Monet, Claude
45 rue Laffitte
30 rue d’Epremesnil
84 Rue Claude Monet
Né à Paris le 14 novembre 1840, Claude Monet – appelé Oscar-Claude par ses parents – est le second fils d’Adolphe Monet (1800-1871) et de Louise-Justine Aubrée (1805-1857). La famille déménage au Havre vers 1845 et Claude suit les cours au collège municipal où le dessin est enseigné par François-Charles Ochard (1800-1870), un ancien élève de David (1748-1825). Eugène Boudin (1824-1898), son premier mentor, rencontré vers 1858, lui offre l’opportunité de réaliser des études d’après nature, au pinceau et au pastel. En 1859, il part pour Paris, fréquente l’année suivante l’académie Suisse puis l’académie Gleyre entre 1862 et le printemps 1863 où il se lie avec Frédéric Bazille (1841-1870) et Auguste Renoir (1841-1919). La côte normande lui offre ses premiers motifs qu’il peint d’abord en compagnie de Bazille et ensuite à Honfleur avec Boudin et Johan Barthold Jongkind (1819-1891). Il expose pour la première fois – avec succès – au Salon de 1865 et entreprend le tableau Le Déjeuner sur l’herbe (Paris, musée d’Orsay, inv. RF 1668) salué par Gustave Courbet (1819-1877) ; tableau qu’il laisse inachevé.
Les années 1866-1867 sont marquées par des rencontres, peut-être au café Guerbois fréquenté par Henri Fantin-Latour (1836-1904), Félix Bracquemond (1833-1914), Philippe Burty (1830-1890), Émile Zola (1840-1902) ; il fait la connaissance d’Édouard Manet (1833-1883) qui le soutiendra et l’aidera financièrement. Zola le félicite pour sa toile Camille en robe verte (Brême, Kunsthalle, inv. 298-1906/1) présentée avec succès au Salon de 1866. Ces personnalités ont pour dénominateur commun un vif attrait pour les estampes japonaises récemment découvertes en France. Les discussions doivent être animées autour des japonaiseries où le nom de Hokusai (北斎) [1760-1849] est souvent cité, en particulier pour ses petits volumes de la « Mangwa » qui circulent dans les ateliers.
Parallèlement, entre 1866 et 1869, le style du peintre évolue en abandonnant les procédés académiques en cours. Ses vues du Louvre de 1867 prises depuis la Colonnade : Le Quai du Louvre (La Haye, Gemeentemuseum, inv. 0332453), Le Jardin de l’Infante (Oberlin, Allen Memorial Art Museum, inv. 1948.296) ou Saint-Germain l’Auxerrois (Berlin, New National Gallery, n.inv. A I 984) relèvent d’une nouvelle optique, comparable au grand angle en photographie. La vue plongeante, à la manière des dessinateurs de l’ukiyo-e, permet d’ouvrir le paysage. À la perspective albertienne avec effet atmosphérique est substituée la perspective aérienne. Les tableaux peints en Normandie La Terrasse à Sainte-Adresse (New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 67.241) et La Cabane à Sainte-Adresse font explicitement référence à deux estampes de la suite des Trente-six vues du mont Fuji de Hokusai. La première évoque Le Temple des cinq cents rakan vue de la terrasse de Sazai où les koinobori (cerf-volant en forme de carpe) encadrent la scène comme les drapeaux équilibrent la toile de Monet ; la seconde, Cabane à Sainte-Adresse en contre-plongée et avec sa hutte au toit de chaume face à la mer, fait songer au lac Suwa dans la province de Shinano.
Cette nouvelle traduction de l’espace avec notamment le premier plan coupé (La Grenouillère) ou un angle de vue insolite – en plongée parfois associée à la contre-plongée (Les Déchargeurs de charbon) – est désormais la marque d’un Monet impressionniste à l’aune de l’esthétique extrême-orientale.
Réfugié à Londres entre 1870 et 1871, où il retrouve Camille Pissarro (1830-1903), et fait la connaissance de James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), puis, de retour en France – après une escapade en Hollande (Zaandam) – Monet participe en 1874 à l’exposition parisienne de la « Société anonyme coopérative d’artistes » connue sous le nom de la « Première exposition des peintres impressionnistes », en compagnie d’Edgar Degas (1834-1917), de Giuseppe de Nittis (1846-1884), de Félix Bracquemond, pour ne citer que quelques artistes japonisants de la première heure. Monet présente un paysage : le Port du Havre, plus connu comme Impression, Soleil levant (Paris, musée Marmottan-Monet, inv. 4014). Lors d’une deuxième exposition, il expose le tableau Japonerie titré aujourd’hui La Japonaise (Boston, Museum of Fine Arts, inv. 56.147), portrait de sa compagne Camille affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais, perruquée en blonde et posant devant un mur décoré d’éventails japonais. Clin d’œil humoristique à la « japoniaiserie » selon l’expression de Chamfleury (1821-1889). Ce tableau est mis en vente à l’hôtel Drouot l’année suivante sous son titre original.
En 1883, il s’installe à Giverny avec ses deux enfants en compagnie d’Alice Hoschedé (1844-1911) et les siens. Il acquiert la propriété en 1890, aménage jardin, serre et nouvel atelier ; en 1893 il procède à l’achat d’un terrain marécageux, traversé par la rivière L’Epte et situé en contrebas de la maison. Cet espace deviendra le jardin d’eau surmonté du pont japonais, puis après creusement – et au fil des ans –, le bassin aux nymphéas mondialement connu aujourd’hui. Dans ce décor – en évolution constante – prend place la collection d’estampes japonaises sans cesse enrichie. Source d’inspiration incontestable, elle agit à la manière d’images rémanentes à l’exemple des Rochers à Port-Coton (Belle-Île) réalisés en 1886, évoquant indéniablement les paysages marins de Hiroshige et de Hokusai. Face à ces différentes versions, annonciatrices du traitement des œuvres sérielles, se profile la suite des « Trente-six vues du Fuji » d’Utagawa Hiroshige (歌川広重) [1797-1858] et plus encore celle de Hokusai. Ce dernier situe le mont Fuji selon différents points de vue géographiques, qui apparaît alors au premier ou en arrière-plan. Les éléments atmosphériques tel L’Orage sur le sommet ou le Fuji rouge, par temps clair font écho aux recherches de Monet.
Si les « suites » japonaises ont amorcé les séries telles les Meules, Les Peupliers, les Cathédrales de Rouen et jusqu’aux Nymphéas de 1909, celles-ci se distinguent par l’obsession de Monet à peindre un motif unique selon les saisons, les heures et les éclairages.
Immergé quotidiennement dans ses images du Japon, il s’est imprégné d’un sentiment de la nature propre aux dessinateurs d’ukiyo-e, en excluant cette part d’intellectualisme caractéristique du paysage occidental depuis la Renaissance. Parmi les impressionnistes, il est le seul à s’être engagé opiniâtrement dans cette voie. Lors de son séjour en Norvège en février 1895, il écrit à Alice : « […] on dirait le Japon, ce qui est du reste bien fréquent dans ce pays. J’ai en train une vue de Sandviken qui ressemble à un village japonais, puis je fais une montagne que l’on voit de partout ici et qui me fait songer au Fuji-Yama » (W.III lettre no 1276, p. 282).
Du simple format de tableaux de chevalet, les nymphéas envahissent la toile à partir de 1914, à l’image du bassin aux nénuphars à la conquête du petit et grand bassin de Giverny. Cette conception d’un ensemble décoratif pourrait être rapprochée d’un ensemble peint japonaise, la Salle des grues du Nishi Hongan-ji à Kyoto, dont une copie a été présentée en 1910 lors de l’Exposition anglo-japonaise de Londres. Elle est ornée d’un décor de vol de grues et de papier peint à motifs de chrysanthèmes. Offerte à Émile Guimet (1836-1918), elle était exposée dans le musée éponyme de Lyon (actuellement conservée au musée des Confluences de Lyon, inv. MGL1, MGL597 à 674). La revue L’Illustration la reproduit en 1910 et de nombreux articles paraissent dans la presse française.
On peut imaginer la curiosité et l’intérêt d’un Monet pour cette œuvre, prêt à substituer au vol des grues, ces cultivars récemment introduits en France. « Des plantes sur un fond d’eau bleuté jouent le rôle du fond d’or, des plantes que la main de l’homme n’a pas assemblées en bouquet, des plantes immenses, plus grandes que nature, des plantes qui ne se répartissent pas selon un schéma traditionnel qui semblait s’épandre au-delà des limites » (Dorival B., 1977, p. 48).
Plongé dans cette symphonie d’eau, de fleurs et d’herbes, Claude Monet communique au spectateur sa propre vision : l’union indicible de l’homme à la nature telle qu’il l’a perçue à travers l’art et la culture extrême-orientale. Ne déclare-t-il pas à Claude Roger-Marx (1888-1977) venu l’interviewer en 1909 : « S’il vous faut […] trouver à m’affilier, rapprochez-moi des vieux Japonais : la rareté de leur goût m’a de tout temps diverti et j’approuve les suggestions de leur esthétique qui évoque la présence par l’ombre, l’ensemble par le fragment » (juin 1909, p. 523-531).
Commentaire rédigé par Geneviève Aitken.
Born in Paris on 14 November 1840, Claude Monet—called Oscar-Claude by his parents—was the second son of Adolphe Monet (1800–1871) and Louise-Justine Aubrée (1805–1857). The family moved to Le Havre circa 1845 and Claude attended school at the Collège Municipal, where the drawing classes were taught by François-Charles Ochard (1800–1870), a former pupil of David (1748–1825). Eugène Boudin (1824–1898), his first mentor, whom he met circa 1858, gave him the chance to produce studies after nature, working with a paintbrush and pastels. In 1859, he went to Paris, attended the Académie Suisse the following year, then the Académie Gleyre between 1862 and spring 1863, where he struck up a friendship with Frédéric Bazille (1841–1870) and Auguste Renoir (1841–1919). He painted his first motifs on the Norman coast in the company of Bazille and then at Honfleur with Boudin and Johan Barthold Jongkind (1819–1891). He exhibited his work for the first time—and with success—at the 1865 Salon and began work on the picture Le Déjeuner sur l’herbe (Musée d’Orsay, Paris, inv. no. RF 1668), which was praised by Gustave Courbet (1819–1877); he left this work unfinished.
The years 1866–1867 were marked by encounters, perhaps at the Café Guerbois, frequented by Henri Fantin-Latour (1836–1904), Félix Bracquemond (1833–1914), Philippe Burty (1830–1890), and Émile Zola (1840–1902); he met Édouard Manet (1833–1883), who supported him and helped him financially. Zola congratulated him for his work Camille en robe verte (Kunsthalle, Bremen, inv. nos. 298–1906/1) which was a great success at the 1866 Salon. The common denominator of all these figures was their great interest in Japanese prints, which had recently been discovered in France. There was many a heated discussion about japonaiseries, during which the name of Hokusai (北斎) (1760–1849) was often brought up, in particular for his small volumes of ‘Mangwa’ that moved from studio to studio.
At the same time, between 1866 and 1869, the painter’s style developed as he abandoned the traditional academic approach. His views of the Louvre in 1867 viewed from the Colonnade—Le Quai du Louvre (Gemeentemuseum, The Hague, inv. no. 0332453), Le Jardin de l’Infante (Allen Memorial Art Museum, Oberlin, inv. no. 1948.296), and Saint-Germain l’Auxerrois (New National Gallery, Berlin, inv. no. A I 984)—attest to a new form of optics, comparable to wide-angle photography. The plunging view, resembling that of the ukiyo-e draughtsmen, opened up the landscape. The Albertian perspective with atmospheric effects was replaced by aerial perspective. The pictures painted in Normandy—La Terrasse à Sainte-Adresse (The Metropolitan Museum of Art, New York, inv. no. 67.241) and La Cabane à Sainte-Adresse—explicitly refer to two prints from Hokusai’s series of ‘Thirty-Six Views of Mount Fuji’. The first evoked The Sazai Pavilion at the Temple of the Five Hundred Rakan, in which the koinobori (a carp-shaped kite) frame the scene, just as flags provide balance in Monet’s work; the second, Cabane à Sainte-Adresse, in which the scene is viewed from below and with its cabin and thatched roof facing the sea, is reminiscent of Lake Suwa in the Province of Shinano.
This new interpretation of space, with, in particular, the foreground cut by the frame (La Grenouillère) or an unusual viewing angle—a plunging view sometimes combined with a view from below (Les Déchargeurs de Charbon)—was now the mark of an Impressionist Monet influenced by a Far-Eastern aesthetic.
Having sought refuge in London between 1870 and 1871, he met up with Camille Pissarro (1830–1903) and met James Abbott McNeill Whistler (1834–1903); and, after returning to France—via Holland (Zaandam)—, Monet participated in 1874 in the Parisian exhibition of the ‘Société Anonyme Coopérative d’Artistes’, known as the ‘Première Exposition des Peintres Impressionnistes’, along with Edgar Degas (1834–1917), Giuseppe de Nittis (1846–1884), and Félix Bracquemond, to mention just a few of the artists who were amongst the first connoisseurs of Japanese art. Monet presented a landscape entitled Port du Havre, generally known as Impression, Soleil Levant (the Musée Marmottan-Monet, Paris, inv. no. 4014). During a second exhibition he presented the picture Japonerie, now known as La Japonaise (Museum of Fine Arts, Boston, inv. no. 56.147), a portrait of his girlfriend Camille dressed in the splendid robe of a Japanese actor, with a blond wig, posing in front of a wall decorated with Japanese fans. This was a humoristic nod to ‘japoniaiserie’, to borrow the expression of Chamfleury (1821–1889). The picture was sold at the Hôtel Drouot the following year with its original title.
In 1883, he moved to Giverny with his two children and Alice Hoschedé (1844–1911) and her family. He bought the property in 1890, and set up the garden, greenhouse, and a new studio; in 1893, he purchased marshy land further down from the house and traversed by the Epte River. This area became the water garden surmounted by a Japanese bridge, then after being dug out—and over the years—turned into the world-famous basin with water lilies. In this constantly changing setting the collection of Japanese prints was continually enriched. An incontestable source of inspiration, it was also a source of ‘after-images’, as in Rochers à Port-Coton (Belle-Île), produced in 1886, undeniable evoking the seascapes of Hiroshige and Hokusai. In the wake of these different versions, which foreshadowed the serial works, the series of the ‘Thirty-Six Views of Mount Fuji’ were produced by Utagawa Hiroshige (歌川広重) (1797–1858) and, above all, the series by Hokusai. The latter depicted Mount Fuji from various geographical viewpoints, appearing in the foreground or background. The atmospheric elements, such as Sudden Storm Below the Summit or Fine Wind, Clear Weather, also known as Red Fuji, echoed Monet’s own quest.
While the Japanese ‘series’ triggered series such as the Meules, Les Peupliers, the Cathédrales painted in Rouen, and even the Nymphéas of 1909, they were distinguished by Monet’s obsession with painting a single motif in different seasons, hours, and lighting.
Immersed on a daily basis in his Japanese images, he was imbued with a sense of nature that was shared by the ukiyo-e draughtsmen, by excluding the element of intellectualism characteristic of Western landscapes since the Renaissance. He was the only artist amongst the Impressionists to doggedly follow this path. During his stay in Norway in February 1895, he wrote to Alice: ‘(…) it is like Japan, which is often the case in this country. I have before me a view of Sandviken, which looks like a Japanese village; then I paint a mountain that can be seen here from every vantage point and which reminds me of Fuji-Yama’ (W.III letter no. 1276, p. 282).
Water lilies invaded the canvases as of 1914, ranging from the simple format of easel paintings—like the image of the basin with water lilies— to the representations of the small and large basins at Giverny. This conception of a decorative ensemble may be associated with a Japanese painting, The Crane Room at Nishi Hongan-ji in Kyoto, a copy of which was exhibited at the 1910 Anglo-Japanese Exhibition in London. It is adorned with a decor featuring flying cranes and wallpaper with motifs of chrysanthemums. Given to Émile Guimet (1836–1918), it was exhibited in the eponymous museum in Lyon (currently held in the Musée des Confluences in Lyon, inv. nos. MGL1, and MGL597 to 674). The journal L’Illustration reproduced it in 1910 and many articles were published in the French press.
One might imagine Monet’s curiosity and interest in such a work; he substituted the flying cranes with these cultivars which had recently been introduced to France. ‘Plants on a ground of bluish water act like a gold ground, plants that the hand of man has not assembled in a bouquet, but rather huge plants, larger than life—plants that are not arranged in a traditional manner and which seemed to extend beyond the boundaries’ (Dorival, B., 1977, p. 48).
Interested in this symphony of water, flowers, and grass, Claude Monet transmitted his own vision to the viewer: the indescribable union of man and nature, as he perceived it through art and Far-Eastern culture. As he declared to Claude Roger-Marx (1888–1977) who came to interview him in 1909: ‘If you must (…) affiliate me with something, then liken me to the ancient Japanese: I have always admired the rarity of their taste and I approve of their aesthetic choices, which evoke presence through shadows, and the ensemble through fragments’ (June 1909, pp. 523–531).
Article by Geneviève Aitken (translated by Jonathan & David Michaelson).
{Objets collectionnés]
[Objets collectionnés]
Grâce au don de Michel Monet au musée Marmottan-Monet, (s.c.), la collection d’estampes japonaises de Claude Monet, l’une des rares à nous être parvenue – sinon dans son intégralité du moins dans son unité – a retrouvé son écrin d’origine avec la réouverture de sa demeure à Giverny en 1980.
Inventaire après décès
Après la mort de l’artiste, un inventaire sommaire a été établi par Me Legendre le 14 janvier 1927. Il décompte le nombre de cadres, et non le nombre d’estampes (un cadre pouvant contenir plusieurs xylographies), suivis du lieu de présentation et de la prisée. Soit : « 51 estampes chinoises et japonaises » conservées « dans l’atelier se trouvant près de la porte d’entrée » pour 1 256 francs, « 13 estampes chinoises et japonaises se trouvant dans le vestibule » pour 330 francs, « 49 estampes japonaises se trouvant dans le petit salon » pour 2 500 francs et enfin « 59 estampes se trouvant dans la salle à manger » pour 1 300 francs soit un total de 172 items équivalent à 5 386 francs.
Lors du legs de Michel Monet, la prisée a été dressée par pièce et de manière détaillée en décomptant les objets décoratifs et les cadres (selon le même processus que précédemment). Le total s’élève à 219 items sans compter un carton et un lot d’estampes non détaillées, ainsi que les « volumes brochés ».
Actuellement à Giverny sont comptabilisés 230 items (les feuilles simples, les triptyques – dont certains sont incomplets – et les diptyques comptent pour un item). La bibliothèque japonaise, conservée au musée Marmottan, réunit 36 albums de petit format à dater entre 1795 avec Ryakugashiki de Kitao Masayoshi (北尾政美,1764-1824) jusqu’à 1864 avec le volume de l’Ehon Edo Miyage, Album illustré, souvenirs d’Edo par Hiroshige. Le nom de Hokusai revient à 22 reprises et comprend 12 des 15 volumes de la Mangwa.
L’estampe japonaise en décor
Des photographies anciennes de la salle à manger et du salon bleu – ou mauve selon les époques – restituent le décor intime de la maison de campagne avec les murs décorés d’estampes ukiyo-e. Ces dernières pavoisent également le vestibule, l’escalier menant aux chambres d’Alice Hoschedé et de Monet, jusqu’aux cabinets de toilette.
De manière vivante, cet environnement restitue la passion d’un artiste et d’une époque, longtemps après que la fièvre pour l’art japonais soit retombée. Monet n’est pas le seul artiste à collectionner l’ukiyo-e, mais cet ensemble exceptionnel est un des seuls qu’il nous soit encore permis de sentir de manière vivante telle qu’elle fut ou presque, dans le quotidien de l’artiste. Cette rareté explique son intérêt historique. Giverny offre le luxe d’un voyage dans le temps à la conquête de ce que fut, concrètement dans la vie d’un impressionniste, une collection japonaise.
Analyse de la collection
Un double regard s’impose face à cette collection : d’une part, les estampes sélectionnées par l’artiste selon des critères picturaux reflètent l’homme épris de couleurs et de lignes ; d’autre part, un ensemble collecté par un passionné de curiosités japonaises, bien conseillé par les amateurs et les marchands, où interviennent la qualité des épreuves, le tirage, l’état de conservation. S’offre alors à nos yeux une collection variée où figurent des pièces célèbres comme le Maquillage de Kitagawa Utamaro (喜多川歌麿) [1753-1806], La Vague à Kanagawa de Hokusai (1760-1849) et Ôhashi, l’averse soudaine à Atake par Hiroshige (1797-1858).
Les trois grands graveurs connus de ces « images du temps qui passe » ; Utamaro, Hokusai et Hiroshige représentent plus de la moitié de la collection.
Séduit par l’élégance des courtisanes du XVIIIe siècle de Torii Kiyonaga (鳥居清長) [1752-1815] et d’Utamaro, Monet semble moins attiré par les figures graciles de Suzuki Harunobu (鈴木春信) [1724-1829] présent avec deux estampes no 4, no 5. Par goût et sous l’impulsion des boutiquiers, il collectionne, à l’égal des japonisants, des triptyques de Chōbunsai Eishi (鳥文斎栄之) [1756-1829] et d’Utagawa Toyokuni (歌川豊国) [1769-1825] dont les couleurs ont malheureusement pâli. Moins célèbres que leur maître Eishi, Rekisentei Eiri (礫川亭永理, 永理) [actif dans les années 1790] et Chōkōsai Eishō (鳥高斎栄昌) [actif dans les années 1790] figurent l’un avec une scène hivernale – Les Trois Visites –, le second avec le célèbre Portrait en buste de Kokin. Tōshūsai Sharaku (東洲斎写楽) (actif en 1794-1795), dont l’œuvre est très rare, est représenté avec trois portraits d’acteurs immortalisés sur fond micacé noir ou blanc no 56, no 57, no 58.
Le XIXe siècle s’ouvre avec Hokusai, dont l’ensemble est d’une grande fraîcheur, en particulier Kajikazawa dans la province de Kai ou encore Neige sur le fleuve Sumida. Utagawa Kunisada (歌川国貞) [1786-1865] et par Utagawa Kuniyoshi (歌川国芳) [1798-1861] retiennent l’attention du peintre pour ces paysages des environs d’Edo. À la fin du XIXe siècle, avec les Expositions universelles, les Occidentaux découvrent d’abord les gravures de Yokohama qui suscitent chez Monet et ses contemporains un enthousiasme pour cet univers insoupçonné. Des sujets apparaissent avec les scènes de guerre (sino-japonaise, 1894-1895, puis russo-japonaise, 1904-1905) et la représentation des étrangers au Japon saisis dans des scènes de la vie réelle à l’aide de couleurs vives à l’aniline, jugées parfois criardes par les Occidentaux.
Cet ensemble très éclectique offre un panorama presque complet de la production de l’ukiyo-e des années 1750 jusqu’à 1870, à l’exception des estampes primitives en noir et blanc et des shunga (érotiques) absentes de la collection du peintre. Le cœur de sa collection réside dans les thèmes correspondant aux goûts de l’artiste : les paysages, la faune et la flore de Hokusai et de Hiroshige. Le premier est représenté par 22 planches, dont neuf extraites de la célèbre série des Trente-six Vues du mont Fuji (no 59 à 67), trois de la série des grandes fleurs (no 68 à 70). À ce propos, Monet écrit à Maurice Joyant (1864-1930) : « Je vous remercie d’avoir pensé à moi pour les fleurs de Hokusai […]. Vous ne me parlez pas des coquelicots et c’est là l’important, car j’ai déjà les iris, les chrysanthèmes, les pivoines et les volubilis » (W. lettre 1322). Quant à Hiroshige, Monet acquiert 50 planches extraites notamment des séries des Cinquante-trois Relais sur la route du Tokaido (no 114 à 116 et no 136-137), des Vues d’Edo (no 124 à 127, no 132) et des Soixante Provinces (no 138 à 148) ainsi que des kakemono figurant des grues (no 133-134) et des tirages de la suite des Poissons (no 120 à 123).
La découverte de l’estampe japonaise : une légende bien entretenue
Monet prétend avoir découvert ses premières estampes japonaises à seize ans en 1856 au Havre dans une boutique « où l’on brocantait les curiosités rapportées par les long-courriers » (Elder M., 1924, p. 63-64). Mais, interrogé par Gustave Geffroy (1855-1926), son biographe, Monet accrédite l’idée qu’il a découvert les estampes japonaises en Hollande (Zaandam) en 1871. Et l’ami Octave Mirbeau (1848-1917) de broder à partir de cette version : « J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féérique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelque cinquante ans pour y peindre, trouva, un dépliant, un paquet, la première estampe japonaise qu’il lui eût été de voir […]. Rentré chez lui, fou de joie, Monet étala “ses images”. Parmi les plus belles, les plus rares épreuves, qu’il ne savait d’être d’Hokusai, d’Outamaro […]. Ce fut le commencement d’une collection célèbre […] » (Mirbeau O., 1977, p. 219-220). Quel que soit le lieu de la première rencontre avec les estampes japonaises de Hiroshige ou de Hokusai – Le Havre, Paris, Zaandam, Amsterdam, Londres –, il restera fidèle à ces images tout au long de sa longue vie.
Siegfried Bing et Hayashi Tadamasa : marchands, collectionneurs et zélateurs de la nouvelle peinture
Edmond de Goncourt (1822-1896), dans son Journal, rapporte le 17 février 1892 qu’il « rencontre Monet souvent chez Siegfried Bing (1838-1905), dans le petit grenier aux estampes japonaises ». Siegfried Bing (1838-1905) ouvre à Paris en 1878 un magasin d’art japonais au 19, rue Chauchat, répertorié dans l’Annuaire du commerce sous le nom de « curiosités ». Ce lieu, comme en témoigne l’écrivain, se transforme en véritable espace de sociabilité entre artistes et littérateurs. Outre Monet, Henri Rivière (1864-1951) fréquente également le grenier de Bing ; c’est encore ici que Vincent van Gogh (1853-1890), lors de son séjour à Paris entre mars 1886 et février 1888, admire albums et estampes japonaises.
Monet a fait la connaissance de Hayashi Tadamasa (林忠正) [1853-1906) venu en France à titre d’interprète à l’Exposition universelle de 1878 et avec cet amateur d’art occidental des échanges s’ensuivent : tableaux « contre » estampes. Sur une quinzaine d’estampes très rares acquises par l’artiste sont apposés le cachet de Hayashi et celui de Wakai Kenzaburô (若井兼三郎) [1834-1908] auquel s’est associé Hayashi jusqu’en 1889 ; certains triptyques d’Eishi, les beaux Utamaro et Hokusai collectionnés par Monet proviennent de chez Hayashi. Ce dernier est régulièrement sollicité par les japonisants, pour dénicher les objets les plus rares, les renseigner sur les us et coutumes des Japonais, décrypter la signification des images de l’ukiyo-e et la traduire pour ces néophytes. Les ouvrages de Louis Gonse (1846-1921) sur L’Art japonais (1883) ou d’Edmond de Goncourt sur Outamaro (1891) et Hokousai (1896) n’existeraient pas sans son érudition, non plus que les collections de Monet et de Rivière. La richesse et la qualité de leur ensemble ainsi que leur connaissance approfondie de la xylographie japonaise sont redevables à cet homme discret et dévoué à leur art.
Aperçu sur la culture japonisante de Monet
Installé à la campagne, Monet suit les événements parisiens, comme l’indique cette lettre adressée à son marchand Paul Durand-Ruel (1831-1922) : « Ce n’est pas mardi l’ouverture de l’exposition japonaise [la rétrospective de l’Art japonais organisée par Louis Gonse en 1883 à la galerie Georges Petit] mais demain lundi. C’est donc demain que je viendrai » (W. lettre 339, datée Poissy, villa Saint-Louis, 8 mars 1883). Et en 1893, Camille Pissarro informe son fils Lucien (1863-1944) être allé voir l’exposition « Estampes d’Outamaro et de Hiroshighé » montée par Bing à la galerie Durand-Ruel : « Admirable l’exposition japonaise. Hiroshige est un impressionniste merveilleux. Moi, Monet et Rodin en sommes enthousiastes […] ces artistes japonais me confirment dans notre parti-pris visuel » (Pissarro C., 1950, p. 298).
La bibliothèque de Monet à Giverny renferme aujourd’hui quelques ouvrages relatifs au Japon et dédicacés au peintre : Critique d’avant-garde (1885) de Théodore Duret (1838-1927) où un chapitre est consacré à Hokusai, Essai sur le génie japonais (1918) de Henri Focillon (1881-1943) et Au Japon, promenades aux sanctuaires de l’art (1908) de Gustave Migeon (1861-1930). Des études sur Hokusai datant de 1896, signées par Michel Revon (1867-1943), Edmond de Goncourt et Siegfried Bing pour La Revue blanche révèlent la vogue pour Hokusai et la préférence du peintre pour ce graveur.
Conclusion
Une célèbre photographie (Giverny, collection Piguet) montre Monet trônant fièrement au milieu de sa salle à manger. Là, il invite à sa table ses amis Gustave Geffroy, Georges Clemenceau (1841-1929), Octave Mirbeau (1848-1917) ; les estampes japonaises sont un élément essentiel au sein de cet espace de sociabilité. Une autre photographie montre Monet faisant visiter son jardin en compagnie du collectionneur-armateur Matsukata Kōjirō (松方 幸次郎) [1865-1950] et de sa nièce, la princesse Kuroki.
Monet, avec son bassin aux reflets, ses nymphéas et son pont japonais, serait l’exemple paradigmatique de cette plongée dans l’univers nippon. De l’estampe au jardin, de l’intérieur vers l’extérieur, de la bi-dimensionnalité de l’art à la tridimensionnalité de la nature, l’imprégnation dans le Japon n’est plus simplement visuelle, mais s’étend à la globalité du corps, de l’espace de vie et de l’espace pictural.
Notice par Geneviève Aitken.
Alice Hoschedé épouse en secondes noces Claude Monet (1892).
Claude Monet est le père de Jean Monet.
Georges Clemenceau rend régulièrement visite à Claude Monet à Giverny pour admirer sa collection d'estampes. (Source : Notice Agorha "Georges Clemenceau" rédigée par Matthieu Séguéla).