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07/07/2022 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Directeur général des Musées d’État de Berlin, Otto Kümmel est principalement connu des historiens pour avoir rédigé, sur commande de Hitler, un inventaire des œuvres d’art d’origine allemande qui se trouvaient à l’étranger et dont les nazis exigeaient la restitution : le fameux « rapport Kümmel ».

La commande secrète

En juin 1940, Hitler fête la victoire allemande sur la France par une visite triomphale à la tour Eiffel. À cette date, le directeur général des Musées d’État de Berlin, Otto Kümmel (1874-1952), a déjà passé l’âge de quitter ses fonctions1. Or, loin d’être mis à la retraite, il se verra au contraire confier quelques jours plus tard une commande secrète : l’établissement d’une liste complète des œuvres d’art d’origine allemande détenues à l’étranger – liste connue sous le nom de « rapport Kümmel » [Kümmel-Bericht].

Après avoir étudié à Fribourg, Bonn et Paris, Kümmel, à la demande de Wilhelm von Bode (1845-1929), entra en 1906 aux musées de Berlin pour y créer un département spécialement dédié aux arts d’Extrême-Orient2. Revenu d’un long séjour au Japon qui lui permit d’acquérir ce qui devait constituer le noyau de la collection, il fut nommé officiellement, en 1912, directeur du tout nouveau département des arts asiatiques. Plus tard, il prit également la direction du musée d’ethnologie, auquel était rattaché ce département. En 1934, peu de temps après la prise de pouvoir par les nazis, il fut promu directeur général des Musées d’État de Berlin à la suite du limogeage de Wilhelm Waetzoldt (1880-1945), poste qu’il occupa jusqu’à son propre renvoi en 19453.

En juillet 1940, après la visite de Hitler à Paris, Kümmel fut nommé par décret « commissaire à la sauvegarde des musées et des biens muséaux dans les territoires occupés de l’Ouest4 ». Avec le directeur général des Archives d’État de Prusse et des Archives du Reich, Ernst Zipfel (1891-1966)5, et le directeur général de la Bibliothèque d’État de Prusse, Hugo Andres Krüß (1879-1945)6, il avait pour mission de recueillir « du matériel préparatoire comme support aux négociations de paix », dans le but d’imposer « la restitution d’œuvres d’art et d’objets historiquement précieux qui, au fil des époques, sont tombés contre notre volonté entre les mains de nos adversaires d’aujourd’hui7 ». Confiée à l’origine au ministre du Reich de la Science, de l’Éducation et de la Formation du peuple Bernhard Rust (1883-1945), cette mission, considérée comme hautement prioritaire, fut bientôt placée sous la responsabilité directe de Joseph Goebbels, ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich, à qui Kümmel devait dorénavant en référer8.

Le rapport Kümmel

Kümmel se mit immédiatement au travail et, à peine quelques mois plus tard, le 31 décembre 1940, il remit son rapport intitulé « Œuvres d’art et objets historiques importants qui, depuis le xvie siècle, sont tombés entre des mains étrangères contre notre volonté ou du fait de transactions douteuses1 ». Dans une « remarque liminaire », Kümmel brosse à grands traits la prétendue histoire du pillage du patrimoine culturel allemand, en même temps qu’il formule des propositions concrètes pour procéder à leur rapatriement2. S’il fait explicitement référence à l’Autel de Gand, dont les Musées de Berlin durent rendre les panneaux à la Belgique après la Première Guerre mondiale dans le cadre du « Diktat de Versailles3 », il ne laisse toutefois aucun doute quant au fait que le « débiteur principal4 » de l’Allemagne serait la France. Un court paragraphe est même consacré à la « psychologie du pillage artistique des Français5 ».

Le rapport Kümmel comprend trois volumes totalisant 319 pages, et répertorie plus de 2000 objets dont la plupart sont présumés se trouver en France6. Le premier volume mentionne 554 œuvres « dont la localisation est établie7 » ; le deuxième dresse la liste de 1460 objets « dont la localisation n’est pas établie » et pour lesquels Kümmel propose en conséquence de faire valoir des demandes en réparation8. Le troisième et dernier volume réunit des « biens culturels appartenant à des ressortissants allemands, confisqués par l’ennemi pendant la Première Guerre mondiale et en conséquence de la guerre (séquestres)9 ». Les indications pour ces objets sont souvent lacunaires, mais il s’agissait de fonds de collections ou de galeries appartenant à des Allemands, que la France avait saisis à la suite de la Première Guerre mondiale, et pour lesquels une indemnisation était à présent également exigée.

Les voyages de recherche d’Otto Kümmel à Paris

Afin d’élaborer cette liste, Kümmel se rendit au moins trois fois à Paris en août, septembre et octobre 19401, pour consulter notamment « les “dossiers de spoliation” de 1792 à 1815 aux Archives nationales de Paris2 ». Il était accompagné par deux collaborateurs des musées de Berlin, Nils von Holst (1907-1993)3 et Alfred Hentzen (1903-1985)4, qui faisaient fonction de correspondants. D’après le témoignage de Hentzen, interrogé après la guerre sur son rôle, le partage des tâches était clair : von Holst s’occupait de l’époque napoléonienne, tandis que lui-même avait en charge la période postérieure à 1914, et donc les mises sous séquestre5. Parallèlement, et avec le concours de différents offices du Reich, des consultations étaient adressées à tous les musées allemands, et leurs résultats analysés à Berlin. Pour la rédaction de son rapport, Kümmel put s’appuyer en outre sur d’importants travaux préparatoires, sans lesquels il n’aurait sans doute pu l’achever dans des délais aussi brefs.

Dès octobre 1939 – soit avant même le début de la bataille de France – Hans Joachim Apffelstaedt, le responsable culturel de l’administration de la province de Rhénanie, avait de fait commandé la rédaction d’un « mémoire avec listes concernant les spoliations d’œuvres d’art commises par les Français en Rhénanie depuis 1794 », en vue de réclamer, sitôt la victoire acquise, le « rapatriement de biens artistiques pillés principalement au cours des guerres révolutionnaires françaises6 ». Long de plus de 200 pages, ce rapport répertoriait toutes les œuvres dont la restitution devait être exigée une fois la paix conclue, et servit à coup sûr de modèle pour le « rapport Kümmel »7. Des investigations comparables avaient déjà été menées en 1870 et 1915, et furent probablement incluses à leur tour dans le rapport Kümmel.

Même si Kümmel, dès sa remarque liminaire, formule des propositions concrètes pour l’organisation du rapatriement des œuvres, celui-ci n’a jamais été mis en place à aucun moment de l’Occupation. Pour des raisons diplomatiques, on renonça à signer le traité de paix envisagé avec la France, privant ainsi la procédure de rapatriement de sa base juridique sans doute la plus importante. De plus, et comme Kümmel le notait déjà dans son rapport, les « œuvres majeures des musées français, qui auraient pu être réclamées au motif qu’elles avaient été pillées, ou bien saisies en gage des œuvres introuvables, avaient été évacuées en zone non occupée », hors de portée des occupants allemands8. Il n’en reste pas moins que les membres de la « Commission rhénane » dirigée par Apffelstaedt continuèrent de faire pression pour la mise en œuvre d’un rapatriement, se plaignant de l’« inaction » du Kunstschutz de Paris dirigé par le comte Wolff-Metternich (1893-1987) et plaidant auprès de autorités responsables de Berlin pour que l’on « joue enfin cartes sur table » avec les Français9».

L’insistance des Rhénans

Accompagné par le directeur de la Galerie de peintures du Rheinisches Landesmuseum, Franz Rademacher, et par le marchand d’art Hans Bammann, Apffelstaedt1 se rendit régulièrement à Paris pendant l’Occupation en qualité de « chargé de mission », dans le but présumé de mener de nouvelles investigations. Mais conscient que ses revendications n’avaient aucune chance d’aboutir, et considérant les conditions favorables du marché de l’art parisien, il profita avant tout de ces voyages pour acquérir des œuvres – en faisant fi des réglementations douanières en vigueur2. Ainsi,si le rapatriement des œuvres d’art préparé par le rapport Kümmel n’a jamais abouti, même sous l’Occupation, les musées rhénans comptèrent incontestablement parmi les acteurs les plus importants du marché de l’art parisien, et c’est ainsi que sous l’Occupation des centaines d’objets provenant de France passèrent en Allemagne. Cette politique d’acquisition massive avait tous les traits d’un rapatriement commercial. Après la guerre, les musées rhénans durent restituer presque toutes les œuvres nouvellement acquises, dont une grande partie est conservée aujourd’hui encore dans des musées français et inscrite sur l’inventaire des MNR3.

Moyens financiers limités et achats tardifs des musées berlinois

Si les musées rhénans réalisent un grand nombre d’acquisitions sur le marché de l’art parisien au cours des premières années de l’Occupation, quand l’offre est élevée et les prix bas, les Musées d’État de Berlin, eux, n’ont pendant longtemps aucun moyen de profiter des occasions favorables créées, entre autres, par les spoliations des collectionneurs et des marchands d’art juifs. Kümmel fut certes l’un des premiers directeurs de musées à se rendre sur les lieux, et ce dès les premiers temps de l’Occupation, mais les musées de Berlin ne disposaient guère de moyens financiers. Et quand le conseiller culturel à l’ambassade d’Allemagne, Karl Epting, peu après son premier voyage à Paris, lui envoya une liste détaillée de tableaux disponibles, Kümmel se vit contraint de transmettre ce document à d’autres musées sans pouvoir acquérir lui-même une seule de ces œuvres1. C’est ainsi que la recherche a longtemps supposé que les musées de Berlin sous la direction de Kümmel n’avaient acquis quasiment aucune œuvre d’art sous l’Occupation.

Un certain nombre de recherches effectuées dans des archives allemandes et françaises ont cependant conduit à relativiser cette hypothèse. En 1941, à la suite d’une note de protestation dans laquelle Kümmel pointait notamment l’intense activité des musées rhénans, le budget d’achat des musées de Berlin fut considérablement augmenté2. De nombreuses œuvres provenant du marché de l’art parisien, pour la plupart des antiquités, arrivèrent ainsi dans les musées de Berlin au cours des dernières années de l’Occupation. Contrairement aux acquisitions des musées rhénans, ces œuvres se trouvent aujourd’hui encore dans les collections. Dans le cadre du projet de recherche « Erwerbungen der Staatlichen Museen zu Berlin auf dem Pariser Kunstmarkt während der Besatzung 1940-1944 » [acquisitions des musées d’État de Berlin sur le marché de l’art parisien sous l’Occupation 1940-1944], ces achats, depuis 2019, font pour la première fois l’objet d’une identification et d’une vérification systématiques, tous départements confondus. De premières études ont montré qu’à lui seul le directeur du département des antiquités égyptiennes, Günther Roeder (1881-1966), acquit pour la somme de 1,5 millions de francs 33 objets qu’il put transporter à Berlin sans autorisation d’exportation valable, grâce à son activité pour la Luftwaffe3. Les conclusions de ce projet de recherche seront publiées très prochainement.