BAZIN Germain (FR)
Germain Bazin est un historien de l’art et conservateur de musée français qui œuvra notamment à l’évacuation et à la préservation des collections des Musées nationaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Son activité pendant la période est intimement liée à celle de René Huyghe, également conservateur au musée du Louvre.
Historien de l’art et conservateur au Louvre
Germain René Michel Bazin naît le 24 septembre 1901 à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine. Il est le fils de Charles Marie Désiré Bazin (1862-1916), un ingénieur des Arts et Manufactures exerçant comme maître de forges, et de Jeanne-Laurence Mounier-Pouthöt (1867-1907). Descendant par sa mère du baron Édouard Mounier, intendant des bâtiments de la Couronne, Germain Bazin s’inscrit dans la tradition familiale en effectuant ses études à l’école Sainte-Croix de Neuilly, puis au lycée de Rochefort et au lycée Sainte-Croix d’Orléans1. Licencié en droit, il devient ensuite docteur ès lettres avant d’être diplômé de l’École du Louvre. Vers 1930, il entre comme rédacteur au ministère de l’Instruction publique2, avant d’être nommé professeur à l’université de Bruxelles en 1934. Cependant, il quitte rapidement le milieu universitaire pour entrer au musée du Louvre deux ans plus tard. En 1937, il y est en effet nommé conservateur adjoint auprès de René Huyghe, chef du département des peintures, qui lui confie la surveillance de l’atelier de restauration. Au cours de cette mission, la nécessité de renseigner la vie des œuvres pour mieux les restaurer s’impose à Germain Bazin, qui crée le service de la documentation du même département.
À l’été 1939, le conservateur adjoint prend part à la préparation de l’évacuation des Musées nationaux vers le château de Chambord. Son engagement militaire vient bien vite interrompre sa mission au Louvre : en août, il intègre comme lieutenant le 34e régiment d’infanterie de forteresse, alors stationné au sud de Strasbourg, dans le Bas-Rhin. Dans l’armée, il retrouve certains de ses collègues des musées, tel le conservateur André Chamson (1900-1983) ou le sculpteur, devenu capitaine, Georges Saupique3 (1889-1961). Si son statut de militaire ne permet pas au lieutenant Bazin de rester auprès des œuvres, la situation semble paradoxalement mieux lui convenir du fait de dissensions au sein du département des peintures. En mars 1940, il écrit ainsi à René Huyghe :
« Quand nous nous retrouvons, nous nous faisons tous part de notre jubilation d’avoir échappé, en ce temps de guerre, à la vie civile. Ce sera bientôt votre tour. Quel soulagement ce sera pour vous je l’imagine ! À l’idée que je pourrais être appelé à reprendre la guerre des châteaux, je sombre dans le cafard. Tout mais pas ça ! J’aime mieux affronter un champ de mitrailleuses qu’un d’Aillerez ou un Édouard Michel4 ! »
En avril, le lieutenant Bazin, devenu capitaine, est en convalescence à l’Hôpital américain de Paris à la suite d’une blessure au genou faite lors d’un entraînement5. Finalement démobilisé, il devient responsable du dépôt installé au château de Sourches, dans la Sarthe, où se trouvent les œuvres dont les grandes dimensions ont empêché l’évacuation au sud de la Loire.
L’antisémitisme de Bazin
Germain Bazin fit la rencontre de René Huyghe sur les bancs de l’École du Louvre. L’amitié fidèle qui lie les deux hommes transparaît dans l’importante correspondance qu’ils entretiennent à partir des années 1920. Celle-ci donne notamment un aperçu des activités qui rythment la vie dans les dépôts des Musées nationaux sous l’Occupation. Elle constitue une source précieuse pour l’historien, qui y apprend, sur le ton de la confidence, le quotidien public et privé des deux conservateurs. Les nombreuses lettres que s’envoient René Huyghe et Germain Bazin révèlent également l’antisémitisme de ce dernier, qui ponctue les nouvelles du jour dès avant la guerre. En 1937, Bazin écrit : « [J’ai] rencontré [Albert] Henraux1 qui m’a paru vraiment “restauré” ce qui m’a causé un vrai plaisir, car il est bien sympathique… et pas juif2 ! » L’historien de l’art ne semble d’ailleurs pas faire un secret de ses idées, qui émaillent ses interventions professorales à Bruxelles :
« Ah mon vieux quand je pense aux propos germanophobes3 que j’ai osé tenir à l’ULB [Université libre de Bruxelles], malgré le “libre arbitre” et la “neutralité” et tout et tout, dans mes parallèles sur l’art allemand et français, je ne le regrette pas ! Et quand je pense qu’il y a des petits youtres4 réfugiés qui ont quitté mon cours en claquant les portes5 ! »
Germain Bazin nourrit à l’encontre de Georges Huisman (1889-1957), directeur des Beaux-Arts révoqué dès l’armistice parce que juif, une inimitié particulièrement féroce qui se mue bien vite en charge antisémite6 :
« Vous avez appris je suis sûr que Huisman et Julien Cain7 avaient fui et étaient révoqués. Ici on élève un cochon et j’ai demandé qu’on l’appelle Huisman. Il aura fallu la défaite de la France pour nous débarrasser de cette engeance ou à offrir par une indiscrétion qu’il existait un plan de fuite de quelques grands youtres qui devaient se réjouir en Amérique. Huisman y a, paraît-il, une situation brillante qui l’attend8. On en arrive à ne plus savoir de “quel ennemi” il faut souhaiter la victoire, car celle de nos alliés de la veille nous ramènerait triomphante et arrogante toute la youtrerie qui a fui. Ils feront déclarer traîtres ceux qui sont restés à leur poste9. »
La très faible estime en laquelle Bazin tient Huisman est sans doute due, au moins en partie, à des différends d’ordre professionnel10. Cependant, les reproches se doublent de poncifs antisémites, voire servent de prétexte pour reprendre ces clichés : Huisman serait l’archétype du juif arrogant, dominateur et lâche, qui, à l’approche du conflit, fuit ses responsabilités tandis que ses collègues font face à leur devoir. Les accusations sibyllines de traîtrise, qui semblent s’inspirer de rumeurs, s’ajoutent par ailleurs à l’humiliation consistant à animaliser un juif en donnant son nom à un cochon11. Au-delà des propos antisémites généraux sur les « youtres » et la « youtrerie », l’antisémitisme de Bazin est également au fondement des attaques personnelles qu’il émet contre Huisman, dont les torts seraient dus au fait qu’il soit juif.
Cet antisémitisme virulent interroge sur les relations que le conservateur entretient avec les autres personnalités juives du milieu artistique, parmi lesquelles on trouve, avant 1940, des hauts fonctionnaires, des mécènes et des grands collectionneurs – dont certains ont confié leurs œuvres aux Musées nationaux pendant le conflit. Au reste, la question se pose également pour son correspondant, dont Bazin semble considérer qu’il partage ses idées12, à en juger par une autre lettre qu’il lui a envoyée :
« Dites-moi un peu comment les youtres grouillent comme des cloportes. Cela me consolera d’être à l’armée en me faisant apprécier le grand bain de propreté qu’elle constitue. Ils préparent solidement leurs [positions ?] pour bien nous posséder au retour les s… Eux aussi ils tiennent… Non vraiment je me demande souvent si au retour j’aurais le courage de recommencer cette autre guerre pour défendre la France à l’intérieur que nous menons dans le civil et si je ne déserterai pas. Je crois d’ailleurs que l’ancienne vie me deviendra impossible, j’aurai perdu ici toute la “souplesse” nécessaire pour naviguer au milieu des youtres et des politicards qui croupissent dans le pourrissoir national. J’irai droit au but et, mis pour la première fois, après avoir été sevré pendant des mois ou [des] années, devant une tête de youtre, je ne pourrai plus me tenir. […] Allez je touche dans le Céline, c’est-à-dire dans le potache… Mais penser que nous sommes solidaires de ces s… dans la “défense du droit et de la liberté individuelle” c’est à vous dégoûter de faire la guerre13. »
Les acquisitions du Louvre
Au cours du conflit, Germain Bazin suit avec intérêt l’activité du marché de l’art. En mars 1942, il écrit à Huyghe : « [avril] est une saison morte pour les ventes. […] J’ai acheté à l’Hôtel [Drouot] pour rien du tout un très curieux portrait de famille par J.B. Van Loo, signé, daté Londres 1740. […] Ai reçu les félicitations du patron pour achats du Département1 ». Il ajoute, probablement au sujet des propositions d’acquisition des Musées nationaux sur le marché de l’art : « Henraux nous a fait rater un Georges de La Tour. Vous apprendrez que j’ai poussé un admirable Pietro Longhi, peintre dont les tableaux connus sont rares (120 à peu près) et qu’il a été acheté par un intermédiaire allemand 600.000 francs (nous en avions 400.000 !) » Les acquisitions « régulières » des Musées nationaux entrent donc parfois en concurrence directe avec celles des Allemands, dont le pouvoir d’achat est artificiellement gonflé2. En octobre de la même année, Bazin se rend par ailleurs sur la Côte d’Azur « pour obtenir des renseignements sur la situation actuelle de la collection du marchand Jos Hessel [1859-1942] qui vient de mourir3 » – et qui a en partie été spoliée4. Tout comme son chef de département5, le conservateur réalise donc une veille attentive concernant les actualités du milieu. Il semble d’ailleurs que la monographie de Corot qu’il publie en 1942 lui attire la critique de certains experts actifs sur le marché de l’art. En février 1943, il écrit :
« Diéterle6 âme damnée de Schoeller7 a monté une machine de guerre contre mon Corot8. Il prétend que j’y ai reproduit des faux, c’est-à-dire la Vue de Villeneuve de Reims9, le Château Thierry de Schmidt à Munich (cette merveille de l’Expo. 1936) […] Vous voyez le genre de faux10 ! »
Toutefois, les relations exactes qu’entretient Bazin avec les personnalités du marché de l’art restent à ce jour peu étudiées.
La même année, la Diane au bain de François Boucher (1742), conservée par le Louvre, est au cœur d’une négociation entre le régime de Vichy et les hauts dignitaires nazis. Jacques Jaujard (1895-1967), René Huyghe et Germain Bazin multiplient les manœuvres dilatoires et les arguties administratives pour en empêcher le départ pour l’Allemagne. Le principe d’un échange est cependant accepté peu après et René Huyghe est invité à se rendre à Carinhall pour choisir l’œuvre censée faire office de contrepartie. Ce dernier se désiste et l’invitation incombe alors à Germain Bazin, qui excipe d’une appendicite nécessitant une opération urgente11. Faute de responsable français à faire venir à Berlin, l’échange s’enlise irrémédiablement mais, bientôt, une nouvelle affaire mobilise les conservateurs du Louvre.
En mai 1943, en effet, Bazin informe Huyghe que se prépare une « affaire ténébreuse » qui « pourrait être fort avantageuse pour nous, mais sur laquelle il convient d’être circonspect12 », sans toutefois en dire davantage. Germain Bazin fait probablement référence à la saisie de la prestigieuse collection d’Adolphe Schloss, survenue le 16 avril au château du Chambon, en Corrèze. La multiplicité d’intermédiaires et d’acteurs intéressés au devenir des œuvres se double du fait que l’appropriation de la collection met en confrontation directe l’État français avec l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), en particulier Bruno Lohse (1911-2007), l’homme lige d’Hermann Göring (1893-1946), qui est à l’origine de l’opération. En raison de la grande valeur artistique et financière de la collection13, l’affaire attire rapidement l’attention des plus hautes sphères. Des négociations commencent alors entre Français et Allemands : il est décidé que la collection sera « vendue14 » à l’Allemagne après avoir été examinée par René Huyghe et Germain Bazin. Ce dernier note :
« On invoqua, puisqu’elle allait sortir de France, le droit de préemption de l’État français et le 10 août 1943 la collection est déjà en partie dépecée dans les coffres de la banque Louis-Dreyfus15 à Paris pour procéder à la vente. […] René Huyghe fut rappelé du midi et vint avec moi faire le choix. L’examen des tableaux eut lieu dans la salle des coffres, en présence de Darquier de Pellepoix16. »
Rose Valland précise que Bruno Lohse, Erhard Goepel (1906-1966), Helmut von Hummel (1910-2012), Rudolf Schleier (1899-1959) ainsi qu’Abel Bonnard (1883-1968) lui-même17 participent également à cet examen. Germain Bazin relate a posteriori l’opération de préemption comme une forme de résistance aux desiderata allemands :
« Nous nous mîmes alors, René Huyghe et moi-même, à exercer notre choix parmi les 282 tableaux retenus par les Allemands pour leurs musées et nous nous réjouîmes de leur dépit ; nous en fîmes durer longtemps le plaisir, reprenant sans cesse les listes, demandant à revoir les tableaux, feignant de faire des comptes, et finissant par arrêter notre choix sur 49 œuvres18. »
Les 252 œuvres restantes sont achetées par l’ambassade d’Allemagne. Signalons à nouveau que les souvenirs de Bazin se caractérisent parfois par une réécriture partielle des événements. Si la « résistance » exercée par les musées permet effectivement d’éviter le départ de certaines œuvres pour l’Allemagne, leur entrée dans les collections nationales est alors perçue par tous comme un enrichissement du patrimoine public19 : il n’est pas question de les restituer ; cette idée émerge seulement après la guerre, sans doute suivant la volonté de Jacques Jaujard. En 1943, la « préemption » s’effectue donc au bénéfice des musées).
Les relations avec l’ERR
Au début du mois de novembre 1943, Alfred Rosenberg se rend au musée du Jeu de Paume, où les membres de l’ERR ont exposé une partie de la collection Schloss, mélangée avec celle de David David-Weill. Selon Emmanuelle Polack, Rosenberg aurait d’ailleurs, à cette occasion, rencontré René Huyghe, Germain Bazin et Rose Valland. Ces derniers auraient fait partie du comité d’accueil de l’idéologue du Reich, comme le montrerait une photographie officielle de l’ERR1 : « pour l’illustration publiée dans Le Front de l’Art en 1961, la photo a été coupée, le fonctionnaire français faisant le salut hitlérien, masqué. Cette suppression a permis à Germain Bazin de passer à la postérité, et avec les honneurs, sans avoir à répondre de ce geste2 ».
Les informations mises au jour dans les archives tendent cependant à infirmer l’hypothèse de la présence des conservateurs lors de la visite de Rosenberg3. Plusieurs éléments permettent de considérer que les deux hommes visibles sur cette photographie ne sont pas Huyghe et Bazin, et que la femme dont on ne voit qu’un morceau de jupe n’est probablement pas Rose Valland. D’une part, l’homme qui apparaît sur les photographies est glabre tandis que Germain Bazin porte une moustache jusqu’en 19444. D’autre part, la visite d’Alfred Rosenberg a lieu le 4 novembre à 16 h 305. Or, le même jour, le conservateur assiste au Comité consultatif des Musées nationaux6 qui débute à 14 h 30. D’après le procès-verbal de la séance, il intervient à la fin de la séance qui, à en juger par la longueur du procès-verbal, a sans doute duré plusieurs heures7. De ce fait, sa présence au Jeu de Paume au même moment est peu plausible. L’homme au salut nazi à côté de Bruno Lohse serait plus vraisemblablement l’Obereinsatzführer Walter Fleischer, membre de l’ERR, dont le portrait est connu grâce aux photographies réalisées par le studio de l’ERR8.
Outre le fait que les notes de Rose Valland prises à la date de la visite ne mentionnent pas la présence des deux conservateurs, plusieurs autres photographies retenues pour la première édition du Front de l’Art (1961) ont également été rognées sur un ou deux côtés, parfois de moitié, apparemment pour s’adapter à la maquette de l’ouvrage9. Dans l’hypothèse où Rose Valland aurait cherché à dissimuler la « compromission » des conservateurs français lors de la visite d’Alfred Rosenberg, il est permis de se demander pourquoi elle aurait publié la photographie s’il s’agissait bien de René Huyghe accueillant Alfred Rosenberg : même sans salut hitlérien, il aurait sans doute été gênant de montrer le conservateur en chef du département des peintures dans une attitude obséquieuse vis-à-vis du responsable nazi. Pour diverses raisons, la présence de Huyghe – auquel l’homme qui accueille Rosenberg ne peut être clairement identifié compte tenu de l’angle et du visage peu visible – et de Rose Valland apparaît également improbable10. Il est donc peu plausible que le conservateur et son chef, ainsi que Rose Valland, aient été présents lors de l’arrivée d’Alfred Rosenberg au Jeu de Paume.
La reprise et la continuité des activités à la Libération
La guerre n’empêche pas Bazin de poursuivre ses activités éditoriales et enseignantes : les cours et les examens de l’École du Louvre sont l’occasion de revenir régulièrement à Paris, tandis que l’isolement des châteaux-dépôts est propice à l’étude et à la préparation de nouveaux ouvrages. Les conférences se poursuivent également, même à l’étranger, à l’instar de la série de conférences effectuée en Suisse à la fin de l’année 1942. À la Libération, la reprise de la vie culturelle donne à l’historien de l’art l’opportunité de figurer au comité de rédaction de la revue Arts1, dirigée par Georges Wildenstein. René Huyghe lui confie par ailleurs la direction de L’Amour de l’Art2, revue qu’il dirige de 1947 à 1952.
Nommé expert de la Commission de récupération artistique en 1944, Bazin ne semble toutefois pas s’investir activement dans les recherches visant à retrouver les biens culturels spoliés. En 1949, s’il attire l’attention de René Huyghe sur la vente des œuvres spoliées et récupérées de la collection Schloss, le conservateur pense avant tout à l’enrichissement des collections nationales :
« Avez-vous vu dans Art[s] que la coll. Schloss devrait être vendue en Mai à la Galerie Charpentier. La présence de cet évènement capital, ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de suspendre tous nos achats sauf Delacroix, pour compléter notre galerie hollandaise de pièces essentielles3 ? »
À l’occasion de ces ventes, qui s’échelonnent entre 1949 et 1954, les héritiers de la collection font don au Louvre d’un Portrait présumé de Clément Marot4 par Corneille de Lyon, en signe de reconnaissance5. Bazin, devenu entre-temps responsable du département des peintures en 1951, achète6 une œuvre « préemptée » par le Louvre en 1943 puis restituée en 1946, La Déploration du Christ de Petrus Christus7.
Au département, le conservateur a en effet pour mission particulière « la recherche et le choix des peintures se trouvant sur le marché de l’art ou chez des collectionneurs privés, en vue de leur acquisition à titre onéreux ou gratuit (dons et legs)8 ». Cette responsabilité conduit Bazin à accorder une attention accrue aux ventes réalisées après la guerre, aux acteurs du milieu et à leurs pratiques. La question des faux et de leur circulation sur le marché, qui rejoint ses travaux au laboratoire de recherche des musées de France, l’occupe tout spécialement. En mai 1952, par exemple, il écrit à René Huyghe pour le mettre en garde car l’exposition L’Art du Moyen Âge dans les collections marseillaises, où ce dernier a accepté de faire une conférence, comprendrait « un grand nombre de faux ». Il ajoute :
« ce […] n’est pas étonnant car Bresset9 – que vous connaissez – en est le commissaire général. Elle serait composée de matériel de toute nature – préfabriqué ou non ! – vendu par Bresset depuis 15 ans aux Marseillais et serait organisée par Bresset pour relancer son commerce ».
Pour justifier ses craintes, Bazin remémore à son collègue le passif de l’antiquaire : « Je vous rappelle que Bresset est un marchand qui écoulait pendant la guerre les faux fabriqués par Simon Trichard10. »
La Diseuse de bonne aventure
En 1960, le départ outre-Atlantique de La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour, achetée par le Metropolitan Museum of Art de New York, crée la controverse en France1. Lorsque l’œuvre est signalée dans la Sarthe en juin 1949, le Louvre, en la personne de René Huyghe, en est le premier informé. Des pourparlers s’engagent pour son entrée au musée par l’entremise de David David-Weill et Georges Salles2. Le secret de cette redécouverte est éventé et Georges Wildenstein (1892-1963) enchérit sur l’offre du Louvre, l’emportant neuf jours plus tard contre 10 millions de francs3. Huyghe en obtient cependant l’interdiction de sortie du territoire et l’œuvre reste au secret huit années dans les fonds de la galerie Wildenstein4. Le marchand d’art la revend au Metropolitan Museum en 1960 contre une somme comprise entre 250 et 375 millions d’anciens francs5. La consternation est totale dans les milieux artistiques français. Dans l’intervalle, Huyghe ayant quitté le Louvre en 1950, Bazin est devenu conservateur en chef et responsable du département des peintures. Tandis que son collègue décèle immédiatement le chef-d’œuvre et médiatise sa révolte vis-à-vis de ce « hold-up » artistique, Bazin se tient, quant à lui, plus en retrait de la polémique.
Aussi, lorsque la licence d’exportation définitive est accordée par le Louvre en 1960, sans que soit rendu public le nom du fonctionnaire à l’origine de cette décision, l’affaire gonfle à nouveau les voiles du scandale national. De l’autre côté de l’Atlantique, l’ancien Monuments, Fine Arts and Archives Officer Theodore Rousseau Jr. (1912-1973), devenu conservateur au MET, se réjouit de l’acquisition « d’une des œuvres les plus importantes jamais achetées par le musée6 ». Une enquête administrative est alors lancée le 16 juillet par André Malraux, ministre des Affaires culturelles, afin de déterminer les circonstances du départ de l’œuvre. La rancœur du ministre, qui affirme devant l’Assemblée nationale n’avoir jamais donné son accord pour l’exportation7, se cristallise sur la personne de Germain Bazin, qui se révèle être à l’origine de l’autorisation de sortie8. Ce dernier avait pourtant déclaré : « je ne suis qu’un fonctionnaire. […] Il s’agit d’un acte ministériel, c’est tout ce que je puis dire9 ».
L’affaire oppose directement musées et marché de l’art, conservateurs et marchands. Comme le note un observateur contemporain, « si l’administration a laissé s’échapper “La bonne aventure”, ce ne peut être que par une aberration profonde qui prouve qu’entre ceux qui servent l’intérêt général et une insigne maison de commerce qui sert son propre intérêt, la partie n’est pas égale10 ». L’ironie de la situation a voulu que cette analyse émane du marchand d’art Alfred Daber, par ailleurs connu pour avoir échangé des œuvres avec l’ERR durant l’Occupation11.
Au reste, cet événement traumatique dans l’histoire du Louvre pose à nouveau la question des relations entre les personnels du musée et le marché de l’art. Marie Tchernia-Blanchard s’interroge en ces termes :
« Comment, […] Wildenstein a-t-il été mis au courant des négociations entre les héritiers du général de Gastines et le musée du Louvre ? Est-il envisageable que, comme l’a suggéré Marcel Espiau, “l’indiscrétion initiale qui permit à M. Wildenstein d’intervenir pour l’achat de cette œuvre exceptionnelle, de surenchérir sur le Louvre sans même que l’administration de ce musée en fût avisée, n’a pu être commise que par une personne de ‘la maison’, bien au courant de ses services12 ? En d’autres termes, se trouve-t-on ici face à un marché de dupe ou de complaisance13 ?” et faut-il en imputer la responsabilité à “un imbécile monolithique ou [à] un coupable délibéré qui a chapeauté et permis ce déracinement14” ? »15
Ces questions restent à ce jour en suspens16. En tout état de cause, Germain Bazin est écarté du Louvre en 1965 par André Malraux.
Au-delà du Louvre
Le conservateur quitte donc le département des peintures pour le service de la restauration des peintures des Musées nationaux1 et devient, jusqu’en 1970, délégué permanent de la France auprès de la Commission internationale de conservation des biens culturels. En 1978 est justement créé l’Institut de formation des restaurateurs d’œuvres d’art (IFROA), qu’il appelait depuis longtemps de ses vœux. Germain Bazin achève sa carrière au musée Condé, à Chantilly, où il est nommé en 19822.
Parallèlement à sa carrière muséale, Bazin se distingue par de multiples activités. Il enseigne près de trente ans à l’École du Louvre, où il crée la chaire de muséologie. Nommé professeur émérite de la York University de Toronto (Canada), il donne également de nombreuses conférences dans le monde entier, en particulier aux États-Unis et en Amérique du Sud, où il se rend régulièrement. En reconnaissance de ses travaux, il est fait Doctor honoris causa par les universités de Rio de Janeiro et de Villanova, en Pennsylvanie.
Historien d’art de renom, Germain Bazin publie de nombreuses monographies d’artistes, en particulier de Memling (1939) et Fra Angelico (1941), ainsi que des ouvrages de référence sur les primitifs français3, l’impressionnisme4, l’histoire de l’art à travers les siècles5. En 1973, l’Académie française lui décerne le grand prix du Rayonnement français. Le 18 juillet 1975, son élection comme membre de l’Institut, à l’Académie des beaux-arts, vient couronner une longue série de fonctions honorifiques, parmi lesquelles celles de membre de l’Académie des beaux-arts du Portugal, de l’Académie de Rio de Janeiro, de l’Accademia del Disegno de Florence, de l’Académie des beaux-arts de Bologne, de l’Académie royale d’archéologie et de l’Académie royale des arts, lettres et sciences de Belgique.
Enfin, le nombre de ses décorations témoigne des honneurs que lui vaut sa longue carrière dans le milieu artistique. Nommé officier de la Légion d’honneur en 1947, Germain Bazin est promu au grade de grand officier, en même temps que René Huyghe, en 1954. Décoré de la grand-croix de l’ordre de Léopold, il est également nommé commandeur des Arts et des Lettres, commandeur de l’ordre de la République italienne, commandeur du Mérite de la République italienne et de l’ordre de la Couronne de Belgique, ainsi qu’officier de l’Étoile polaire (Suède), de l’ordre portugais de Santiago et de l’ordre brésilien du Cruzeiro do Sul.
Germain Bazin décède le 2 mai 1990 à Paris, à l’âge de 88 ans. Il est inhumé dans le caveau familial au cimetière de Passy, à Paris.
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