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Figure 3. Maître de Dinteville, Portrait de Jean de Langeac, évêque de Limoges, 1539. Huile sur bois, 120 x 87.6 cm. New York, Metropolitan Museum of Art.

Le portrait de province en France de Louis XII à Henri IV (1498-1610) : bilan des recherches

Introduction

À la fin du mois de février 2024 arrive à terme notre projet de deux ans, consacré aux portraits peints autonomes en province entre 1498 et 1610, au sein du programme de recherche « Recensement de la peinture produite en France du XVIe siècle », dirigé par Cécile Scailliérez, conservateur au musée du Louvre. Notre travail consiste en une étude historique, complétée d’un catalogue subdivisé selon les régions considérées : la Vallée du Rhône (Lyonnais et Dauphiné), la Provence, le Languedoc, l’Auvergne, la Champagne et le Sénonais, la Bourgogne, les Pays de la Loire (Touraine, Anjou, Maine, Sarthe, Orléanais), le Centre-Ouest (Poitou, Berry, Aunis, Bordelais), la Bretagne, la Normandie, et enfin la Picardie. Délaissée dans la littérature scientifique au profit de recherches menées sur le portrait de cour, cette production a pourtant permis de nombreuses découvertes qui permettent d’aller au-delà des attributions devenues génériques et acceptées telles que « suiveur / entourage / atelier de Clouet / Corneille de Lyon ». Composé de près de trois cents œuvres, souvent inédites, ce catalogue a pour vocation de rendre leur individualité aux artistes actifs en province, dans la continuité historiographique des travaux menés depuis les années 1980 sur la peinture religieuse régionale.

Méthodologie du recensement : œuvres et documents

Le catalogue est constitué par un recensement d'œuvres conservées dans des collections publiques françaises et étrangères, ainsi que privées (un grand nombre de portraits transitent par le marché de l’art). Cette étude qui ne vise pas à être exhaustive, a donc pour objectif d’être un outil qui sera complété au fil du temps, des réapparitions de tableaux, d’artistes ou de documents d’archives. Il ne s’agit que d’une première étape d’une tentative de reconstitution des pratiques et des usages du portrait en région, afin d’illustrer tant la standardisation du genre qui se propage depuis la cour que la variété due aux multiples échanges culturels entre peintres français et étrangers. Malgré le caractère arbitraire de notre système de classement, il est nécessaire de subdiviser ce large territoire et de mettre en place un cadre critique. Cet impératif méthodologique nous oblige donc à créer un découpage géographique artificiel, pour une production jamais figée, souvent redevable à des peintres et commanditaires gyrovagues. A cet égard, les cas de Giovanni Capassini et Étienne de Martellange sont éclairants : actifs tant en Dauphiné qu’à Lyon, nous avons fait le choix de les présenter dans la région dauphinoise, car c’est là que se situent les débuts de leurs carrières et que nous n'avons pas souhaité séparer leur production entre deux provinces. Pour pallier quelque peu à cette limite méthodologique, il faut envisager tant le Dauphiné que le Lyonnais dans la zone plus large de la Vallée du Rhône.

En dehors des catalogues de musée, de vente, d’exposition ou de la bibliographie plus générale, plusieurs bases de données numériques et photothèques ont été sollicitées (documentation des peintures du musée du Louvre, Frick collection de New York, Rijksbureau voor Kunsthistorische Documentatie (RKD), fonds Jacques Doucet (INHA) ou encore la base Palissy). Malgré un repérage de plusieurs centaines de portraits que l’on est en droit d’estimer « français », ne sont conservées au sein de ce recensement que les œuvres que nous estimons redevables à des productions de foyers provinciaux, lesquelles peuvent être prudemment localisées soit par l’identification du commanditaire, soit par celle du peintre dont l’activité est parfois déjà connue.

En l’absence de contrats notariés témoignant du processus de commande, qui est passée oralement, on peut se tourner vers d’autres sources pour reconstituer les conditions de production, de conservation et d’exposition des portraits. On songera notamment aux inventaires après décès, aux documents comptables ou municipaux, ainsi qu’aux écrits contemporains. C’est ainsi, par exemple, que le Portrait présumé de Guillaume Sacher (1522-1582), chanoine et médecin de Poitiers1  (fig. 1) a été rapproché de son inventaire après décès qui mentionne « ung tableau en boys où est la figure dud. feu Sacher, apprécyé 30 s.2 ». De façon parallèle, les fonds d’atelier des peintres nous renseignent sur les outils et divers modèles utiles à la confection de portraits. A cet égard, nous pouvons citer le testament du peintre valentinois Étienne de Martellange3, qui lègue à son fils, célèbre architecte qui pratique également l’art de la peinture, la « chambre aute où je travale aveques tous les visages tant en tableaux que en toelle et papier et autres desains en papier et tous mes relief tant de marbre que de sire et platre et modeles de cuivre et plom, papiers estansiles de lar avecques toutes les couleurs pinseaux qui se trouveront en nature4 »..

Identifier les commanditaires : héraldique, inscriptions, estampes, tradition orale et anciennes provenances

Attribuer un portrait à un artiste permet en général de localiser plus ou moins précisément son lieu de réalisation. Lorsque cette opération n’est pas possible, identifier le modèle peut nous aider à replacer l’activité du peintre, tout en demeurant extrêmement prudent au regard de la mobilité tant des artistes que des commanditaires. Il existe plusieurs méthodes pour déterminer l’identité du modèle portraituré. Le premier indice est de type héraldique. L’analyse des blasons permet généralement de retrouver avec une relative certitude l’identité des hommes et des femmes : on songera par exemple au Portrait présumé de Charles de Brie-Serrant  rendu à un anonyme angevin (fig. 2). Il faut toutefois se méfier d’une analyse simpliste. Le Portrait de Jean de Langeac, évêque de Limoges1 (fig. 3), n’a été rendu que récemment au Maître de Dinteville2, actif autour d’Auxerre, alors que la seule identification du commanditaire aurait pu nous inciter à le localiser dans le Limousin ou à l’étranger dans la mesure où le style du peintre est éminemment néerlandais3. Les armes permettent parfois de rectifier des identifications erronées dues à des inscriptions apocryphes, souvent ajoutées par des descendants. A ce titre, le Portrait présumé d’Anne Vauchard4, autrefois dite Catherine de Mirebeaud, est particulièrement parlant. Il arrive aussi que ces ajouts d’inscriptions soient corrects, comme dans le cas du Portrait de Jean Legas5 (fig. 4), maître boucher de la ville de Troyes qui décède peu de temps après la réalisation du tableau (l’obiit le dit mort en 1587 et son âge a distinctement été modifié de « 73 » à « 74 »).

Certains portraits jugés anonymes peuvent être identifiés à travers des comparaisons avec des œuvres gravées (surtout pour les représentations de personnalités connues du royaume qui circulent abondamment). Un portrait de cardinal dit traditionnellement de Cesare Borgia est en réalité une effigie du cardinal Charles Ier de Bourbon (1523-1590)1, archevêque de Rouen, dont une estampe par Thomas de Leu soutient bien la comparaison. D’anciennes provenances peuvent également nous éclairer sur les identifications et lieux de conservations de tableaux qui ont été dispersés par la suite et dont on a perdu les identités. C’est le cas du Portrait présumé de Benoît de Chardon2 (fig. 5), autrefois conservé à Allègre (fig. 6) avant de passer sur le marché de l’art. Enfin, on doit parfois se fier uniquement à une tradition orale pour établir l’identité d’un modèle, comme pour le Portrait présumé de Menaud d’Aure3, que les propriétaires au XXe siècle affirmaient conserver dans la famille depuis 500 ans.

Identifier les peintres : signatures, corpus complétés ou reconstitués

Dans de rares cas, nous trouvons des portraits qui comportent des signatures à leurs revers. Nous citerons les exemples maintenant bien connus d’Étienne de Martellange et de Giovanni Capassini1, mais aussi du Flamand encore mystérieux Tobie Isaïe2, tous actifs un temps à Lyon. Certaines œuvres signées ont pu, par notre travail, redécouvrir leur véritable auteur, comme Roland de La Chapelle3 (fig. 7), miniaturiste talentueux, probablement d’origine flamande, documenté à Fontenay-le-Comte au début du XVIIe siècle . Si l’immense majorité des tableaux considérés ne sont pas signés, l’exercice de l’attribution, par la pratique du connoisseurship, permet de replacer ces portraits dans le temps et l’espace, dans l’espoir de les rattacher à un corpus déjà constitué, ou de rassembler des œuvres d’une même main pour former une nouvelle personnalité.

Cependant, la problématique des artistes itinérants, tout comme les commanditaires gyrovagues, nous incite toujours à la prudence quant aux lieux de réalisation. La variété des artistes étrangers séjournant un temps dans le royaume apporte une diversité perceptible dans un certain nombre de portraits : influences italiennes, flamandes et néerlandaises cohabitent avec des peintres formés dans les différents centres. De fait, le cas du portrait de Jean de Langeac évoqué plus haut est particulièrement évocateur et illustre le côté quelque peu artificiel de classifier ce type d'œuvre par région. Cependant, nous rappelons qu’un impératif méthodologique de classement nous oblige à faire des choix, tout en restant conscient de ces limites. Nous insistons donc sur les parcours individuels des peintres.

Certains artistes se spécialisent véritablement en tant que portraitistes, notamment dans la Vallée du Rhône, où l’influence de Corneille de Lyon se fait fortement ressentir. Des corpus peuvent ainsi être complétés, comme ceux d’Étienne de Martellange et Giovanni Capassini, déjà mentionnés. D’autres peuvent être reconstituées en rassemblant des œuvres disparates et en donnant un nom de convention à cette nouvelle personnalité. Nous avons ainsi proposé de former celle du Maître de 1561 (Jean Brotin ?)1 (fig. 8), que nous tendons à identifier avec le peintre lyonnais Jean Brotin en raison d’une inscription au revers d’un des panneaux (qui semble toutefois avoir été retouchée et doit donc être considérée avec grande prudence)2. Enfin, certains peintres étaient jusqu’à présent connus uniquement pour leur production religieuse, mais on peut à présent leur envisager une production de portraits individuels. C’est le cas de Josué Parier3, Nicolas de Hoey4, ou encore Simon de Châlons5.

Conclusion

En dépit des nombreuses incertitudes qui demeurent, le travail a été fructueux. Le décloisonnement nécessaire des corpus religieux de peintres actifs en province ainsi que l’émergence de nouvelles personnalités, soient-elles identifiées ou non, permet de remettre quelque peu en lumière une majorité jusqu’alors invisibilisée. On dénombre ainsi le rattachement de multiples portraits à des foyers artistiques jugés jusqu'à présent pauvres en témoignages peints, notamment Grenoble ou la région de la Haute-Loire. Le catalogue nous met également face à des qualités très variables mais qui sont néanmoins représentatives de pratiques diverses qu’il ne faut pas occulter au profit d’un art de cour plus séduisant. Nous avons ainsi tenté de mettre en place un premier laboratoire de reconstitution qui pourra être affiné davantage province par province, au fil de dépouillement d’archives et d’un recensement d'œuvres sur un temps plus long.

Liste des sélections d’œuvres par régions