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Associé à Germain Seligmann aux États-Unis, César de Hauke est envoyé en France en 1941. Spécialisé dans l’art des XIXe et XXe siècles, notamment de Modigliani, Bonnard et Seurat, il est chargé de prospecter auprès de grands collectionneurs d’art moderne réfugiés en zone Sud.

Un marchand de haut vol

César Mange, dit César Mange de Hauke, César M. de Hauke ou plus souvent César de Hauke (1900-1965)1, est de nationalité française mais d’origine suisse, formé dans une école anglaise. De Hauke est le fils de François Mange, ingénieur du canal de Panama, et de Marie de Hauke, de la famille des comtes polonais Hauke, à la parentèle suisse (familles des comtes de Cholet, de Charrière, Welti). Il débute en 1925 comme agent de la société Jacques Seligmann. Il donne son nom à une succursale de Seligmann implantée à New York et spécialisée dans le commerce d’art moderne, De Hauke & Co. (1926-1931), et travaille en particulier avec Bernheim-Jeune, Étienne Bignou et Reid & Lefevre2.

Personnage flamboyant, énergique et dandy, De Hauke constitue avec son directeur et associé Germain Seligmann un duo de marchands de haut vol, doué d’un rare talent pour dénicher des chefs-d’œuvre de la peinture française moderne qu’ils revendent aux collectionneurs américains (Adelaide Milton de Groot, William Paley, Maurice Wertheim, Edith Wetmore, etc.). Parmi ses transactions les plus importantes, les grands Bonnard de la Phillips Collection, un Grand nu de Modigliani provenant de la collection Netter, L’Esprit veille de Gauguin vendu à Conger Goodyear, le Portrait de Jane Avril par Lautrec vendu à Samuel Courtauld, le Portrait d’Oscar Wilde également par Lautrec et provenant de la collection Natanson, le Portrait de Victor Chocquet par Renoir vendu à Grenville Winthrop, et de nombreuses œuvres de Redon et de Seurat.

Après la fusion de De Hauke & Co. avec J. Seligmann & Co. en 1931, De Hauke demeure à la fois agent et associé de Seligmann tout en réalisant des transactions pour son propre compte, le plus souvent en participation avec d’autres marchands. Évoluant entre New York et Paris, avec des prospections régulières en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suisse, il compte parmi les principaux acteurs du grand négoce d’art international. À Paris, il s’attache les services de deux hommes de confiance, le critique Paul Chadourne, proche des milieux d’avant-garde, chargé de lui signaler les œuvres, et le marchand Florent Willems, agissant comme intermédiaire sous le nom de sa propre galerie. Ses opérations les plus importantes se font toutefois en association avec Seligmann, comme l’achat et la revente de Danse à Bougival de Renoir en 1935, ou l’achat et la revente des chefs-d’œuvre de la collection Jacques Doucet (dont Les Demoiselles d’Avignon et Homme à la guitare de Picasso, les Iris de Van Gogh, Poissons rouges et palette de Matisse).

Après-guerre, associé à Paul Brame, il lance la collection de catalogues raisonnés « Les artistes et leurs œuvres », où paraissent Degas (Paris, Arts et métiers graphiques, 1946-1949), Seurat (Paris, Gründ, 1961) et Toulouse-Lautrec (New York, Collectors Editions, 1971). En parallèle, il maintient une activité commerciale importante en Europe et aux États-Unis, se concentrant surtout sur les chefs-d’œuvre. Il opère soit sous couvert de la galerie Brame, soit sous la raison sociale CDH Inc., souvent en participation avec Knoedler. Il compte parmi ses principaux clients Emil Bührle, Paul Mellon, la famille Whitney, ou encore la National Gallery, à laquelle il vend les Grandes Baigneuses de Cézanne en 1964. Sa mort, en pleine vente, alors qu’il était en train d’acquérir Femme à l’ombrelle de Monet pour le compte de Paul Mellon, fait l’objet d’un chapitre de Haute Curiosité de Maurice Rheims3. Il lègue l’essentiel de sa collection personnelle au British Museum4 et aux musées français. Ses archives sont conservées aux Archives of American Art (J. Seligmann & Co. Records) et à l’INHA (Archives De Hauke). Ses archives personnelles ne semblent pas avoir été conservées par ses descendants.

L’agent des Seligmann

C’est son engagement auprès des sociétés Jacques Seligmann (Jacques Seligmann & Fils, Jacques Seligmann & Co., Germain Seligmann) qui détermine les activités de De Hauke de 1939 à 1941. Il effectue plusieurs voyages entre la France et les États-Unis via le Canada et le Portugal. Au début de 1939, De Hauke est aux États-Unis auprès de Germain Seligmann. Durant l’été et l’automne 1939, il est à Paris, dans l’attente de son ordre de mobilisation1. Rapidement démobilisé, il reste dans la capitale puis retourne à New York en fin d’année. Il est de nouveau à Paris au printemps 1940, à New York en fin d’année, puis il repart à Paris, via Lisbonne, en juillet 1941.

L’objet de ses tournées est de prospecter auprès de grands collectionneurs d’art moderne réfugiés en zone libre afin de profiter de leurs besoins de liquidités pour leur acheter leurs œuvres et les expédier aux États-Unis. Son départ pour Paris, au printemps 1940, en même temps que les autres limiers des galeries new-yorkaises, inquiète vivement le patron de Knoedler qui écrit à son représentant à Paris : « César de Hauke part en Europe, ainsi que Carroll Carstairs et Stephenson Scott. Si nous ne recevons pas un nouveau lot de tableaux tout de suite, tous les tableaux actuellement disponibles seront probablement pris et envoyés à d’autres marchands et nous n’aurons rien2. » Sa prospection reprend l’année suivante, en septembre 1941 : « J’ai été extrêmement occupé depuis mon arrivée […] je n’ai pas cessé de me déplacer. J’ai vu énormément de monde3. » C’est tout un tour de France qu’il réalise :

« Cette nuit, tard, je partirai enfin pour Paris après un périple qui m’a conduit dans presque toutes les parties du territoire libre. Par intérêts divers, les nôtres en tête, j’ai visité, traçant zigzags et arabesques, Pau, Toulouse, Montauban, Marseille, Toulon, Cannes, Nice, Monte Carlo, St Tropez, Narbonne, Montpellier, Cerbère, Béziers, Grenoble, Voiron, Aix-les-Bains, Annecy, Megève, Vichy, Limoges. Je suis donc à même de me former plus qu’une impression superficielle sur toutes les questions qui nous intéressent4. »

De Hauke rend compte de ses tournées à Germain et à Georges Seligmann, directeur de la galerie de Paris, réfugié à New York. Des lettres sont échangées, parfois depuis la Suisse ou via l’Argentine, jusqu’en 1942, après quoi, la correspondance avec New York s’interrompt pour ne reprendre qu’à la Libération.

Cependant ses prospections pour le marché américain sont rendues inutiles, soit du fait que les grands collectionneurs ne souhaitent pas se départir de leurs œuvres importantes – « je n’ai pas rencontré, jusqu’à présent, de gens qui étaient désireux d’envoyer leurs choses en Amérique avec les risques que cela comporte5 » –, soit que l’afflux de marchandise sur le marché – que De Hauke juge de mauvaise qualité – et l’afflux de liquidités justifient à ses yeux de faire des affaires à Paris et non à New York : « Je vois donc beaucoup de possibilités pour les activités en France mais pour l’instant je ne vois rien d’ici pour l’Amérique6. » De Hauke témoigne du boom du marché de l’art parisien et de la hausse spectaculaire des prix : « les prix sont excessivement hauts… Un Seurat de la première manière a été vendu 1 million7 ». Il insiste pour que les tableaux qu’il a en compte partagé à New York ne soient pas vendus au-dessous des prix convenus :

« Je tiens beaucoup à vous demander de ne pas vous séparer des choses qui font l’objet d’une fiche, à des conditions différentes de celles qui y sont mentionnées. […] À l’heure actuelle, en France, ce serait un jeu d’enfants d’obtenir dans les 24 heures les chiffres que nous avions fixés8. »

Il demande que certaines toiles importantes lui soient expédiées pour les vendre à Paris, tels Oloron-Sainte-Marie de Manet et un Picasso de la collection Doucet9. Mais la guerre empêche tout transfert. Il était prévu qu’il rentre fin 1941 à New York via Lisbonne, aux frais des Seligmann10, mais il demeure finalement en France, faisant aussi des incursions en Suisse où vit une partie de sa famille. « [Si] vous reveniez [à New York], j’en serais charmé mais vous nous avez fait comprendre que vous étiez heureux d’être où vous êtes11 », lui écrit Germain Seligmann.

Dans les lettres codées qu’il adresse aux Seligmann, De Hauke précise où il pourra être joint12. Les artistes, les marchands et les collectionneurs sont évoqués par leurs prénoms ou leurs initiales, les tableaux par les personnages ou les paysages qu’ils représentent :

« À Paris tout est question achat. Le comte Hubert ne veut rien faire. Le comte Tro est très influent. […] Ai vu Mr Neuf [9 rue de la Paix] avec P. Les enfants sont à la campagne. Il est regrettable que RF [René Fulda] et FG [François-Gérard Seligmann] n’aient pas donné pleins pouvoirs13. »

Il profite de ses tournées pour donner des nouvelles aux différents membres de la famille réfugiés en zone libre, aux États-Unis ou en Suisse14.

Les tentatives de sauvetage de la galerie Seligmann, 9 rue de la Paix

Concernant l’aryanisation de la galerie Seligmann (sociétés Jacques Seligmann & Fils, et Germain Seligmann & Compagnie) par l’administrateur provisoire Édouard Gras, De Hauke tient informée la famille par un ressortissant américain, Sam Schiffer, de la situation du siège du 9 rue de la Paix : « Tout a été pillé1. » Il tente de récupérer des objets personnels qui y étaient déposés – 15 objets signés du verrier Maurice Marinot – en les faisant passer pour la propriété de ce ressortissant. Il tente également d’intervenir au moment de la vente de l’immeuble, propriété personnelle de Germain Seligmann, par l’administrateur provisoire Bertrand Larrieu, au bijoutier Mellerio :

« Le 9 est aujourd’hui la propriété de Mell qui l’a donc acheté. Un de mes amis avait fait une offre très importante (par rapport évidemment au prix suggéré) mais le chiffre offert par mon ami a été dépassé par celui de Mell. Vous pouvez compter sur moi pour que tout ce qui peut être fait pour le peu qui reste soit fait. Je vais dans quelques jours voir Fu [René Fulda, beau-frère de Germain Seligmann, réfugié à Périgueux puis à Marseille] et nous allons encore parler de tout cela2

En dehors de Mellerio, deux autres candidats présentèrent des offres de rachat3 : Raymond Drecq, 144 rue Legendre, Paris XVIIe, qui ne se présenta finalement pas à la réunion des soumissions du 27 novembre 1941, et M. Andrieux, 2 rue du Sommerard, Paris Ve, qui proposa 6 005 000 F. Mellerio, avec 6 310 000 F, ramenés par la suite à 5,805 millions, emporta donc l’enchère. Dans une lettre à Germain Seligmann, De Hauke précise :

« Mr Mell votre ami a épousé par devant notaire Mme Neuf [9 rue de la Paix] dont la famille avait été laissée dans un grand dénuement comme vous savez. Je lui ai souvent rendu visite. Malgré sa pauvreté, elle m’a fait des cadeaux, une partie de sa bibliothèque dont j’espère le tout, et nos objets souvenirs de famille – une unité4. »

Le 1er août 1942, De Hauke s’entend avec l’administrateur provisoire Gras pour acheter pour 100 000 F « les objets constituant tout le stock, les archives et le mobilier commercial restant dans les locaux » du 9 rue de la Paix5. Après le passage des Allemands, il reste très peu de chose hormis du petit mobilier, vitrines, bureaux, fauteuils, cadres et panneaux décoratifs. Dans le procès-verbal de vente on ne compte que trois œuvres d’artistes : un tableau dans le genre de Lépicié, un tableau de Chapelain-Thierry (pour Chapelain-Midy ?), un buste du sculpteur François Martin. De Hauke est surtout satisfait d’avoir pu sauver la documentation : « catalogues de vente, clichés photos, catalogues de collection ».

De Hauke reproche vivement aux Seligmann en septembre 1941 de ne pas l’avoir envoyé plus tôt à Paris, où il sous-entend qu’il aurait eu la possibilité de sauvegarder les intérêts de la galerie suivant le modèle de l’entente Dequoy-Wildenstein :

« Germain, François-Gérard et vous-même [Georges] (mais c’est vous à mon avis qui supportez la plus grande partie de la responsabilité) avez commis une grosse erreur de ne pas me conseiller le retour [plus tôt]. Vous en subissez les conséquences très graves. Vous êtes sans doute au courant des résultats obtenus par D. pour W. et dans bien d’autres cas, il y a eu beaucoup de bon travail fait par ceux qui étaient présents. Je ne veux pas m’étendre sur les résultats obtenus par ceux qui occupent aujourd’hui les places laissées tristement vacantes mais j’ai la preuve des extraordinaires résultats obtenus6. »

Il écrit en février 1942 à Germain Seligmann : « Demandez à Georges de vous dire les reproches qu’hélas je lui fais ! Tout pour ne pas dire tout était possible. La formule de quoi de quoi vous me saisissez7. »

Il semble également fasciné par l’ascension fulgurante de Martin Fabiani :

« La personne qui a le plus profité de la nouvelle situation m’était jusque-là totalement inconnue : Fab. En seulement un an, il a accompli des miracles et si j’avais été en France un mois plus tôt, et a fortiori un an plus tôt, au moment où je vous ai tant demandé de m’y renvoyer, j’aurais eu la situation qu’il a maintenant. Il a pris sous contrat tous les meilleurs. Il est très actif et intelligent. Je l’ai rencontré l’autre jour et nous nous entendons très bien8. »

Il est encore question de Fabiani dans une autre lettre, six mois plus tard : « La grande vedette actuelle est Fabia[ni] qui dispose d’une bonne partie des considérablement nombreuses médiocrités de [V]ollard et tout cela s’en va à des prix qui feraient rougir le vénérable Jacques [Seligmann] lui-même9 ! » Il évoque la position de Karl Haberstock : « On me dit qu’à Paris mon ancienne relation Monsieur Haber est d’une très grande influence ; il fait beaucoup de bien autour de lui dans les œuvres de charité. »

Un partenaire ancien des marchands allemands

Avant-guerre, De Hauke entretient des liens d’affaires avec de nombreux marchands allemands : les galeries Caspari, Cassirer, Alfred Flechtheim, Alfred Gold, M. Goldschmidt, Klinkhardt-Biermann, Matthiesen, Hugo Perls, Thannhauser1.

Au moment où le gouvernement allemand envisage la vente des œuvres modernes des musées, De Hauke écrit à Karl Haberstock pour lui exprimer son intérêt pour les impressionnistes français des musées d’Essen et de Munich :

« Comme je vous l’ai dit, je suis rentré d’Amérique ces jours-ci dans l’espoir surtout que nous pourrions faire quelque chose ensemble, et plus particulièrement sur les tableaux de Gauguin ou de Van Gogh qui se trouvent à Essen ou à Munich […]. Vous m’avez mentionné un tableau de Cézanne qui est à Essen […] ce paysage est très médiocre […] et comme je vous l’ai dit, seuls peuvent m’intéresser les tableaux de tout premier ordre, mais alors je suis prêt à les payer de très gros prix si on peut vraiment les livrer rapidement. […] Le musée d’Essen possède deux paysages de Cézanne. […] si un de ces deux tableaux se vendait à un prix raisonnable, il nous intéresserait tout de même2. »

Par ailleurs, le dossier OSS d’Haberstock mentionne qu’avant-guerre un partenariat aurait été envisagé avec les Seligmann pour les États-Unis3. Mais il semble plutôt s’agir d’échanges occasionnels. Le 13 février 1939, De Hauke propose à Haberstock l’acquisition pour le compte des musées allemands d’une importante collection de faïences italiennes payable en tableaux français4.

Les ventes à l’occupant

Pendant la guerre, les ventes à l’occupant qui ont laissé des traces documentaires s’avèrent extrêmement minimes. Une lettre d’Haberstock à De Hauke datée du 14 décembre 1942 confirme l’achat d’un tableau ancien, Fête champêtre, pour 200 000 F, et demande qu’il soit envoyé à Dequoy pour être expédié à Berlin1. Une seconde transaction est documentée : la vente de 17 boucles mérovingiennes au Rheinisches Landesmuseum Bonn (Dr Franz Rademacher) pour un montant de 143 000 F, en mars 19442. La licence d’exportation est obtenue le 9 mai 1944.

Les autres ventes

La correspondance avec les Seligmann mentionne un achat que De Hauke présente comme un grand coup : l’achat d’un important livre de croquis de Gabriel de Saint-Aubin, à la vente publique du 20 novembre 1941.

« Quant à mes activités à Paris, elles sont diverses et le plus gros obstacle que je rencontre – je crains fort qu’il soit insurmontable – ce sont mes scrupules artistiques et commerciaux : je ne peux pas me faire à cet irrespect de l’argent, car je garde pour le moment confiance dans le franc ; et ensuite l’infecte qualité des choses que l’on vend m’interdit d’y toucher. Par contre ceux qui n’ont pas ces scrupules peuvent faire ce qu’ils veulent. J’ai néanmoins pu traiter une ou deux choses intéressantes. J’espère que vous recevrez le catalogue du 20 novembre dans lequel vous verrez une chose rarissime et sensationnelle dont je me suis rendu acquéreur. Vous verrez par là que le pavillon flotte haut et que je maintiens les traditions1 ! »

De Hauke revend ce carnet au musée du Louvre en 19422.

Une autre transaction documentée est l’achat d’un portrait de Cézanne, Madame Cézanne à l’éventail, clou de la collection Gertrude Stein qui avait inspiré Picasso pour son propre portrait de la collectionneuse. De Hauke approche Stein à plusieurs reprises. Il lui rend visite en octobre 1941 à Billignin puis en décembre 1942. Il semble que le tableau soit acheté en décembre 1943 ou janvier 1944. De Hauke écrit alors à Stein : « Sérieuse, éclatante, Madame Cézanne, sur mon mur me tient compagnie en me faisant ainsi vivre dans les régions pacifiques du Beau3. » Le tableau est revendu après-guerre par De Hauke à Bührle, via Jacques Dubourg4.

De Hauke était un ami proche de Roland Balaÿ, héritier de la galerie Knoedler et fondé de pouvoir de la succursale parisienne pendant l’Occupation. Après-guerre, au moment où les directeurs américains de Knoedler interrogent Balaÿ pour savoir ce que ce dernier a fait du stock parisien, il indique que De Hauke se serait porté acquéreur de deux paires de tableaux : deux vues de Messine par Vanvitelli pour 100 000 F en décembre 1941 et deux portraits, M. et Mme Delaval, par John Downman pour 500 000 F en mars 19445. Interrogé sur ces transactions par le directeur de Knoedler Paris, George Davey, De Hauke répond qu’il n’a pas le souvenir d’avoir acquis des œuvres de Vanvitelli et que – manifestement à l’instar de beaucoup d’autres marchands – il n’a pas tenu de comptabilité pendant la guerre6. Davey accepte d’aider Knoedler à régulariser les écritures, les transactions faites par Balaÿ n’ayant pas été déclarées :

« Mon cher Roland, il va falloir entrer les ventes. Cela ne va pas être facile à cause des taxes sur le chiffre d’affaires et de luxe. Ça va pour la galerie Bénézit. Mais pour les tableaux vendus à De Hauke c’est autre chose. Je l’ai rencontré à la Gare du Nord lors de son départ pour Londres et New York. Il dit qu’il pourrait me confier les Downman pour les faire sortir sur Londres à condition de les faire revenir à Paris. Pas chose facile à cause de l’interdiction d’importer ici. Quant aux Vanvitelli il ne se rappelle pas les avoir achetés, du moins il m’a dit qu’il allait chercher dans ses souvenirs. En tous les cas, il m’a dit qu’il ne tenait pas de comptabilité. Alors ! qui va payer la taxe7 ? »

L’enquête de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration

Fin 1945, De Hauke fait l’objet d’une enquête conduite par le juge Frapier à la suite d’une plainte du président de la Commission de récupération artistique pour atteinte à la sûreté de l’État1. Il est cité devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration. Son interrogatoire par les inspecteurs Le Long et Thibault porte notamment sur une lettre du 1er mai 1942 adressée par lui à Karl Haberstock dans laquelle il propose l’acquisition de quatre objets2 : un portrait de femme de la famille Wassenaar attribué à Jan Van Scorel proposé à 1 million de francs, un diptyque composé d’un Christ de pitié et d’une Vierge de douleur provenant de la collection Masure-Six, proposé à 800 000 F, enfin un tabernacle en marbre de Tullio Lombardi provenant de la collection Castiglioni, sans précision de prix. Il présente ces objets comme étant issus du fonds de la galerie Seligmann racheté par lui-même à l’administrateur provisoire Gras. Interrogé, François-Gérard Seligmann infirme l’appartenance des trois tableaux à la galerie mais admet celle du tabernacle de marbre. Il semble vouloir dédouaner De Hauke :

« Je tiens à rendre hommage à M. de Hauque [sic] qui a couru pour moi les plus grands dangers malgré les attaques dont il a été l’objet de la part du Pilori3 ; ce n’est que grâce à M. de Hauque que j’ai pu sauver une partie de la collection et toute la bibliothèque. Je ne mets pas sa parole en doute lorsqu’il dit avoir trouvé les photographies des trois tableaux dans les dossiers de la Société ; cependant ces tableaux ne faisaient pas partie du stock4. »

Les inspecteurs concluent à « la mauvaise foi de De Hauke ». Dans son mémoire en défense, De Hauke donne comme motif de son retour en France, au début de la guerre, la mauvaise santé de sa mère, décédée en 1942. Il reconnaît ses liens avec l’occupant – il signale qu’il a été approché par l’ambassade d’Allemagne pour occuper un poste artistique officiel qu’il a refusé –, qu’il met sur le compte de l’ancienneté de ses relations d’affaires en Allemagne. Il précise que c’est en accord avec les Seligmann qu’il a racheté le reste du fonds de commerce de la galerie à l’administrateur provisoire Gras. De Hauke est blanchi par Michel Martin, le responsable des licences d’exportation à la Direction des musées, qui intervient dans la procédure comme expert. Martin fonde son appréciation sur des activités commerciales avérées avec l’occupant qui se révèlent finalement insignifiantes en comparaison de celles d’autres marchands et sur le témoignage de François-Gérard Seligmann en faveur de De Hauke. La procédure est classée le 28 novembre 1949.

Les rapports ALIU

De Hauke figure dans les rapports ALIU (Art Looting Investigation Unit) parmi les marchands ayant des liens avérés ou supposés avec l’occupant, à exclure du sol américain1. Dans le rapport final de l’ALIU (p. 105), il est désigné comme étant actif à Paris sous l’Occupation, en contact avec Adolf Wüster, Karl Haberstock et Walter Andreas Hofer2. Le rapport sur la collection Göring précise qu’il est un intermédiaire3. Le rapport sur Haberstock mentionne la lettre du 14 décembre 1942 confirmant l’achat d’un tableau4. Une note de renseignement du 14 juin 1945 indique qu’une source a rencontré De Hauke chez Wüster rue Bonaparte fin 1944, précisant toutefois que les deux hommes n’ont jamais été en affaires ensemble5. Le fichier des suspects de la Commission Roberts indique d’après une source française :

« D’après certains renseignements M. de Hauke aurait eu d’excellentes relations parmi les membres influents des autorités d’occupation et principalement dans l’entourage du maréchal Goering. D’autre part, il a été confirmé que les services secrets fédéraux auraient au cours de l’année 1942 enquêté déjà à New York même sur les activités de M. de Hauke et principalement sur les raisons qui auraient pu le pousser à quitter les États-Unis en août 1940 pour rentrer en France6. »

Une liste des marchands dressée par les services britanniques contient une notice sur De Hauke truffée d’erreurs sur son état civil et son origine, précisant qu’il aurait été vu à Paris en train de conduire une voiture d’officier allemand et qu’il a vendu nombre d’œuvres à l’occupant7.

Les activités éditoriales

Pendant la guerre, une partie non négligeable de l’activité de De Hauke est consacrée à l’édition de deux catalogues raisonnés dans la collection « Les artistes et leurs œuvres ». D’abord le catalogue Degas rédigé par Paul-André Lemoisne1. Le contrat avec Lemoisne est passé en janvier 1943 pour une édition à partir de l’année suivante, finalement retardée de trois ans2. L’imprimeur est Arts et métiers graphiques de Charles Peignot, avec qui De Hauke collabore régulièrement. Le catalogue Seurat est préparé par Félix Fénéon que De Hauke assiste et dont il poursuit le travail après sa mort en 19443. Ce catalogue ne paraît finalement qu’en 1961.

L’après-guerre

Dès les premières semaines de la Libération, De Hauke cherche à renouer avec Germain Seligmann et à reprendre une activité commerciale aux États-Unis. Il lui écrit, alors que Germain est lui-même devenu citoyen américain en 1942, pour solliciter son soutien en vue d’obtenir un visa d’entrée1. Germain répond très tardivement en refusant sans donner de raisons précises mais en laissant entendre qu’il s’interroge sur ce qu’a fait De Hauke depuis 19422. En 1945, De Hauke fait une tentative infructueuse de voyage en proposant au ministère des Affaires étrangères, service des Œuvres françaises à l’étranger, une exposition de peinture moderne aux États-Unis où il prendrait à sa charge l’ensemble des frais3. Il finit par obtenir un visa d’entrée le 22 juillet 1946 et gagne New York depuis l’Angleterre4. En février 1947, son assistante, Yvonne Guillou, fait une demande de visa à l’ambassade américaine pour effectuer des recherches à la demande de De Hauke5. En mars 1947, les autorités américaines enquêtent sur ses activités pendant la guerre, mais aucune mesure particulière n’est prise6.

De Hauke a manifestement gagné beaucoup d’argent sous l’Occupation et continue à en gagner après-guerre. En 1946, François‑Gérard Seligmann écrit à son frère Germain :

« Sur César : il y a certainement un changement de la situation avec lui qui n’est pas forcément un changement profond sur le plan affectif, mais César est devenu extrêmement riche, fait d’énormes affaires, est follement prospère et n’a besoin de personne. Il est possible qu’il ait dans l’idée de racheter un de ces jours les Iris [les Iris, achetés aux héritiers Doucet, étaient en compte à demi entre Seligmann et De Hauke]. […] J’ajoute, en ce qui concerne la psychologie de César, que l’expérience démontre qu’il gagne beaucoup plus d’argent et vit beaucoup plus agréablement ici en ce moment qu’il ne pourrait le faire en Amérique, et cela malgré toutes les théories de Germain sur le fait qu’un franc ne vaut rien. Cela n’empêche que quand on en a beaucoup bout à bout, on vit très agréablement, et somme toute beaucoup mieux ici qu’à New York7. »

Les rapports entre De Hauke et Germain Seligmann demeurent froids pendant plusieurs années, malgré les interventions de François-Gérard Seligmann :

« César représente un très fort potentiel d’affaires. Et je te répète que durant la guerre il a été d’un parfait dévouement […], il est furieux de ne pas correspondre directement avec vous, et je le comprends. Il est parfaitement maladroit de correspondre avec lui par avocat […]. Autour de nous il y a de très gros clients, César vient du reste de vendre son Cézanne ex-Gertrude Stein à l’un d’eux [Bührle] pour l’équivalent me dit-on de 150 à 200 000 dollars […]. Nous avons tout à reconstruire et c’est plus que jamais l’heure de coopérer8. »

Leurs relations ne se réchauffent vraiment qu’à la fin des années 1950, mais sans que ce réchauffement ne ressuscite le duo commercial qui leur avait valu tant de succès dans l’entre-deux-guerres, au moment de l’âge d’or du grand négoce d’art français.

Conclusion

À lire sa correspondance, on comprend que chez De Hauke, les affaires priment. Les considérations morales ne le préoccupent pas. Il en vient à reprocher à Germain Seligmann de ne pas l’avoir envoyé plus tôt à Paris pour reproduire l’entente Dequoy-Wildenstein. Il se satisfait du gouvernement de Vichy : « le maréchal Pétain a fait hier soir un beau discours et sur bien des points il faut le comprendre1 », écrit-il à Germain. « L’atmosphère de Vichy est très réconfortante. À parcourir notre unique pays on ne peut qu’être rempli d’un parfait optimisme, mais à échéance lointaine. Une telle terre se sauve d’elle-même2. » Il manifeste une fascination presque infantile pour la frénésie qui gagne le marché de l’art. Son aveuglement ou bien son opportunisme le conduit même à admirer l’ascension d’un Fabiani.

L’absence d’archives personnelles empêche de connaître précisément ses transactions réalisées sous l’Occupation et laisse planer un doute sur leur étendue réelle. Le contenu et le volume de sa correspondance avec Brame et Fénéon prouve qu’entre 1940 et 1944, il a consacré beaucoup de son temps à l’édition de ses catalogues Degas et Seurat. Les affaires avérées avec l’occupant sont négligeables par rapport à celles d’autres marchands. Quand il vend pour 143 000 F d’objets aux musées allemands, un marchand comme Charles Ratton en vend pour plus de dix fois ce prix3.

De Hauke est quasiment totalement absent dans les archives des enquêtes des services français de récupération artistique alors que de multiples noms d’intermédiaires reviennent sans cesse dans les transactions avec l’occupant. Il participe au sauvetage des derniers effets des Seligmann et assiste les membres de la famille restés en France, il est aussi un ami proche de Douglas Cooper, collectionneur et officier britannique chargé des enquêtes sur les spoliations d’œuvres en Suisse, qu’il aide à dresser la liste des achats d’Emil Bührle4. Mais dans le même temps, le témoignage de François-Gérard Seligmann sur l’accroissement de sa fortune au sortir de la guerre laisse songeur quant au volume d’activités qu’il a pu brasser.