Skip to main content
Lien copié
Le lien a été copié dans votre presse-papier

Sous l’Occupation, la société anonyme française Schenker & Cie joue un rôle de premier plan dans le transport vers l’Allemagne de marchandises de toute nature, pillées sur le territoire français. La firme dirigée par l’Allemand Willy Bley est ainsi fortement impliquée dans le convoiement de tableaux et d’objets d’art. 

Une société de transports bien implantée sur le territoire français

L’histoire de l’entreprise Schenker débute dans la capitale autrichienne. L’entreprise y voit le jour le 1er juillet 1872, sous l’impulsion du Suisse Gottfried Schenker (1842-1901), qui ambitionne alors de transformer les transports ferroviaires1. Le siège social de l’entreprise est transféré de Vienne à Berlin à une date inconnue. Le même Gottfried Schenker ouvre une première agence à Paris en 1899. Celle-ci est cependant mise sous séquestre au cours de la Première Guerre mondiale2

Selon un rapport de la Préfecture de police, la société française Schenker a été créée par l’Autrichien August Schenker-Angerer, fils adoptif du fondateur suisse, né à Vienne le 15 décembre 18973. Elle prend la forme d’une société anonyme le 29 novembre 1923, et est inscrite au registre du commerce de la Seine sous la raison sociale  « Société anonyme française Schenker & Cie – transports internationaux », le 8 décembre suivant. Cette entreprise avait pour objet de traiter en qualité d’intermédiaire toutes affaires de transports continentaux, maritimes et aériens, et toutes affaires d’assurances connexes4. Son capital social initial s’élève à 300 000 F. Porté à 1 500 000 F le 10 juillet 1929, ce capital atteint 3 000 000 de francs en 1933. Il est alors réparti en 3000 actions de 1000 F chacune, dont 2 970 étaient détenues par la Société anonyme « Holding des entreprises Schenker » de Zurich, qui groupait l’ensemble des sociétés anonymes Schenker existant dans toute l’Europe5

Initialement situé au 132 rue du Faubourg Saint-Denis, le siège social de la société est transféré au 59 boulevard de Strasbourg en 1929. À partir de janvier 1933, la société est installée au 5 rue Mayran dans le IXe arrondissement de la capitale. La firme dispose également d’une annexe au 30-32 rue Sainte-Anne et possède des emplacements dans les gares du Nord et du PLM6.  

Un essor fulgurant sous l’Occupation

À la déclaration de guerre, l’entreprise Schenker figure sur la liste noire des entreprises ennemies, dressée par le gouvernement français1. Afin d’éviter sa mise sous séquestre et de prouver que la société n’était pas liée à Berlin, le président de son conseil d’administration cherche à obtenir un certificat attestant que les actions et capitaux étaient en dépôt en Suisse. Malgré ces efforts, l’entreprise n’échappe pas à cette mesure. Ses accointances avec l’Allemagne étant déjà connues, la société est ainsi mise sous séquestre en février 1940. La holding n’ayant pu empêcher cette mise sous séquestre, elle est dissoute en 1941 et les actions et capitaux sont transférés à Rotterdam.

Le séquestre est levé au mois d’août 1940. La société Schenker bénéficie dès cette période de la faveur des autorités d’occupation. En effet, dès le début de l’invasion allemande de la France, elle effectue des transports, tant pour les autorités militaires et paramilitaires, que pour diverses organisations civiles. Progressivement, elle est chargée d’acheminer outre-Rhin des marchandises de nature variée, pillées en France par les occupants : minerais, métaux, fruits, céréales, bétail, bois, munitions, etc. Sa position de leader sur le marché des transporteurs l’amène également rapidement à procéder à des transports de tableaux et objets d’art. Au cours de cette période trouble, il n’y a que la société Gustav Knauer, disposant également d’une succursale parisienne, pour lui faire concurrence2

Un rapport de la Préfecture de police daté du 10 octobre 1944 évoque les pressions subies depuis 1934 par les dirigeants de la firme, de la part des autorités nationales-socialistes. Ces dernières cherchaient en effet à exploiter les connaissances du milieu français et les relations dans la capitale des premiers. En 1934, la Direction des affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires étrangères avait diligenté une enquête auprès de la Préfecture de police, après la découverte de la divulgation aux autorités allemandes, de renseignements concernant les transports de matériel de guerre effectués sur le territoire de la Tchécoslovaquie ou à destination de l’extérieur, par des agents de la filiale tchécoslovaque3.  À cette occasion, le ministère des Affaires étrangères avait suggéré de procéder à une surveillance spéciale de l’établissement.  

Sous l’Occupation, la filiale française est dirigée par l’Allemand Willy Bley, qui obéit directement aux ordres de Berlin. Il est alors sous la supervision d’un comité de surveillance composé de sept membres, établi dans la capitale allemande. La firme berlinoise est elle-même sous contrôle de la Deutsche Reichsbahn depuis 1931, et ses dirigeants sont affiliés au parti nazi4. Celui-ci faisait vérifier les comptes de la société française, et le conseil d’administration de cette dernière ne pouvait prendre aucune décision sans son approbation préalable. Né à Reuth le 4 mai 1906, Willy Bley était rentré dans la société en intégrant la filiale de Leipzig vers 1923, avant de rejoindre Paris en octobre 1930. D’abord simple employé de la filiale parisienne, il assure ensuite les fonctions de fondé de pouvoir puis chef du service des importations d’Allemagne et des pays centraux à partir de 19365. Décrit comme « un étranger dont les sympathies sont acquises au régime hitlérien » par les enquêteurs de la Sûreté nationale, il aurait été, selon ces mêmes enquêteurs,  le chef des chemises brunes de Paris6, fréquentant assidûment les locaux de la rue Roquépine7. En 1936, il est déjà décrit dans les rapports de police comme un «chef nazi chargé de surveiller spécialement ses compatriotes résidant à Paris, et particulièrement les Allemands réfugiés en France »8. Ces soupçons et accusations sont réitérés au moment de son procès après la guerre9.

Contraint de retourner en Allemagne le 25 août 1939, et stationné à Varsovie à partir de l’automne, il occupe le rang d’officier au sein des services de l’organisation Todt lors de la campagne de Pologne. À son retour à Paris en 1940, il est nommé directeur général de la société française Schenker. Au cours de cette période, le conseil d’administration de la société française est quant à lui présidé par le Français Pierre de Chilly, un assureur de profession, né le 7 septembre 1886. 

Pour les besoins de son trafic, la filiale française met sur pied un réseau serré de succursales couvrant tout le territoire. De 1940 à 1944, ont ainsi été créées une trentaine d’agences et de sous-agences.  Dans le sud de la France, les agences étaient principalement tournées vers l’Afrique du Nord et le transport de minerais. Cette direction du Sud était assurée par Édouard Acker, décrit après-guerre par la presse comme le « missus dominicus » de la société en zone libre10. Une autre preuve de l’essor incontestable que connaît la firme pendant la période de l’Occupation est  son augmentation de capital, réalisée le 17 septembre 1942. Par incorporation des réserves constituées sur les bénéfices de 1940-1941, le capital de la société fait plus que tripler et passe ainsi de 3 à 10 millions de francs. 

Selon un rapport de la Cour de justice du département de la Seine, le tonnage global du trafic entre 1940 et 1944 se chiffre à 8 569 883 tonnes. 90% de ce tonnage était alors destiné à l’Allemagne. À ce chiffre, il faut ajouter celui de 1 500 000 tonnes, correspondant au transport effectué par voie fluviale, auquel Schenker participait également activement. En 1950, on évalue donc à 300 milliards de francs, la somme totale des biens transportés au cours de la période de l’Occupation. L’accroissement du volume de marchandises a par ailleurs un fort impact sur les effectifs de la firme. En effet, le nombre d’employés passe de moins d’une dizaine avant la guerre, à près de 40 pendant le conflit. Schenker en profite également pour procéder au rachat en 1940 de la firme alsacienne Siegmüller, incorporant également son personnel à ses effectifs.

Si la firme Schenker transporte pendant la guerre, des biens de toute nature, elle joue un rôle non négligeable dans l’acheminement outre-Rhin d’œuvres et objets d’art. Les enquêteurs américains évoquent après la guerre l’existence à Paris d’un service spécialisé dans le transport de mobilier, d’objets d’art et d’instruments de musique, dirigé par un dénommé Kossa11. On retrouve ainsi dans les archives Schenker conservées à la National Archives and Records Administration (NARA)  une lettre du directeur du Kunsthistorisches Museum de Vienne, adressée à « M. Kossa », concernant le transport vers Vienne d’un clavecin12. Il n’a pas été possible de trouver des informations complémentaires, ni sur cet employé, ni sur son service. Son existence reste donc encore à prouver. Dans un rapport du Comité de confiscation  des profits illicites, il est dit également que la société assurait le transport d’œuvres d’art, en collaboration avec l’ambassade d’Allemagne. 

Les procès d’après-guerre

Les accusations et suspicions d’espionnage visant Schenker reviennent fréquemment dans le discours développé par les vainqueurs après la guerre. La firme est ainsi soupçonnée d’avoir servi de couverture à travers l’Europe à des agents des services de renseignement allemands1

En raison de ses activités sous l’Occupation et de la nationalité de certains de ses dirigeants, la société est mise sous séquestre au mois de mai 1945. Sa gestion est ainsi transférée à l’administration des Domaines. La firme est toutefois autorisée à reprendre une activité dès 1946, réduite cependant. Cette reprise aurait été rendue possible par l’intervention du major américain Durand, chargé d’enquêter sur les activités de la firme pendant la guerre. Écartant pour sa part les soupçons d’espionnage dont elle faisait l’objet, il a considéré que les armées alliées ne pouvaient se passer des services de transport de cette société pour reconstruire l’Europe endommagée. Le 19 octobre 1948 est ainsi créée une nouvelle société anonyme, sous la raison sociale « Société nouvelles de transports internationaux – Anciens établissements Schenker »2. Son siège social demeure inchangé. 

L’autorisation de reprise de ses activités commerciales ne permet cependant pas à la firme d’échapper aux grandes enquêtes judiciaires de l’après-guerre. Le 6 janvier 1945, l’entreprise est ainsi citée à comparaître devant le Comité de confiscation des profits illicites3. Les experts français de ce comité proposent d’appliquer à son encontre un taux maximum en termes de sanction financière, soit une amende de 300 millions de francs4. Dans une note datée du 8 mars 1948, le profit total réalisé par l’entreprise sous l’Occupation est estimé à 156 816 089 F. Sur cette somme, la part des profits illicites représenterait 141 129 000 francs. Le 11 mai 1948, la confiscation envisagée s’élève à 102 227 320 F5. Bien que sa situation après la guerre soit considérée comme relativement précaire puisque 67% des profits réalisés par la société avaient été envoyés en Allemagne, la société française Schenker est donc condamnée à payer une lourde amende forfaitaire, en plus de voir une partie de son capital social confisquée. 

Ses dirigeants sont également soumis à des enquêtes judiciaires. Quatre d’entre eux, présentés par la presse comme « les quatre hommes qui ont aidé l’ennemi à transporter les ressources de la France occupée », ou encore comme ceux qui « ont tenu les premiers grands rôles dans l’histoire de la trahison »6, sont jugés par la Cour de justice du département de la Seine7. Il s’agit de l’ancien président du conseil d’administration Pierre de Chilly, alors conseiller auprès de l’ambassade des États-Unis, de Gustave Dorée, d’Édouard Acker, et de Maurice Fragin. Les quatre anciens employés, en plus d’être accusés de collaboration économique, sont soupçonnés d’avoir servi d’agents de renseignement à l’Abwehr. Cette accusation concerne plus spécifiquement Gustave Dorée et Maurice Fragin. Gustave Dorée, ancien directeur de l’agence de Lyon, est ainsi accusé d’avoir livré à l’ennemi des renseignements essentiels sur la flotte de Toulon, ainsi que d’avoir transmis des précisions sur la situation des troupes en Afrique du Nord. En 1949, la presse rapporte qu’il aurait aussi adressé des cartes postales à Willy Bley, y mentionnant la date et le lieu du débarquement allié8. Lors de son procès, en octobre 1949, Willy Bley reconnaît que Dorée travaillait sous ses ordres pour le compte de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW)9.

Le procès des dirigeants de la  société Schenker s’achève le 13 décembre 1949. Gustave Dorée est condamné à cinq ans de travaux forcés. Ses biens sont confisqués jusqu’à hauteur de 350 000 francs. Au sujet de Pierre de Chilly, les enquêteurs français du Comité de confiscation des profits illicites rapportent qu’il aurait toujours été considéré par les employés de l’entreprise comme son « président de la résistance » et qu’il aurait, au cours de cette période trouble, sans cesse entretenu une propagande gaulliste et pro-alliée »10.  S’il se défend auprès de la Cour de justice du département de la Seine de s’être rendu au siège de la société que de rares fois au cours de l’année, c’est à lui que sont cependant infligées les peines les plus lourdes. Il est condamné à effectuer cinq ans de prison, à payer 120 000 F d’amende, et à voir ses biens confisqués à hauteur de 1 100 000 F11. Quant aux deux autres, Maurice Fragin et Édouard Acker12, le premier est condamné à cinq années de réclusion, tandis que l’Alsacien Acker est acquitté. D’abord interné à la prison du Cherche-Midi puis au fort de Cormeilles-en-Parisis et enfin au fort d’Hauteville-lès-Dijon, l’Allemand Willy Bley y est extrait à plusieurs reprises pour répondre à divers interrogatoires, avant d’être remis en liberté et de bénéficier d’un non-lieu du chef d’espionnage13. En raison de sa nationalité allemande, il n’est pas justiciable de la Cour de justice du département de la Seine, mais poursuivi par le tribunal militaire pour les pillages dont il s’était rendu coupable. 

Les Schenker Papers, une source majeure en recherche de provenance

À la Libération, de nombreux documents concernant la firme sont dispersés ou détruits. Il est rapporté que la secrétaire personnelle de Willy Bley, Zilla Anders1, aurait caché et dissimulé des documents secrets de la société. Les enquêteurs américains du « Monuments, Fine Arts and Archives Branch » réussissent cependant à mettre la main sur des dossiers, qui constituent désormais un vaste ensemble documentaire connu sous le nom de « Schenker Papers »2. L’étude approfondie de ces papiers leur permet, au sortir de la guerre, de rédiger plusieurs rapports portant notamment sur les acquisitions faites par divers acteurs en France pour le compte des musées allemands ou des hiérarques nazis. Par le volume et la nature des marchandises transportées et convoyées à travers toute l’Europe, cet ensemble documentaire, essentiellement composé de factures, constitue une ressource essentielle en recherche de provenance. 

Données structurées

Personne / collectivité

notice image