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Louis Carré est un expert et un promoteur des arts extra-européens et des artistes de son temps. En raison de son enrichissement pendant l’Occupation et d’une transaction avec Walter Andreas Hofer, il fait l’objet de procédures fiscales et judiciaires après-guerre. Les poursuites pour collaboration sont rapidement classées, le galeriste confirmant après-guerre sa renommée.

Un expert des « arts primitifs »

Juriste de formation, Louis Carré abandonna le barreau de Rennes en 1923, pour se consacrer à la vente d’objets d’art, reprenant le commerce de son père, antiquaire à Rennes, puis s’installant à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré1. Il avait perdu ses deux parents à l’âge de 21 ans en 1918 et épousé Jeanne Maury en 1923, qui lui donna une fille, Colette, cette même année2. Se consacrant désormais à la vente d’antiquités, ses premières expositions eurent pour thème l’orfèvrerie. Éditeur d’art, il rédigea deux ouvrages de référence dans ce domaine, dont il devint un expert réputé3. En 1929, il voyagea pour la première fois aux États-Unis, où son intérêt pour les arts extra-européens se confirma4.

En 1930, il se tourna ainsi vers l’art dit primitif, c’est-à-dire principalement l’art traditionnel africain, océanien et amérindien, et fut l’un des membres fondateurs de la Société des africanistes aux côtés de Paul Rivet (1876-1958), Théodore Monod (1902-2000), Michel Leiris (1901-1990) et Charles Ratton (1895-1986). Liquidant son commerce de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il s’installa ensuite au 2 bis villa Guibert (XVIe arrondissement) et s’associa à Ratton, collectionneur et marchand reconnu sur le marché pour la vente des collections extra-européennes. Il achetait et revendait alors essentiellement chez Christie’s à Londres. Ce tournant dans sa carrière correspondait à une étape charnière de sa vie personnelle, sa femme décédant brusquement en 19335.

Avec Ratton en tant qu’expert et Alphonse Bellier comme commissaire-priseur, il organisa à l’hôtel Drouot la vente de grandes collections d’art dit primitif, notamment les collections Georges de Miré et Breton-Éluard, en tant qu’expert des douanes françaises6. Les bronzes du Bénin de Louis Carré furent montrés au musée d’Ethnographie du Trocadéro lors de l’exposition « Bronzes et ivoires du royaume du Bénin » en 1932, aux Lefevre Galleries à Londres en 1933 et enfin aux États-Unis, à New York, au Museum of Modern Art lors de l’exposition « African Negro Art », puis à la Knoedler Gallery sous le titre « The Art of the Kingdom of Benin » et à la Valentine Gallery où il présenta « Comparative Primitive Sculpture » en 19357. Carré apporta également au public américain les récentes découvertes françaises à travers les expositions « Georges de La Tour et les frères Le Nain » à la Knoedler Gallery de New York en 1936, puis « Toulouse-Lautrec » en 1937, éditant lui-même les catalogues d’exposition8.

À la même époque, Louis Carré découvrait la sculpture grecque archaïque avec l’archéologue Jean Charbonneaux (1895-1969) lors d’un voyage en Grèce. Il fit réaliser des moulages des sculptures du musée de l’Acropole et les présenta dans sa galerie parisienne lors de l’exposition « Sculptures archaïques du musée de l’Acropole d’Athènes » en 1934. À cette occasion, il rencontra Le Corbusier qui l’invita à s’installer 24 rue Nungesser-et-Coli, à Boulogne, dans l’immeuble qu’il venait de faire construire. Avec ce dernier, il réalisa une exposition en 1935, « Les arts primitifs dans la maison d’aujourd’hui », où furent exposés à la « maison de verre », l’atelier de Le Corbusier, des toiles de l’architecte et de Fernand Léger, une sculpture d’Henri Laurens et des objets d’art africains, océaniens et amérindiens9. La fréquentation de Le Corbusier, avec qui il se lia d’amitié, fut sans doute déterminante dans le nouveau virage que Louis Carré effectua vers l’art contemporain dans les années 1937-1938.

Le tournant vers l’art contemporain et la rivalité avec Fabiani

Parallèlement, il fit la connaissance de Roland Balaÿ (1902-2004), petit-fils de Michael Knoedler (1823-1878) et neveu de Roland Knoedler (1856-1932), respectivement fondateur et directeur de la galerie Knoedler & Co. à New York1. Carré avait travaillé en 1935 en coopération avec la galerie américaine et la Valentine Gallery. Déçu par ses ventes d’arts dits primitifs aux États-Unis, il se tourna alors vers l’art contemporain. Avec Balaÿ, Carré fonda une galerie le 29 janvier 1938 à Paris, 10 avenue de Messine. Elle portait le nom de « Galerie Roland Balaÿ et Louis Carré ». Carré acheta plusieurs tableaux à Daniel-Henry Kahnweiler et Léonce Rosenberg et inaugura la galerie en exposant les peintures de Paul Klee, de Juan Gris et de Le Corbusier, tout en poursuivant ses activités d’éditeur d’art2. Il acquit aussi des tableaux de La Fresnaye et Gris en 1939 en compte partagé avec J. Seligmann & Co. de New York3.

Au moment de la déclaration de guerre, Carré entreprenait des démarches pour installer une galerie à New York, où il avait confié ses affaires à sa secrétaire Miss Miriam S. Bunim4. Il rêvait de mener désormais sa carrière entre l’Europe et les États-Unis. Carré eut une correspondance régulière avec Miss Bunim entre septembre 1939 et mai 1941 et le galeriste tenta de nouer des liens avec le marchand d’art J. B. [Jsrael Ber] Neumann (1887-1960)5. Mobilisé en septembre à Montpellier, Carré se vit cependant contraint de réduire ses activités professionnelles et d’abandonner ses projets d’installation aux États-Unis6. Une fois démobilisé après la débâcle, il revint à Paris en septembre 1940.

Il tenta alors de représenter les intérêts de la galerie A. Weill sise 26 rue Matignon, proposant à André Weill, qui avait fui Paris à l’arrivée des Allemands, de lui confier sa galerie et son stock :

« Mon intention serait de faire des expositions de peintres français contemporains dans le goût classique. Je pourrais également vous représenter pour la vente de tableaux que vous avez en stock Avenue Matignon. Pour le reste j’assurerai les frais de l’entreprise jusqu’à votre retour7. »

Menacé par les mesures antisémites du régime de Vichy, Weill ne revint pas à Paris et Carré tenta par la suite de racheter le fonds de commerce au printemps comme le suggère une lettre de l’avocat Maurice Fockenberghe lui demandant de faire une proposition plus élevée en avril 19418. C’est cependant Martin Fabiani qui acquit le 16 décembre 1941 les locaux de la galerie A. Weill, soumise depuis le 20 décembre 1940 à un processus d’aryanisation ; ce dernier avait obtenu le consentement de Weill en juillet 1941 qui espérait ainsi retrouver ses biens à la fin de la guerre9. 15 tableaux et dessins, ainsi que 52 cadres du stock de la galerie A. Weill furent ensuite vendus à la requête du commissaire-gérant André-Louis Mestrallet (1874-1968) à l’hôtel Drouot par le commissaire-priseur Alphonse Bellier et l’expert Jules Mathay, chargés de la liquidation des biens dits israélites le 13 mai 194210. Cette affaire explique en partie la rivalité et l’adversité existant entre Fabiani et Carré pendant la période de l’Occupation.

Entre temps, en décembre 1940, Carré s’entendit avec Balaÿ pour reprendre la galerie Roland Balaÿ et Louis Carré à son compte et obtenait un laissez-passer11. La galerie de nouveau ouverte au nom de Louis Carré en janvier 1941 connut un rapide essor pendant la Seconde Guerre mondiale, Carré se faisant le promoteur des artistes contemporains français. Il est à l’époque l’un des marchands de Georges Rouault et rend fréquemment visite dans la zone libre à Henri Matisse. Comme ce dernier l’écrit en septembre 1941 : « Carré vient tous les mois de Paris, passe chez Maillol à Banyuls, il ne loge pas chez lui, à Perpignan chez Dufy, à Cannes pour Bonnard et vient me voir12. » Une nouvelle fois, Carré se vit cependant devancer par Fabiani qui réussit à conclure un contrat avec Matisse en août 194113.

D’après des informations fournies par le cinquième bureau du ministère de la guerre, Carré aurait cherché à s’attirer les faveurs de Werner Lange, officier de la Propagandastaffel [service de propagande], francophile et cultivé, et « se le disputait à dîner » avec Fabiani : « Carré s’affichait sans doute plus ouvertement avec les Allemands pour aller chez Maillol, Bonnard et Dufy. On le voyait circuler chez ses artistes fréquemment avec le Docteur Lange »14. Ce responsable de la propagande artistique et culturelle évoque d’ailleurs dans ses mémoires ces séjours en zone Sud pour convaincre par exemple Maillol de participer à des projets d’exposition à l’instar de celle d’Arno Breker du 15 mai au 15 juillet 1942  à l’orangerie des Tuileries, sans toutefois citer Carré15.

Au cours de l’année 1941, il organisa huit expositions avenue de Messine, puis six en 1942, six en 1943 et quatre en 1944. Il alternait artistes confirmés et reconnus à l’instar de Maurice Denis, Raoul Dufy, Aristide Maillol, Charles Camoin ou Matisse et jeunes artistes français moins cotés sur le marché, tel Maurice Brianchon ou André Marchand16. En avril-mai 1942, il parvint à présenter une exposition de dix œuvres récemment acquises de Georges Rouault, artiste dont les œuvres étaient rares et prisées à l’époque, Fabiani suite au décès d’Ambroise Vollard ayant acquis plusieurs milliers de ses toiles et s’en réservant l’exclusivité. En 1945, Carré accueillit également Fernand Léger et Pablo Picasso aux cimaises de sa galerie, faisant ainsi aboutir des projets qui avaient été censurés sous l’Occupation17. Contrairement à Fabiani, Carré optait donc pour une programmation intensive d’expositions et un soutien actif aux artistes contemporains.

Matisse qualifiait ces vernissages avec ironie d’« expositions avec tam-tam » et « à grand tralala »18. Il n’aimait guère le marchand comme il le confia à son fils, Pierre, qui tenait la galerie Pierre Matisse de New York : « j’ai jugé comme toi Carré – tu me suis probablement : …qu’il est le fils d’un antiquaire de Quimper ou de Rennes, qu’il a été avocat dans cette ville. Il n’est plus avec Ratton – il marche seul Il est tr… et un peut caché [sic] – son manque de caractère et son incompétence foncière19 ». L’hétéroclisme des goûts du galeriste, son comportement, souvent agité et pressé, et son caractère nerveux n’étaient pas pour plaire à tous les artistes contemporains.

À l’inverse, Dina Vierny, muse et compagne de Maillol, se souvenait avec émotion des moments partagés dans le Sud en sa compagnie et des soirées animées de la galerie parisienne où elle retrouvait André Lanskoy et Nicolas de Staël avec qui elle parlait russe : « pendant la guerre, sa galerie, c’était le seul endroit où on trouvait à boire et à manger, et pas seulement pendant les vernissages. […] on crevait vraiment la dalle en ce temps-là, ce temps de l’Occupation, et l’aubaine d’un coup de rouge20 ». Elle ajoutait : « C’était un homme extraordinaire qui a vraiment aidé et encouragé l’art pendant la guerre21. »

Le succès sur le marché de la galerie Louis Carré pendant la Seconde Guerre mondiale et à la Libération reposait essentiellement sur le fait que Carré se réservait l’exclusivité et l’intégralité des œuvres des artistes placés sous sa protection. Il acheta ainsi toutes les œuvres de l’atelier de Jacques Villon en 194222. Il fit de même avec l’ensemble de la production de certains artistes français de l’époque comme Maurice Estève, Jean Bazaine et Charles Lapicque, ce qui lui fut reproché en 1945 par le critique et historien d’art Michel Florisoone, qu’il attaqua pour cette raison ainsi que Georges Wildenstein pour avoir publié cet article diffamatoire23. Très proche de Bonnard, il entreprit également de vendre les œuvres de son atelier aux États-Unis dès la fin des combats24.

Les enquêtes d’après-guerre

Après 1945, en raison de la fortune acquise pendant la guerre, il fut cité devant le Comité de confiscation des profits illicites par deux fois : au nom de la société Balaÿ & Carré et au titre de la galerie Louis Carré. La société Balaÿ & Carré n’ayant eu aucune activité depuis septembre 1939 en raison de la mobilisation de ses associés et ayant été dissoute le 31 décembre 1940, avec effet rétroactif au 1er janvier, les enquêtes pour profits illicites contre cette société sont immédiatement abandonnées.

Les services de renseignements américains affectés au service allié enquêtant sur les biens spoliés soupçonnèrent également Carré d’avoir vendu des œuvres à Göring par l’intermédiaire de Walter Hofer. Il aurait rencontré ce dernier par l’intercession de Santo Bey de Semo et certaines œuvres de la collection Alphonse Kann auraient été vues dans sa galerie sous l’Occupation d’après les mêmes sources1. Une seule vente avec l’ennemi lui est finalement reprochée, celle d’une copie d’un tableau de Georges de La Tour, Le souffleur à la pipe, vendu 84 000 F à Hofer en janvier 1941 et qui rejoignit la collection Göring à Carinhall à la fin de l’année2. Le comité confisqua le profit illicite et le dossier Louis Carré fut dès lors soumis à une enquête fiscale classique chargée d’étudier les profits licites réalisés.

Depuis le 58 rue de Vaugirard, Balaÿ a quant à lui vendu au Folkwang Museum d’Essen pour 250 000 F une sculpture de Maillol, probablement en 19413. En juin 1942, Franz Rademacher acquit aussi un tableau de l’école hollandaise auprès de Balaÿ4. Louis Carré n’avait cependant plus de lien professionnel à ces dates avec son ancien associé. Ouvert par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, le dossier d’enquête le concernant, jugé par conséquent injustifié, fut classé sans conditions5.

Des doutes demeurèrent cependant sur les acquisitions et ventes effectuées par la galerie au cours de l’Occupation. Des critiques et accusations sont ainsi portées à la Libération par des collectionneurs et des marchands de retour d’exil, à l’instar de Robert Lebel ou de Paul Rosenberg. Lebel reprocha ainsi à Carré le 6 août 1945 d’avoir vendu un tableau de "Mathieu Le Nain, La jeune Maîtresse de danse", qu’il possédait avec lui en compte à demi. Alphonse Bellier venait en effet de lui verser 50 000 F reçus de Carré le 7 janvier 1941. Lebel estimait que le tableau de Le Nain valait plus de 100 000 F en 1941 : « Vous n’aviez nullement le droit de vendre ce tableau à un prix dérisoire, inférieur à notre prix d’achat, sans vous être mis d’accord avec moi6. »

Paul Rosenberg, quant à lui, fait aussi remarquer à la Commission de récupération artistique, le 17 février 1945 :

« En assistant au vernissage de l’exposition Léger chez L. Carré, j’ai reconnu comme m’ayant appartenu avant la guerre, au moins les deux tiers des œuvres présentées, mais pas le numéro un. Celui-ci provient de la vente Kahnweiler, 1921 (biens allemands séquestrés) dont j’étais l’expert. Depuis cette date, je l’ai perdue de vue. J’ignore à qui L. Carré l’a achetée7. »

Louis Carré réfuta devant la Commission de récupération artistique avoir acheté des biens spoliés : « Je me vois reprocher d’avoir, pendant la guerre, négocié des œuvres d’art pillées. Cette allégation est contraire à la vérité8. »

Le succès confirmé d’après-guerre

L’après-guerre confirma la vocation de spécialiste de l’art contemporain de Carré et son succès sur le marché. En 1948, le Comité professionnel des galeries d’art fut constitué sous sa présidence pour défendre les intérêts du commerce de tableaux et promouvoir l’art français à l’étranger. Il exposa Picasso, Calder et Léger avenue de Messine et ouvrit une filiale aux États-Unis. Directeur de la Louis Carré Art Gallery à New York de 1948 à 1952, il s’attachait à découvrir de nouveaux talents, qu’il fit connaître sur le marché de l’art international : Jean Bazaine, Maurice Estève, Charles Lapicque, Marcel Gromaire, André Lanskoy et Jacques Villon. La passion de Louis Carré pour l’art contemporain trouva sa consécration dans la construction de la « Maison Carré » à Bazoches-sur-Guyonne (Yvelines) par l’architecte finlandais Alvar Aalto (1898-1976), de 1957 à 1960. Carré partageait alors sa vie avec Olga Burel (1910-2002), ancienne compagne de Robert Azaria décédé en 1946, résistant, collectionneur et ancien client de Louis Carré. En 1954, il devient chevalier de la Légion d’honneur et en 1964, officier de la Légion d’honneur1.

À partir de 1966, la galerie est mise en sommeil. À la mort de Carré en 1977, sa femme Olga héritait d’une riche collection d’art, dont une partie fut vendue en 19782. La collection Carré sera ensuite dispersée au décès d’Olga, notamment lors de la mise en vente à l’hôtel Dassault en 2002 de la succession Olga Carré, comprenant plusieurs œuvres de Bonnard, Dufy, Maillol, Léger, Laurens, Villon, Lapicque, Estève, Lanskoy, Herbin3. La galerie Louis Carré est quant à elle reprise par Patrick Bongers, son petit-fils, qui lui donna une nouvelle impulsion. Geer van Velde, Étienne Hajdu, Serge Poliakoff, Gaston Chaissac, Pol Bury, Olivier Debré rejoignirent les artistes défendus par la galerie.

En 1987, l’activité de la galerie prit une orientation plus actuelle en exposant Eduardo Arroyo, BP, Mark Brusse, Henri Cueco, Hervé Di Rosa, Erró, Jean-Jacques Lebel, Hervé Télémaque. À partir de 2005, la galerie ouvrit ses cimaises à des artistes vivant et travaillant à l’étranger comme Kcho, jeune artiste cubain installé à La Havane, ou Thomas Huber, artiste suisse résidant en Allemagne4.