportation du côté du Militärbefehlshaber [commandement militaire]”. Après quoi l’œuvre d’art en question ou sa photographie devait être présentée aux bureaux français habilités à la délivrance de la licence d’exportation. Ce n’est que lorsque celle-ci était effectivement délivrée que la facture du vendeur pouvait être réglée par la chambre de compensation. Malheureusement, il y eut certains acheteurs qui vinrent à Paris mandatés et contournèrent ces dispositions restrictives des bureaux français et allemands et parce que, à l’encontre de toutes les prescriptions, ils apportaient avec eux de l’argent liquide en quantité ou en recevait de l’ambassade allemande à Paris et forts de cette liquidité, ont acheté sur le marché de l’art ou chez des privés des œuvres d’art d’une grande valeur sans facture et les ont emmenées en Allemagne de façon illégale. Ils y parvinrent d’autant plus facilement que de nombreux vendeurs français se refusaient à émettre leurs factures afin de recevoir le paiement en passant par-dessus la chambre de compensation. Mais en général, le travail entre les directeurs de musée allemands et les marchands d’art d’un côté, entre les bureaux français et allemands, de l’autre, se faisait sans accroc. À partir du printemps 1944, plus aucune autorisation d’importation ne fut accordée pour les achats d’art.
Ce furent en toute première ligne les directeurs des musées de Rhénanie, dont les édifices ou les collections furent endommagés voire détruits, qui effectuaient des achats à Paris : le Dr Förster et Dr May pour le musée Wallraf-Richartz à Cologne, Dr Muthmann pour le musée municipal Kaiser-Wilhelm à Krefeld, Dr Hupp pour les musées municipaux de Düsseldorf, Dr Dirksen pour les musées municipaux d’Elberfeld et de Barmen, Dr Köhn pour le musée Folkwang à Essen, Dr Mannowsky pour le musée historique à Francfort, Dr Martin pour les musées de Karlsruhe et de Strasbourg, le signataire de ces lignes pour le musée Suermondt à Aix-la-Chapelle, en outre Dr Kohlhausen pour le musée national germanique à Nuremberg, Dr Appel pour le musée du papier peint à Kassel, Dr Möbius pour le musée de l’académie à Würzburg, Dr Posse (et, après sa mort, Pr Voss) pour la galerie de Dresde, différentes personnes pour les musées de Vienne, Linz, Berlin, Hambourg. Les marchands d’art qui requerraient fréquemment le Kunstschutz étaient : Dr Gurlitt – Dresde, Gustav Rochlitz – Paris, Haberstock – Berlin, Dr Herbst – Vienne, Dr Wendland – Zurich, Grote-Hasenbalg – Berlin, Loevenich – Cologne, Lind-Pleintner [sic] – Berlin, Juritzky – Vienne, Müller-Pflug – Heidelberg. Hofer – Berlin, en revanche, contournait tout le temps le Kunstschutz. »
Données structurées
Personne / personne