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Assassiné par la Résistance en 1944, Achille Boitel est un industriel collaborateur actif sur le marché noir. Par l’intermédiaire d’Yves Perdoux et d’Allen Loebl, il prend part aux transactions sur le marché de l’art.

Un industriel opportuniste actif sur le marché noir

Achille Boitel naît le 27 mars 1898 à Colombes1. Le 6 mars 1919, il épouse Adrienne Demacq (1895-1947) en la mairie du VIe arrondissement de Paris, il travaille alors en tant qu’employé de banque2. L’année suivante, le 22 mars 1920, sa femme donne naissance à un fils, Jacques, puis à une fille, Denise, le 2 novembre 1922 à Montrouge. En 1925, Achille Boitel, alors domicilié 50 rue de la Goutte-d’Or, s’associe à Émile Ruffin pour la création d’une société anonyme spécialisée dans la production et la vente d’extincteurs d’incendie3. L’expérience est de courte durée puisque la société est liquidée un an à peine après sa création4. À cette époque, l’industriel fait d’ailleurs l’objet de poursuites judiciaires pour escroquerie et émission de chèques sans provision5.

Dans les années 1930, devenu représentant commercial, Boitel est amené à voyager à travers toute l’Europe. En 1933, il commence à travailler pour la société Ringschieber Motor, basée à Zurich, où il aurait donc habité quelque temps6. Il devient directeur de l’entreprise parisienne, sise 145 avenue Malakoff et spécialisée dans la fabrication de moteurs d’avion. En 1936, son comportement n’est pas sans susciter des interrogations chez les autorités. Dans un rapport commandé par les Services de surveillance du territoire à la Préfecture de police, il est indiqué qu’il « reçoit à cette adresse de nombreux individus, pour la plupart étrangers, avec lesquels il discuterait d’invention et de mise au point des moteurs, mais on le soupçonne plutôt de se livrer à certains trafics7 ». À partir de 1936, il est installé avec sa famille dans une grande villa située 26 avenue de Cambrai à Nice. Dans la capitale, il descend régulièrement à l’hôtel de Paris, situé boulevard de la Madeleine, et commence à exploiter l’invention d’un constructeur hongrois, M. Sklénar, rencontré lors d’un voyage à Budapest. À cette date, il a déjà fait l’objet de neuf condamnations. Peu de temps après, il rejoint le service aviation de la société Paquette & Breteau établie à Bagnolet. En parallèle, l’homme d’affaires travaille à la construction d’un moteur d’aviation privée, dit « moteur Boitel8 », homologué par le ministère de l’Air au début de l’année 1940.

L’ascension d’Achille Boitel dans la bourgeoisie parisienne des années 1930, et principalement dans le milieu de la scène, est difficile à déterminer. Le rapport de police établi à son nom en 1936, indique sa proximité dès 1925 avec Henri Hayotte, directeur du théâtre de l’Empire et complice de Stavisky. Dans les années 1930, Boitel est proche d’un certain nombre de personnalités, dont le dramaturge Sacha Guitry, dont il dit être « un ami intime9 ». Le célèbre acteur et comédien est d’ailleurs le parrain de sa fille Denise10. Pendant l’Occupation, cette dernière débute une carrière de comédienne et d’actrice sous le nom de scène de Denise Bréal. Ses premiers pas sur scène se font dans une pièce écrite par Sacha Guitry, Le Bien-Aimé, montée au théâtre de la Madeleine en 194011.

En novembre de cette même année, les bureaux d’Achille Boitel, situés 14 rue de Monceau, font l’objet d’un cambriolage. Aux enquêteurs, l’industriel confie les noms de trois individus avec lesquels il avait alors quelques « inimitiés […] particulièrement au sujet de la direction de certains théâtres de Paris12 ». Il s’agit de Roger Capgras, grossiste aux Halles, directeur du théâtre des Ambassadeurs et rédacteur en chef du journal Paris-Soir, du pamphlétaire Henri Jeanson13 et enfin du célèbre acteur Louis Jouvet. L’industriel :

« […] se dit convaincu que le sieur Capgras a financé l’opération pour laquelle il aurait embauché des hommes de main. Le vol des documents aurait été ainsi perpétré afin de fournir au dit Capgras et à ses amis des preuves que M. Boitel ne réunit des dossiers de prisonniers de guerre, des demandes de sauf-conduits pour la zone libre, etc… que pour en tirer un bénéfice en argent14. »

En effet, les objets du larcin sont des documents ayant trait aux relations entretenues par Boitel, soit « avec des personnalités politiques, industrielles et théâtrales françaises, soit avec des personnalités militaires et civiles allemandes15 ». Boitel affirme alors qu’une cinquantaine de dossiers constitués par des familles de prisonniers de guerre, qu’il s’occupait de faire remettre en liberté, lui ont été dérobés. Le vol commis dans la nuit du 3 novembre aurait eu lieu en même temps qu’un cambriolage similaire réalisé au domicile de Sacha Guitry, qui se livrait sous l’Occupation à de pareilles activités. Les enquêteurs français soupçonnent cependant plutôt les autorités allemandes, un témoin ayant entendu les voleurs parler allemand.

Mobilisé quelques mois en 1939, Achille Boitel revient comme affecté spécial au sein de la société Paquette & Breteau. Au début de l’année 1940, il se rend à Toulouse pour négocier des tours industriels pour le compte de son usine. Afin de participer à l’évacuation de matériel de sa société, il rentre à Paris en mai 1940, puis s’installe avec sa famille au 11 bis rue Ampère dans le XVIIe arrondissement. Dès le 14 juin 1940, jour de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, il propose bénévolement ses services d’interprète à la Préfecture de police16. Son statut lui permet ainsi de bénéficier de laissez-passer pour voyager sans entraves en zone libre17. Les autorisations dont il dispose lui permettent de se rendre en Suisse pour faire la promotion de son moteur 75 CV, dont il réussit à vendre une licence d’exploitation à une société domiciliée à Boudry dans le canton de Neuchâtel. Les missions qu’il réalise pour la Préfecture de police lui permettent en outre de se positionner au cœur d’un vaste réseau politique. C’est certainement dans ce cadre qu’il est amené à faire la rencontre de Fernand de Brinon (1885-1947), avec qui il aurait fini par entrer en désaccord18. Le collaborateur exécuté le 15 avril 1947, qui relate dans ses mémoires une visite à l’ambassade d’Allemagne, s’exprime ainsi à son sujet :

« J’assiste au spectacle des profiteurs. Couloirs de l’ambassade d’Allemagne pleins de solliciteurs français les plus inattendus. Des crapules comme Boitel, Capgras, etc., se sont attribué des postes d’informateurs auprès des Allemands et font déjà du gangstérisme19. »

Achille Boitel, décrit comme « un affairiste très actif, intelligent, capable par son audace de s’introduire dans tous les milieux20 », cesse ses relations avec la Préfecture de police après août 194121. Il est certain qu’il entretenait déjà des rapports étroits avec les autorités d’occupation à cette époque. Selon les enquêteurs de la Préfecture de police, l’intervention personnelle de Boitel auprès des Allemands aurait permis la réouverture à Paris des célèbres restaurants le Fouquet’s et le Maxim’s22. Ce spécialiste des marchés noirs mène du reste une double vie, puisque d’après les renseignements établis à son sujet par ces mêmes enquêteurs en 1944, il entretenait alors une liaison avec une secrétaire prénommée Germaine Dussapt, à qui il payait le loyer d’un appartement situé dans le XVIIe arrondissement et avec laquelle il aurait eu deux enfants durant l’Occupation.

La collaboration d’Achille Boitel apparaît évidente. De fait, il est membre du Cercle européen et du groupe Collaboration. Il entretient d’ailleurs des relations avec un certain nombre de collaborateurs, parmi lesquels Henri Lafont (1902-1944), connu pour être le chef de la Gestapo française, l’Allemand Joseph Placke, responsable du service des opérations au sein du Sicherheitsdienst (SD) de l’avenue Foch, ou encore Joseph Joanovici (1905-1965), très présent sur le marché noir, fournisseur d’armes aux Allemands. Ce Moldave d’origine israélite est connu pour avoir entretenu des relations très étroites avec les occupants en même temps qu’il était parvenu à corrompre un certain nombre de fonctionnaires à la Préfecture de police. C’est peut-être au sein de cette institution que les deux hommes sont amenés à faire connaissance.

Ensemble, ils créent une entreprise sous la dénomination Association parisienne industrielle et commerciale (A.P.I.C.)23. Cette association prend en réalité la forme après 1944 d’un « centre d’achat de surplus américain et de trafic sur l’or et les devises »24. Son siège social, d’abord situé 8 rue de Berri est transféré au 6 rue de Téhéran où se trouvait le siège social de la société d’Achille Boitel après sa mort25. Plus surprenante est la mention dans le rapport de la Préfecture de police de son intervention en faveur de deux hommes d’affaires juifs, « Rastok Meyer, des Galeries Lafayette et Gaston Lévy de Prisunic »26. Peut-être s’agit-il en réalité de Raoul Meyer, gendre de Théophile Bader, fondateur des galeries Lafayette. Le second, Gaston Lévy était d’ailleurs un ami proche de ce dernier.

Le rôle d’Achille Boitel sur le marché de l’art

Achille Boitel ne semble pas côtoyer le monde du marché de l’art avant la guerre. Fréquemment décrit comme un individu dénué de scrupules, son intérêt pour ce domaine résulte sans doute davantage d’un comportement opportuniste que d’un véritable attrait pour l’art. Il prend ainsi part aux activités menées par Hans Wendland, aux côtés d’Yves Perdoux et d’Allen Loebl1. Les Américains évoquent un « syndicat » initié par ce dernier, sans qu’il soit véritablement possible d’en déterminer les ressorts. Il s’agit certainement davantage d’une alliance tacite entre marchands, au sein de laquelle l’industriel Boitel joue alors le rôle de financier. Dans ses affaires, il est assisté par un secrétaire du nom de Roland Mayeux, ou Jules Alfred Mahieu2, sur lequel nous ne disposons d’aucune information.

Au moment de la liquidation des biens juifs, Boitel rachète pour la somme de 1 600 000 francs l’Union parisienne du bois, société spécialisée dans la fabrication de caissons dont les bureaux se trouvaient 6 rue de Téhéran dans le huitième arrondissement. Sous sa direction, l’usine située à Villeneuve-sur-Verberie dans l’Oise compte parmi ses clients divers acteurs allemands dont le Dienstelle Westen3. Les enquêteurs de la Roberts Commission évoquent d’ailleurs les rapports amicaux qu’entretient Boitel avec le directeur de ce service, Kurt von Behr, qui assurait par ailleurs auparavant la direction de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg depuis novembre 19404.

N’ayant aucune connaissance en histoire de l’art, Boitel cherche rapidement à obtenir les conseils d’experts renommés. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il fait la connaissance d’Yves Perdoux dont il souhaite bénéficier du large spectre de relations5. En échange de ses expertises, Perdoux touche des commissions sur les ventes et jouit d’un local situé dans les bureaux de l’industriel. Il sert par exemple d’intermédiaire entre Boitel et la marchande munichoise Maria Almas-Dietrich. Cette entente dure trois ou quatre mois en 1942 avant que les deux hommes ne se séparent pour « incompatibilité d’humeur » et en raison de la vente de tapisseries6. Outre Perdoux, Boitel est en contact étroit avec le marchand suisse Hans Wendland7.

Le rôle d’Achille Boitel en Suisse n’est pas négligeable. Il y avait noué des contacts bien avant la guerre, et peut continuer à y trouver d’intéressants débouchés pour ses affaires sous l’Occupation. Dans leurs rapports, les enquêteurs américains font le constat suivant : « Il est intéressant de souligner que la monnaie suisse est fréquemment mentionnée dans les transactions de Boitel8. L’homme cherchait avant tout à tromper le Devisenschutzkommando9. En Suisse Boitel est donc essentiellement en contact avec le marchand Hans Wendland. Après que les autorités suisses ont interdit à ce dernier de quitter le territoire, il se comporte comme son agent. Wendland se servait principalement de lui « pour des manipulations d’ordre monétaire, pour des emmagasinages de peintures et pour effectuer, sous couvert de son service, des transactions voilées10 ». Après sa disparition, les héritiers de Boitel doivent encore près de 9 millions de francs à Wendland. Outre-Jura, Boitel entretient également des relations avec Theodor Fischer (1878-1957), directeur de la galerie du même nom à Lucerne.

Enfin, Achille Boitel a des contacts fréquents avec Walter Andreas Hofer, marchand de Göring. Leur proximité se lit dans la formule employée par Hofer dans une lettre datée du 21 janvier 1944. Le marchand allemand s’exprime alors en ces termes : « et je me réjouis de vous voir ainsi que vos proches, à qui je vous demande s'il vous plaît de transmettre mes meilleures salutations »11. Les œuvres achetées par Hofer auprès de Boitel sont destinées au Reichsmarschall Göring. En 1944, Hofer acquiert auprès de Boitel Le bain des nymphes de Nicolas Bertin transféré à Berchtesgaten12, une copie du portrait de François Ier de Titien ainsi qu’un tableau représentant une bergère datant du XVIIIe siècle13. Les deux derniers tableaux restent à Carinhall. Achille Boitel est aussi impliqué dans la vente de Femme à l’œillet rouge, tableau autrefois attribué à Lucas Cranach14. La vente de l’œuvre fait l’objet de diverses manipulations entre Loebl, Perdoux, Wendland, Boitel et les acheteurs allemands15. La toile est d’abord vendue comme étant la propriété d’un collectionneur versaillais. Boitel finit cependant par s’en déclarer propriétaire et par toucher un complément de 50 000 francs suisses de la part de Walter Andreas Hofer par l’intermédiaire du lieutenant Dillenberg16.

Boitel qui se fraye par opportunisme une place sur le marché de l’art parisien pendant l’Occupation, finit donc par s’installer au cœur d’un véritable réseau. Il est également en contact avec d’autres marchands tels Charles Michel ou Pierre Landry.

L'assassinat

Le 31 juillet 1944, Achille Boitel est assassiné par la Résistance française. Des menaces pesaient sur lui depuis 1942. En octobre 1943, il avait ainsi reçu des lettres de menaces de la part des légions Anti-Axe1. Cet attentat, commis au moyen d’une bombe reliée au démarreur de son automobile, aurait été perpétré pour se venger de la trahison de Boitel, qui avait livré à la Gestapo Edmond Dubent (1907-1945)2, membre du réseau de résistance de la préfecture de police « Honneur et police » et mort en déportation3. Achille Boitel était en effet présent aux côtés des membres de la Gestapo au moment de l’arrestation de Dubent le 28 décembre 19434.

Une autre hypothèse relative à son assassinat est toutefois avancée au cours du procès de Joseph Joanovici après-guerre. On la doit à Roger Nicolas, collaborateur alors condamné à mort. L’ancien partenaire de Joanovici accuse en effet le collaborateur moldave de la mort de son camarade Boitel, sans que nous puissions en savoir davantage sur cette version5.