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28/10/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

En sa qualité d’expert assermenté pour le commerce de l’art, Johann Hans Herbst fut le principal acheteur sur le marché français pour la maison viennoise de vente aux enchères Dorotheum. Avec la marchande Almas-Dietrich, la maison Dorotheum a été le second plus important fournisseur d’objets d’art pour le Sonderauftrag Linz, la commission spéciale pour le futur musée de Linz voulu par Hitler.

Sa carrière au sein de la maison viennoise de vente aux enchères Dorotheum

Loué par son supérieur Heribert Katzele1 pour son expérience et son habileté à nouer des relations commerciales, Hans Herbst a presque toujours été désigné par erreur, dans les rapports américains, comme le directeur de la maison Dorotheum2, et souvent même comme le directeur du Dorotheum-Museum.

Né le 17 novembre 1915 à Klagenfurt, en Carinthie, ambitieux mais apolitique3, doué pour les langues et passionné par l’art, Herbst a poursuivi avec obstination un seul objectif : son ascension au sein du Dorotheum, la maison d’État de vente aux enchères fondée en 17074. Il a d’abord travaillé à partir de 1934 à la succursale de Klagenfurt, avant de rejoindre en 1939 la maison mère de Vienne, où il a rapidement gravi les échelons, du statut de stagiaire et d’assistant au rang d’expert en chef de la section des arts nouvellement renforcée5, obtenant au passage un doctorat en histoire de l’art à l’université de Graz6 et devenant expert officiel assermenté pour le « Kunsthandel » [commerce de l’art]. En 1941, il se marie et devient père d’une fillette avant même la fin de la guerre7. Déclaré apte au service militaire avec restrictions, il fut certes mobilisé quelque temps dans une unité de télécommunication8, mais libéré de ses obligations militaires dès le 1er mai 1942, après avoir été fréquemment « détaché » pour travailler au Dorotheum9. Ainsi a-t-il pu se consacrer à son ascension professionnelle, même s’il a été contraint à plusieurs reprises d’interrompre sa carrière pour des raisons de santé10.

Nouvelles « affaires à l’étranger » et ventes au Sonderauftrag Linz

Malgré ses problèmes de santé, Herbst n’a cessé, à partir de 1942, d’arpenter presque exclusivement les territoires occupés de l’ouest de l’Europe pour y acquérir des œuvres d’art. Sous le nouveau directeur général Anton Jennewein, le Dorotheum a donc agi à grande échelle, pour la première et seule fois de son histoire, comme marchand et non comme simple commissionnaire. Le but de ces séjours à l’étranger était de faire l’acquisition de peintures, de meubles, de tapisseries et de sculptures pour les ventes aux enchères du Dorotheum, mais aussi pour le Sonderauftrag Linz [la mission spéciale Linz], en encaissant un bénéfice qui s’élevait en moyenne à 35 % par objet. Pour ce nouveau type d’ « affaires à l’étranger », la maison Dorotheum a d’abord cherché à nouer des partenariats avec des marchands d’art disposant de liquidités, mais s’est rapidement efforcée de financer autant que possible de sa propre bourse ses achats dans les territoires occupés, pour réaliser des bénéfices plus substantiels. À partir du printemps 1944, toutes les transactions réalisées par le Dorotheum dans les territoires occupés l’ont été à ses risques et périls, puisque l’on se fiait désormais entièrement à la « précision intuitive » de Herbst1. Lequel s’était mis dans l’intervalle à acheter pour le Sonderauftrag Linz, 30 % de toutes les autorisations de change accordées par la Reichsstelle pour les devises étrangères l’ont été à la maison autrichienne de vente aux enchères Dorotheum2, qui venait loin derrière la Galerie Almas de la marchande munichoise Maria Dietrich, mais figurait, avec un peu plus de 300 œuvres, à la deuxième place des fournisseurs professionnels d’objets d’art de provenance étrangère pour la collection du futur musée de Linz3.

Activités et contacts à Paris

C’est en 1943 que l’expert du Dorotheum a fait son premier séjour dans la capitale française. Lors de tous ses voyages, Herbst était accompagné de sa femme, qui, en plus de l’aider à régler les formalités administratives, l’assistait également pour ses problèmes de santé1. À Paris, Herbst a sans doute eu d’abord des contacts avec des connaissances de Hollande et de Belgique2, ainsi qu’avec des officiers du Kunstschutz, la commission de la Wehrmacht pour la protection du patrimoine artistique. Le marchand d’art néerlandais Theo Hermsen, qui s’était installé en février 1939 à Paris, rue de la Grange-Batelière, et y était mort jeune à la fin de 1944, est considéré comme son contact et son vendeur le plus important, mais Herbst a aussi réalisé des transactions avec beaucoup d’autres personnes, en particulier pendant l’année 1943.

Une des relations les plus intéressantes que Herbst ait cultivée à Paris est celle du restaurateur belge J.O. Leegenhoek, qui s’était établi à Paris en 1942 et y tenait un commerce d’art sur le boulevard Raspail, près du cimetière Montparnasse3. Leegenhoek était lui-même étroitement lié à Hermsen et à son compatriote Maurice Lagrand, dont il était le partenaire en Belgique. Aussi ne sait-on pas exactement, dans le cas de plusieurs tableaux comme Le Paradis de Hieronymus Bosch, si Herbst en a fait l’acquisition à Paris auprès de Leegenhoek ou de Hermsen4. Herbst restera pour sa part très lié, même après la période nazie, avec Lagrand, dont il avait déjà fait la connaissance lors de ses voyages d’affaires en Belgique occupée5, et avec Leegenhoek. Jusque dans les années 1970, il continuera de percevoir 2 % de commission sur l’enchère la plus élevée de chaque lot des deux marchands vendu par la maison Dorotheum6. Aussi n’est-il pas étonnant que dans son « rapport » de 1946 sur ses activités dans les pays occupés Herbst ait déclaré que ce qui lui importait surtout, c’était de se faire partout « des amis et une bonne réputation pour le temps d’après la guerre7 ». Clarisse Claude Anet8, la Galerie Voltaire9, Marc Bayle10, Henri Leroux11 ou Gaillard12 sont les autres intermédiaires auprès de qui Herbst s’est procuré des œuvres, mais il y avait aussi des personnes des environs proches de Paris comme J. Allais13, Robert Cadelineau14, Longy15 et même G. Olivier à Rouen16.

Les numéros de consignation de la maison Dorotheum

Les achats réalisés chez ces marchands étaient enregistrés par la maison Dorotheum sous le numéro de livraison 216.264. Les trois premiers chiffres (216) marquent en l’occurrence l’année 1943, les trois qui suivent (264) servaient à désigner une catégorie d’objets, chaque objet recevant ensuite une cote spécifique, par exemple 216.264/1. Dans le domaine des ventes aux enchères, il était d’usage d’attribuer des numéros consécutifs à chaque client particulier. Comme les « achats à l’étranger » étaient cependant des affaires spéciales réalisées par le Dorotheum, on a manifestement réservé certains numéros de consignation aux divers pays d’où provenaient les œuvres. Ainsi les meubles qui furent achetés à Paris pendant l’été 1943 portaient-ils le numéro 216.265, tandis que les objets en bois ont été enregistrés sous le numéro 216.190. En février 1944, le directeur général Jennewein pouvait annoncer avec satisfaction que les œuvres acquises au cours de l’été 1943 avaient presque toutes été vendues et que Hans Herbst avait récemment conclu des affaires à Dresde avec Hermann Voss pour un montant de deux millions de RM1. Pour l’année 1944, il semble que Herbst ait uniquement été en relation avec Hermsen, car les pièces enregistrées sous les deux numéros 217.518 (mars à mai) et 217.840 (juillet) se laissent toutes rapporter sans exception au marchand néerlandais. Au cours du seul mois de juillet 1944, celui-ci a vendu au moins 83 peintures au Dr Herbst2.

Œuvres provenant de biens juifs confisqués

Mais d’où provenaient les marchandises et leur source était-elle aussi irréprochable que ce qu’a prétendu Herbst après la guerre ? Si la première question ne se laisse élucider que dans un tout petit nombre de cas, puisqu’on s’est manifestement donné beaucoup de mal pour jeter un voile sur les provenances, il est en revanche permis de répondre catégoriquement non à la seconde. On sait désormais que les biens qui appartenaient à des Juifs ont souvent changé plusieurs fois de mains pendant l’Occupation. Ainsi l’expert autrichien en matière d’art a-t-il pu acquérir, encore une fois par l’intermédiaire de Hermsen, une œuvre de Ruysdael, Navires en détresse, qui avait été confisquée en 1942 dans le coffre d’une banque parisienne par le Devisenschutzkommando, le « commando pour la protection des devises ». Le coffre appartenait à Adolf Weinberger. Hans Wendland, à qui le tableau fut cédé, fut le premier à profiter ensuite de cette confiscation. On ne sait pas comment l’œuvre est finalement arrivée en possession de Hermsen, en tout cas elle a été acheminée à Vienne sous le numéro 217.840/38, a été acquise par Voss et a atterri pour finir sous le numéro 33838A au CCP de Munich, d’où elle a été restituée à la France dès 19471. Cet exemple n’est pas une exception, comme le montre aussi le retable peint vers 1520 par Joachim Patinir, qui provenait de la collection de Henry Bromberg à Hambourg, persécuté parce qu’il était « Juif ». Confisquée à Bromberg, l’œuvre est elle aussi parvenue par l’intermédiaire de Wendland et d’Allen Loebl2 dans les mains de Hermsen, qui la céda à Herbst en juin 1944. Entrée dans les registres de la maison Dorotheum sous le numéro 217.518/5, elle fut expédiée à Vienne et acquise par Voss. Après avoir été mise à l’abri par les Américains, elle a été rapatriée en 1949 en France (MNR 386), où elle a patienté dans différents musées avant d’être restituée en 2018 à ses légitimes propriétaires3.

Un grand nombre d’objets que Herbst avait acquis lors de ses voyages à Paris pour des sommes tout à fait exorbitantes4 sont conservés à titre de dépôts MNR dans les musées français et attendent encore que leur propriétaire d’origine soit identifié. C’est pour 1 400 000 F que l’expert du Dorotheum a fait ainsi l’acquisition chez Hermsen d’un Portrait de la marquise de Poyanne par Nattier, enregistré sous le numéro 37 de ce lot. Trois semaines seulement après l’avoir acheté, il l’a revendu le 29 juillet 1944 au Sonderauftrag Linz pour 250 000 RM. Ce tableau a été ramené lui aussi à Paris en 1949, après être passé par Aussee et Munich (Mü Nr. 4814), et se trouve aujourd’hui au musée du Louvre, sous le numéro d’inventaire MNR 665. La peinture des écoles françaises n’était pourtant pas le cœur de cible des achats réalisés par Herbst à Paris, ce sont les Néerlandais, loin devant les artistes français et allemands, qui tenaient la première place.

Transports rapides de Paris à Vienne

Pour que la marchandise achetée soit acheminée le plus rapidement possible à Vienne, les tableaux ne prenaient pas la voie du fret, mais étaient ramenés en wagons-lits, tandis que les cadres faisaient le voyage dans le même train, en bagages accompagnés1. Aussi ne fallait-il pas plus de deux à trois semaines pour que les acquisitions parisiennes rejoignent la capitale autrichienne. Lorsque le marché de l’art en Allemagne se mit à souffrir de plus en plus à cause de l’intensification des bombardements aériens à partir de 1944, Vienne devint une place encore plus attractive pour les marchands et les courtiers : elle était relativement proche, on y parlait allemand, elle était joyeusement soumise à l’« Altreich », le vieil Empire, et surtout, le Reichsmark y avait cours2. Le département artistique du Dorotheum, dont le directeur Heribert Katzele était de longue date un ami personnel de Voss, reçut donc, au début de l’année 1944, la mission officielle d’acquérir pour le Sonderauftrag Linz, avec une quasi exclusivité, des objets d’art dans les territoires occupés.

En tant qu’agent artistique du « Sonderauftrag des Führers », la mission spéciale du Führer, avec attestation dûment estampillée par Hitler, Herbst a pu se prévaloir ensuite de tous les avantages de cette position, bénéficiant notamment de la priorité dans les transports et d’un traitement de faveur qui lui permettait d’éviter les formalités bureaucratiques pour obtenir rapidement des devises en quantité suffisante et des licences d’exportation. Mais en contrepartie des autorisations de change, le Dorotheum avait désormais pour obligation que « tous les objets achetés à l’étranger soient cédés exclusivement à la puissance publique3 ». Aussi les transactions ne se firent-elles plus que très rarement par la voie des enchères, seule « une vente privée4 » était envisageable dans la plupart des cas. Voss avait donc à Vienne la priorité du choix, les objets qu’il avait refusés étaient ensuite vendus directement à divers musées, à des dignitaires nazis, à certains marchands d’art privilégiés ou à quelques rares particuliers5. Après 1945, il est souvent resté impossible de déterminer la localisation de ces œuvres. Deux tableaux achetés le 16 mars 1943 chez Longy à Neuilly, la Dame au perroquet ou Dame à sa fenêtre (216.264/21) attribuée à Willem van Mieris et le Paysage avec des figures (216.261/20) attribué à Hendrik van Balen, ont été refusés par Voss pour le « Sonderauftrag Linz », mais désignés pour le Landesmuseum de Wiesbaden. Selon les documents, ils devaient rejoindre le musée à titre de « présent » offert par le Dorotheum, ce qui ne correspondait sans doute pas à la réalité des faits6. En Allemagne, le Mieris fut cédé en 1944 au marchand d’art Josef Hanstein (1885-1968) de Cologne, tandis que l’œuvre de von Balen arriva la même année dans les mains du marchand Hermann Abels, établi lui aussi à Cologne, de sorte que les officiers de la commission américaine pour la protection des œuvres d’art n’ont pu retrouver à Wiesbaden ni ces deux tableaux ni d’autres œuvres qui étaient aussi censées y être conservées.

La quantité d’objets achetés pour le Sonderauftrag Linz était si importante qu’on leur réserva un dépôt en propre dans les caves du Dorotheum. De là, les pièces étaient acheminées par transport collectif jusqu’au Führerbau de Munich ou, à partir de l’été 1944, directement à la mine de sel d’Altaussee7. Ce n’est qu’au cours de l’hiver 1944 que l’activité pour le futur musée de Linz voulu par Hitler a pris fin, au moment où il n’y avait pratiquement plus d’argent disponible pour l’achat d’œuvres d’art8. Jusque-là, le Dorotheum avait dépensé, selon les rapports américains, plus de 15 millions de francs pour des acquisitions en France9. Le flair tant vanté de Herbst avait été en l’occurrence si productif qu’en 1946, parmi les œuvres achetées sur le marché français, il n’en restait plus que neuf dans les stocks du Dorotheum10.

Après la guerre

Après 1945, Herbst a souligné que les œuvres avaient été achetées en France en 1943-1944 sans qu’aucune mesure coercitive n’ait été exercée et sans l’aide des services allemands, et qu’elle avaient été acquises en francs français – par ordres de paiement auprès du Crédit Lyonnais à Paris – à vingt ou trente fois leur « prix en temps de paix ». Il indiquait aussi avoir réalisé tous ses achats dans les territoires occupés pour le seul compte du Dorotheum et que le « Sonderauftrag Linz » disposait seulement d’une priorité de choix. Il affirmait en outre n’avoir eu à Paris aucun contact avec les occupants, avoir été en relation uniquement avec le Kunstschutz et avoir refusé toute transaction quand il s’agissait d’œuvres confisquées à des Juifs1. Dans les années 1970, il déclarait encore :

« […] Je n’ai absolument pas honte de mes activités pendant la guerre, car j’ai pu aider beaucoup de gens qui – souvent coupés de leurs revenus à l’étranger – étaient obligés de vendre et aimaient traiter avec un Autrichien qui, venant lui-même d’un pays occupé et n’achetant pas pour sa propre poche mais pour une institution publique, comprenait bien leur situation2. »