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Paul Cailleux est spécialiste en tableaux et dessins anciens du XVIIIe siècle français. Il exerce en tant que marchand et expert. Sous l’Occupation, tandis que sa famille vit sous la menace de la déportation, il effectue des transactions avec des marchands allemands. On trouve parmi ses clients le Kaiser Wilhelm Museum de Krefeld et le musée de Düsseldorf. Il vend également à Maria Almas-Dietrich, Friedrich Welz, Hildebrand Gurlitt et Bruno Lohse et expertise des tableaux pour le compte de la Reichsbank.

Un expert accusé d’être juif

Paul de Cayeux de Senarpont, dit Paul Cailleux1, naît le 12 novembre 1884. Il exerce en tant que marchand de tableaux et ouvre sa galerie en 1912, tout d’abord rue Laffitte, puis déménage en 1923 au 136, rue du Faubourg-Saint-Honoré2. Il occupe les responsabilités d’expert-conseil du gouvernement près de l’administration des douanes, d’expert pour le tribunal civil de la Seine, d’administrateur et de trésorier de la Fédération des commerçants et industries d’art et de qualité, et d’administrateur du Syndicat des négociants en objets d’art, tableaux et curiosités3. Dans sa galerie, il emploie une secrétaire, son fils Jean à partir de 1937, ainsi qu’un apprenti. À partir du mois de juin 1940, il baisse la grille de son magasin4. Il ne traite plus qu’avec les personnes qui savent qu’il est encore à Paris, directement chez lui5. Pour raisons de santé, Paul Cailleux engage en plus son gendre du 1er avril 1942 à juillet 19446.

Son épouse, Judith Serf, est juive. De ce fait, ses enfants et petits-enfants sont considérés comme juifs au sens des ordonnances allemandes, en conséquence de quoi ils se procurent des papiers de famille prouvant une ascendance « aryenne ». D’après des fiches de la Roberts Commission, Judith Serf est dénoncée par Pierre Blanc7, marchand d’art au service du Sicherheitsdienst et proche d’Otto Abetz8. Elle est arrêtée le 19 septembre 1942, puis relâchée le 31 octobre suivant9 grâce aux interventions de De Redke10, de Bruno Lohse11 et de Walter Bornheim12

Le bruit est répandu par La Gerbe que Cailleux est un nom de camouflage pour Cohen13. Paul Cailleux fait l’objet d’une campagne de diffamation lancée par des libelles diffusées par le comte de Chastenet de Puységur14 et pour laquelle il dépose plainte le 23 octobre 1944. Son épouse et lui-même sont arrêtés le 3 décembre 1943, pour être envoyé au camp de Drancy15. Sur une nouvelle intervention de Bornheim, ils sont libérés16.

Les expertises et ventes

À la demande du Dr Heinrich Wolff, Margot Jansson recourt à sa qualité d’expert en 19411. Cailleux intervient également en tant qu’expert aux côtés de Jules Féral et Louis Guiraud, respectivement expert de la Chambre de commerce international et expert, au cours d’une vente de deux tableaux attribués à François Boucher2. Il apparaît encore aux côtés d’Henri Verne, pour des tableaux de Boucher appartenant à Édouard Larcade destinés à la collection de Hans Wendland par l’intermédiaire de Walter Hofer en 19423.

Cailleux figure sur les rapports de l’American Commission for the Protection and Salvage of Artistic and Historic Monuments in War Areas (Roberts Commission) comme ayant vendu aux Allemands des peintures mineures du XVIIIe siècle, et il est présenté comme collaborateur4. Il apparaît également dans les Schenker Reports comme vendeur aux musées allemands5.

L’un de ses plus importants clients allemands est probablement le musée Kaiser Wilhelm de Krefeld : le rapport de la Roberts Commission fait état de plusieurs ventes6. Tout d’abord, celle du 3 mars 1941 de la Jeune Femme en bleu par Pierre Bernard pour 35 000 F7, du Portrait de M. Abel-François Poisson de Vandières, marquis de Marigny, directeur général des Bâtiments du Roi (1727-1781) par Jean-François de Troy pour 200 000 F8, et de la Femme allaitant par Jean-Laurent Mosnier pour 60 000 F9. Ensuite, subsistent des traces d’une vente effectuée le 28 mars 1941 d’un Portrait de Madame de la Marinière par Alexis-Simon Belle pour 250 000 F, d’un pastel représentant une jeune femme par Antoine Coypel pour 250 000 F, d’un portrait de famille par Marguerite Gérard pour 120 000 F et d’un portrait d’homme de Heinsius pour 60 000 F10. Toujours au musée de Krefeld, il vend un Portrait de Madame de La Sablonnière et sa fille par Alexis-Simon Belle pour 12 500 RM11, et Nina chantant la romance d’après Henri-Nicolas van Gorp (alors considéré comme une Femme à la mandoline de Louis-Léopold Boilly) pour la somme de 300 000 F12. À Friedrich Muthmann, qui achète également pour le compte du musée Kaiser Wilhelm de Krefeld, il vend deux tableaux le 5 novembre 194213, que sont peut-être un Portrait de Voltaire, pour la somme de 7 500 F, et les Quatre personnages dont une femme chantant dans un parc attribué à Marguerite Gérard.

Une autre importante cliente allemande de Cailleux est Maria Almas-Dietrich14. D’après les fiches du Central Collecting Point de Munich, elle lui achète notamment un tableau de François Boucher et un autre de Christoph Amberger pour le compte de Hitler15. Parmi les œuvres revenues en France à l’issue de la guerre, trois œuvres sont identifiées comme ayant été vendues par Cailleux à Dietrich pour le musée de Linz : Le Christ et la femme adultère par Giandomenico Tiepolo, le 20 mai 1941, ainsi que le Portrait de l’artiste tenant un crayon à la main par Johann Ernst Heinsius et Le Grand Pont ou Le Torrent par Hubert Robert, respectivement pour 100 000 F et 350 000 F le 4 juillet 194116.

Le musée de Düsseldorf acquiert auprès de la galerie Cailleux le Paysage montagneux, les gorges d’Ollioules de Hubert Robert pour 300 000 F le 10 juillet 1941, et un Charles-Joseph Natoire, Portrait de Louis-Anne de Bourbon Condé, Mademoiselle de Charolais pour un million de francs le 25 août 194317.  Par l’intermédiaire d’Adolf Wüster, Cailleux vend Femme en source de Nicolas de Largillierre pour 50 000 F le 7 avril 1942, que Wüster revend le 4 juillet 1942 au musée de Düsseldorf. Wüster lui achète également l’Autoportrait à la palette de François-André Vincent, destiné à la collection de Joachim von Ribbentrop, pour plus d’un million de francs18.

À Friedrich Welz, il vend le 9 octobre 1940 une série de quatre tapisseries du XVIe siècle sur les travaux d’Hercule pour la somme de 425 000 F, destinées à la Landesgalerie de Salzbourg19. Il vend par ailleurs pour Hildebrandt Gurlitt par l’intermédiaire de Theodor Hermsen20, pour Gustav Rochlitz, pour Hermann Kundt, pour la Reichsbank par l’intermédiaire de Heinrich Wolff21. Un témoin indique aux services américains que Cailleux propose à plusieurs reprises des œuvres à Bruno Lohse pour Hermann Göring, afin d’entretenir des rapports cordiaux. D’après les interrogatoires de Lohse, les tarifs que Cailleux en demande sont prohibitifs, puisqu’il ne tient pas à réaliser ces ventes22. De cette façon, aucune vente n’est jamais conclue entre les deux hommes23. Apparaissent encore dans son réseau pendant la période de l’Occupation, la maison Jansen, Serge Mons, Ernest Garin, Margot Jansson et Jean Cassagne24.

L’« aryanisation » des biens juifs

Du fait de sa fonction de directeur du Syndicat des négociants en objets d’art, tableaux et curiosités, le Commissariat aux questions juives l’interroge sur les noms des négociants inscrits à son répertoire. L’objectif poursuivi est alors de faire de Cailleux un administrateur pour liquider les entreprises des marchands d’art moderne1 et nommer des gérants pour les « maisons israélites » séquestrées. 

Il réunit donc une trentaine de ses collègues et les invite à accepter de gérer ces maisons juives2. De cette manière, il participe directement à l’« aryanisation » de ces commerces, mais justifie sa position par la protection du patrimoine de ces maisons, rendue possible par le contrôle des gérants qui leur sont attribués3. En février 1942, il est convoqué chez le colonel Kurt von Behr, chef du service de confiscation des biens juifs (ERR), qui lui demande, du fait de sa position de président du syndicat, d’exiger de ses confrères une liste des biens appartenant à des Juifs et détenus par eux4

Cette demande, déjà formulée auprès de André Schoeller, président du Syndicat des éditeurs d’art et négociants en tableaux modernes, fait l’objet d’un refus de ce dernier5. Après concertation avec Paul Véroudart, président du Comité d’organisation des antiquaires, il explique avoir contourné cette demande, arguant de la non-exclusivité que représente son syndicat dans la profession. Il renvoie donc von Behr vers le Comité d’organisation des antiquaires6.

La citation devant le Comité de confiscation

Cailleux est cité devant le Comité de confiscation des profits illicites pour expertise de tableaux pour le compte de la Reichsbank, ainsi que pour la vente de tableaux au musée de Düsseldorf. Il décide à son encontre d’une confiscation à hauteur de 833 800 F ainsi que d’une amende d’un million de francs1

Pour sa défense, Cailleux rappelle les origines juives de sa femme, qu’il a hébergé et protégé différentes personnes pendant l’Occupation, notamment André Serf2 et le capitaine Rheims3. Il fait également une cinquantaine de colis avec ses pièces les plus précieuses, qu’il confie à des amis afin de les protéger4

Cailleux décède en 1964. Reprise par Jean, son fils, la galerie Cailleux existe jusqu’en 2000. Le fichier de la galerie est désormais conservé à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, les ventes y sont triées par nom d’artiste.