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De nationalité italienne, Paul Aguilar exploitait un magasin d’antiquités à Cannes de 1938 à juin 1943, en association avec sa compagne Marthe-Adrienne Lemonnier. Sous l’Occupation, il a vendu à Bruno Lohse un tableau destiné à rejoindre la collection Göring à Carinhall.

Trafic d’œuvres d’art sur la Côte d’Azur

Sous l’Occupation, le Reichsmarschall Hermann Göring donna pour mission à Bruno Lohse, alors membre de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), de lui déceler des objets d’art en vue d’enrichir sa collection personnelle. Pour se faire, Lohse était amené à travailler régulièrement avec le marchand d’art Gustav Rochlitz, spécialiste des maitres anciens pour lesquels Göring montrait un goût prononcé. Lohse agissait alors en intermédiaire et fin négociateur, organisant si nécessaire des échanges d’œuvres modernes, dites « dégénérées » et pillées dans les collections juives, pour acquérir les tableaux convoités. Lohse travaillait également avec l’antiquaire Allen Loebl, installé au 9 rue de l’Echelle dans le Ier arrondissement de Paris1.

S’ils prospectaient habituellement sur le marché de l’art parisien, ils se rendaient aussi parfois en zone Sud, particulièrement sur la Côte d’Azur. En effet, un véritable trafic d’œuvres d’art s’était développé à Nice, auquel Eugen Bruschwiller prenait part. Ce dernier fut l’un des agents artistiques majeurs de la « mission spéciale Linz » à partir de 19432. À ses côtés, le marchand Rudolf Holzapfel-Ward, un certain « Monsieur Thierry » et son épouse — « Madame Soyer » de son nom de jeune fille — se livraient également à ce trafic d’œuvres d’art. Le rapport rendu après-guerre par les services de récupération artistique précise que « la plupart de celles-ci provenaient de biens volés par les Allemands et rachetés à vil prix à la Gestapo ». Il mentionne également Aguilar-Lemonnier comme l’un des principaux acheteurs3.

La vente d’un tableau destiné à la collection Göring

Né le 24 février 1895 à Vienne et de nationalité italienne1, Paul Aguilar exploitait en association avec sa compagne Marthe-Adrienne Lemonnier, née le 21 mai 1879 à Étretat2, un magasin d’antiquités situé au 109 rue d’Antibes à Cannes de 1938 à juin 1943. Auparavant, le couple résidait à Paris3.
En janvier 1943, Allen Loebl, Bruno Lohse et Gustav Rochlitz se seraient rendus à la boutique Aguilar-Lemonnier. D’après les interrogatoires d’Aguilar menés après-guerre par la police judiciaire, Loebl — qui seul aurait décliné son identité4 — lui aurait demandé s’il avait connaissance de la vente d’un tableau hollandais. Aguilar déclarait :

« Je n’en avais pas sous la main, mais je leur ai fait connaître que je connaissais une personne susceptible de lui donner satisfaction5. »

Il s’agissait d’ « Étienne Levy », un antiquaire juif installé au 178 rue du Faubourg Saint-Honoré dans le VIIIe arrondissement de Paris. Ce dernier déclarait se trouver à Marseille durant l’Occupation, n’ayant pu rejoindre son domicile parisien après sa démobilisation en raison des mesures antisémites. Deux jours après la visite de Loebl, Lohse et Rochlitz, Levy aurait confié à Aguilar une nature morte du peintre hollandais Willem Claeszoon Heda6 qui, à son tour, l’aurait présenté aux trois hommes dans l’hôtel où ils séjournaient à Nice7. Destiné à rejoindre la collection Göring à Carinhall, le tableau fut acheté par Lohse le 12 janvier 1943 au prix de 330 000 F8.

Accusations de « commerce avec l’ennemi »

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Aguilar est accusé de « commerce avec l’ennemi » par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration. Deux motifs sont invoqués : il lui est reproché d’avoir travaillé avec l’historien de l’art Josef Mühlmann et Bruno Lohse, et d’avoir acheté pour ce dernier le 12 janvier 1943 une nature morte de Heda1. En effet, les enquêtes menées après-guerre indiquent que le magasin d’antiquités Aguilar-Lemonnier aurait œuvré avec Lohse, Mühlmann, et possiblement Bruschwiller2.

Les informations échangées entre la Commission de Récupération Artistique et la Direction Générale des Études et Recherches (DGER) évoquent également la forte éventualité qu’Aguilar ait collaboré avec l’occupant. Par lettre du 17 juillet 1945 :

« Le Président de la Commission de Récupération Artistique a l’honneur de transmettre à toutes fins utiles, au Commandant d’Orange, copie d’une lettre de M. Le Conservateur du Musée d’Antibes relative à un tableau appartenant à Mme Romain, 45 rue de la République, à Antibes, expédié probablement en Allemagne, par l’entremise d’un marchand de Cannes, nommé Aguilar. Le trafic exercé par la firme Aguilar-Lemonnier, 109 rue d’Antibes, à Cannes, vous avait été signalé dès le mois de Février dernier3. »

Une affaire classée en l’état

Lors des interrogatoires menés après-guerre, le couple Aguilar-Lemonnier s’accordait sur le fait que seul Monsieur dirigeait le fonds de commerce, Madame n’ayant pas connaissance des affaires auxquelles il se livrait1. Tous deux déclaraient également ne pas connaitre les membres de l’organisation suspectée de trafic en Méditerranée, soit Bruschwiller, Holzapfel-Ward, Thierry et Soyer2. Aguilar ajoutait ne pas avoir rencontré Hans Möbius, conservateur des collections de Kassel et membre du Kunstschutz sous l’Occupation, ni Mühlmann3.

Par ailleurs, Madame Lemonnier témoignait des visites du marchand d’art Jean-François Lefranc. En effet, interrogé par la Cour de Justice du Département de la Seine le 15 novembre 1946, ce dernier avait déclaré :

« J'ai été profondément surpris et indigné des allégations toutes gratuites de M.M. Lemonnier et Laffaille en ce qui concerne le rôle que j’aurais joué dans la saisie des deux Chardin et l’arrestation de Mr Gimpel. Je connaissais depuis longtemps Mr Gimpel que j’avais eu l’occasion de rencontrer à Cannes durant l’occupation, de nombreuses fois chez un antiquaire de la rue d’Antibes Mr Aguilar4. »

Aguilar, quant à lui, faisait état des quelques passages à la boutique de Rochlitz et du marchand et expert Yves Perdoux. Le couple précisait en outre qu’aucune vente n’avait jamais été conclue avec l’un d’entre eux5.

Afin d’assurer sa défense, Aguilar invoquait également :

« Ces personnes étaient en civil et parlaient français autant que je me souvienne. Je crois d’ailleurs que seul le nommé Loebl a parlé. […] Je ne connaissais pas les personnes qui accompagnaient le nommé Loebl. Je ne savais pas que c’était des allemands et j’ignorais le rôle qu’elles pouvaient jouer dans cette affaire6. »

Il ajoutait n’avoir appris que l’un d’entre eux se nommait Lohse qu’au moment de la transaction et précisait ne pas avoir su que le tableau lui était destiné7.

De son côté, Loebl déclarait avoir été contraint d'accompagner Lohse afin d'expertiser le tableau :

« Je devais me trouver, à une heure convenue, à la gare de Lyon où j’ai retrouvé Lohse et Rochlitz. Mes papiers d’identité m’ont été pris par mesure de précaution et ne m’ont été rendus qu’après avoir rempli ma mission. […] Sur la demande de Lohse, j’ai dit qu’il s’agissait d’un original. Mon rôle s’est borné là et j’ignore notamment par qui et combien le tableau a été payé. C’est la seule opération à laquelle je me suis livré pour Aguilar. […] J’ai entendu parler d’un nommé Mühlmann, mais il n'était pas là lors de cette opération8. »

Aguilar obtint le témoignage en sa faveur du propriétaire du tableau qui confirmait lui avoir volontairement confié cette nature morte pour la vente afin de se procurer des ressources financières. Lors de son audition, Levy déclarait :

« Je lui ai déposé le tableau dans son magasin en lui faisant connaître le prix que j’en désirais, soit 300 000 francs. Un peu plus tard, il m’a annoncé que le tableau avait été vendu pour le prix demandé et il m’a réglé entièrement. Dans cette affaire, je n’ai absolument rien à lui reprocher. Il a été tout à fait régulier, à tel point que j'entretiens toujours de bonnes relations avec lui depuis cette date. J’ajoute aussi qu’il m’a offert l’hospitalité chez lui pour le cas où j’aurais des ennuis du fait des persécutions allemandes9. »


Le 23 mai 1949, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration a classé le dossier en l’état pour plusieurs motifs : unicité de l’affaire, faible importance de la transaction, nationalité étrangère et retrait actuel des affaires qui ne permettaient pas d’envisager des sanctions efficaces10.