Sineux, Jean
Le personnel de la Bibliothèque et les habitués l'appellent ou le désignent par son seul prénom. Cette dénomination ambigüe est le vestige de sa première condition domestique (valet de chambre de Doucet), mais elle témoigne aussi du sentiment de sympathie que lui attirent les mille services qu'il sait rendre à chacun. Variante moins familière : « Monsieur Jean ».
Jean Sineux est né dans la commune de Saint-Jean-sur-Erve, actuellement rattachée à la nouvelle commune de Blandouet-Saint Jean. Ancien canton de Sainte-Suzanne, département de la Mayenne.
Aîné de huit enfants
Père : Sineux, Jean-Baptiste, cultivateur
Mère : Plessis, Amélie Augustine, cultivatrice
Conjointe : Thoreau, Joséphine Berthe, domestique et cuisinière (Chammes, 9 octobre 1879 - Sainte-Suzanne, 2 novembre 1944) (source : AD de la Mayenne, 4 E 52/14 - 1871-1880, acte n° 39). Lors du mariage, célébré le 12 avril 1904 à Chammes, Jean Sineux reconnaît et légitime leur fille, Joséphine-Angèle, née à Chammes le 16 mars 1900 (source : AD de la Mayenne, 4 E 52/17 - 1901-1910, acte n° 12). Auront deux autres filles, Madeleine, née le 9 juin 1905 (source : AD de la Mayenne 4 E 52/17 - 1901-1910, acte n° 17) et Simone née le 27 octobre 1906 (source : AD de la Mayenne 4 E 52/17 - 1901-1910, acte n° 27). En 1926, vivent encore sous le toit de leur parent, hôtel Rothschild, toutes signalées couturières ou corsetières (source : AP, D2M 8241, dénombrement de 1926).
Date d'un courrier écrit le 15 octobre 1943, alors qu'il a 67 ans.
19, rue Spontini
Selon son dossier militaire, Sineux réside en 1904 et 1905 dans plusieurs localités de Mayenne et de la Sarthe (Mamers, Saint-Calais et Chammes). La même source le signale le 10 mars 1906 habitant à Paris, 19 rue Spontini (source : AD de la Mayenne R1462 - Sineux – 402). Cette année 1906 correspond à celle que lui-même indique dans un témoignage tardif pour dater son entrée au service de Jacques Doucet (source : AN, AJ/16/8388, lettre de Sineux à Pierre Lelièvre du 18 octobre 1943). De fait, il s'agit aussi de l'année où Jacques Doucet fait aménager les intérieurs de l'hôtel particulier qu'il vient de faire bâtir à cette adresse, avant d'y emménager lui-même. La porte de service occupe en façade la travée gauche. Elle desservait la cuisine, différents offices, un entresol et conduisait sous les combles du troisième étage aux espaces réservés à la domesticité.
Certains de ces locaux trouvèrent une destination inattendue : le stockage de livres. Sur l'envahissement des livres et leur domestication par Jean Sineux : « Les livres étaient hospitalisés dans l’hôtel de la rue Spontini. Comme des bêtes familières ils envahissaient les couloirs, les cabinets, les débarras. Un jour même, ils montèrent jusqu’aux mansardes, un dévoué serviteur de Jacques Doucet, Jean Sineux, ayant vu le manque de place, proposa sa chambre pour leur donner asile. C’était la période héroïque » (source : Marie Dormoy, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie. Fondation Jacques Doucet », Bulletin du bibliophile, 1930, p. 127).
Les listes électorales conservées (1909-1914) le mentionnent comme valet de chambre à cette adresse jusqu'en 1914 (source : AP, 2MI 19 221 - 2MI 19 359). Il n'occupait pourtant plus, stricto sensu, cette fonction et avait peut-être déjà emménagé dans les locaux de la Bibliothèque, au numéro 16 de la même rue. (Sans signalement des administrés eux-mêmes, les listes étaient reproduites à l'identique d'une année sur l'autre).
16, rue Spontini
Doucet abandonna rapidement son hôtel de la rue Spontini pour l'avenue du Bois de Boulogne en 1913 et Sineux migra au 16 de la rue Spontini, dans l'un des immeubles abritant la Bibliothèque. L'hôtel, propriété de Doucet, est loué en 1918 à René Gimpel ; Sineux n'y vivait évidemment plus (source : René Gimpel, Journal d'un collectionneur, Paris, 2011, p. 15). Une liste électorale de 1923 (source : AP, D1M2 3954) enregistre ce changement que l'on sait antérieur, remontant peut-être aux années de guerre (voire plus tôt) car la Bibliothèque, fermée au public en 1914 et occupant plusieurs appartements en rez-de-chaussée dans des immeubles d'habitation collectifs, aurait plus que jamais nécessité un gardien à demeure. Sineux loge avec certitude en 1920 dans un appartement en entresol au 16 rue Spontini où il a la garde du Cabinet des estampes qui en occupe deux pièces (source : AN, 20010498/59 ; lettre de Joubin au recteur du 14 juin 1920). L’entrée du Cabinet est donc distincte des lieux de consultation situés en rez-de-chaussée et se trouve sous sa surveillance. Il est bien gardien ! Un document plus tardif apporte d’autres précisions sur les conditions d'hébergement de Sineux et de sa famille rue Spontini : « Jean Sineux a une situation un peu exceptionnelle à la Bibliothèque. Il est payé 6000 fr. par an. De plus il est logé ([biffé] dans un de nos appartements) avec sa femme et ses filles, à titre de gardien de la Bibliothèque. ([biffé] Enfin, je lui ai attribué deux mansardes pour y loger ses filles, en échange de l’entretien de nos bureaux). J’ai tenu à lui donner ces quelques avantages. Mais il mérite, par les services qu’il a rendus, d’être attaché définitivement à la Bibliothèque. » (source : AN, AJ/16/8408 pour le brouillon raturé ; AN 20010498/59 pour la version dactylographiée moins informative ; rapport non daté de Joubin au recteur, vers 1921-1922).
9, rue Berryer
Hôtel Salomon de Rothschild légué à l'État et affecté à la Bibliothèque Doucet en 1922. Les travaux nécessaires et le déménagement des collections repoussent l'ouverture au public de la nouvelle Bibliothèque en 1925. Jean Sineux et sa famille quittent donc la rue Spontini en même temps que la Bibliothèque. Ils sont rue Berryer de façon certaine dès 1924. Leurs trois filles, jeunes adultes, y logent aussi (source : AP, D2M8 241). Le n° 9 donne sur un pavillon faisant office de conciergerie, le n° 11 sur la cour de l'hôtel lui-même et la Bibliothèque. Son épouse y exerce la fonction de concierge. Est désignée comme telle dans l'acte de mariage d'une de leur fille en 1929 (source : AP, 8M 263, acte n° 225). André Joubin, le directeur, et son épouse logent au n° 11, dans l'hôtel. Tous seront contraints de déménager lorsque la Bibliothèque quittera ce site pour l'Institut d'art et d'archéologie de la rue Michelet en 1935.
« Jean Sineux, gardien, personnage légendaire, ancien domestique de Doucet qui, sensible à son goût pour la lecture, l’affecta à ses nouvelles fonctions qu’il fut le seul à conserver lors du passage de la Bibliothèque à l’Université. » (source : François Chapon, C'était Jacques Doucet, 2006, p. 181, n. 79).
A 28 ans, signalé cultivateur sur l'acte de mariage. Exerce le même métier que ses parents où il est domicilié.
Domestique rentré au service de Jacques Doucet en 1906, probablement avec son épouse déjà domestique en 1900, cuisinière en 1904. Le couple sera monté à Paris pour ensemble se placer.
Distinction accordée pour « services rendus aux recherches scientifiques » (source : JO du 9 février 1936, p. 1673).
De tout le personnel employé à la Bibliothèque d’art et d’archéologie par Doucet, Jean Sineux sera le premier engagé (1906) – avant même qu’elle soit organiquement constituée – et le dernier à la quitter (1941). Rien ne l’y destinait. Aîné d’un couple de cultivateurs de la Mayenne, cultivateur lui-même, Jean Sineux effectue son service militaire (12/11/1896 - 19/09/1897) dans un régiment d’infanterie de Laval (source : AD de la Mayenne, R1462-Sineux-402). Se marie à une domestique qui est aussi cuisinière (1904), déjà mère de leur premier enfant (1900). Sans doute montent-ils ensemble à Paris pour rentrer comme domestiques au service de Doucet, dans l’hôtel particulier nouvellement construit nécessitant une nouvelle organisation du personnel de maison (1906). Jean Sineux, en tout cas, s’y trouve avec certitude en mars 1906. Il a alors 30 ans. Clotilde Misme, qui témoignera plus tard d’une période qu’elle n’a personnellement pas connue, rappelle qu’il aurait commencé par faire la plonge avant que sa curiosité croissante pour les livres de la collection Doucet s’accumulant dans les rares espaces encore disponibles de l’hôtel et jusque dans sa chambre, ne le fasse remarquer et monter en grade (cf. infra Clotilde Misme). Peut-être confond-elle avec Étienne Deville, autre employé de la première heure à la Bibliothèque, qui commença effectivement sa vie professionnelle à Paris, à plein temps, comme garçon de cuisine et plongeur à l’Institution des jeunes aveugles. Qu’importe, il s’agit d’exprimer la basse condition de Sineux pour mieux souligner la place singulière - et selon elle surestimée - qu’il occupa ensuite au sein de la Bibliothèque comme factotum, c’est-à-dire gardien, magasinier, coursier et bibliographe. De fait, sa connaissance fine de l'historique de la Bibliothèque (organisation des fonds dans des locaux labyrinthiques et changeants, valse des cotes et des étiquettes) le rend apte à satisfaire les demandes des lecteurs. Sa curiosité intellectuelle est réelle et son dévouement certain. Il jouit, en conséquence, d’une confiance inconditionnelle de la part de Doucet et des premiers directeurs, Vuaflart et Joubin. Ses adresses successives correspondent à celles de la Bibliothèque où il occupe avec sa famille des logements de fonction au moins jusqu'en 1935. Son épouse peut tenir le rôle de concierge. Ainsi est-elle indemnisée à hauteur de 300 francs annuels à l’hôtel Rothschild (source : AN, AJ/16/8408).
Mais avant cela, le couple Sineux reste dans les murs de la rue Spontini, alors que la Bibliothèque est passée sous la tutelle du ministère de l’Instruction publique (1917). L’équipe qui se constitue alors est extraordinairement réduite. Sous l’autorité de Joubin, le nouveau directeur, Jean Sineux a pour seules et nouvelles collègues, Clotilde Misme, assistante de Joubin (1919), et Anna Courtois, secrétaire dactylographe (1922), l'une et l'autre à temps partiel. Dûment recommandées et plus éduquées, elles ne peuvent prétendre avoir ses connaissances. Fait significatif, dans les dernières années passées rue Spontini, le salaire annuel de Jean Sineux (6000 francs) égale celui de la Clotilde Misme (source : AN, AJ/16/8408). Son rôle est connu et sa réputation établie : « Il faut beaucoup d’argent pour acquérir beaucoup de beaux livres et il faudrait aussi plus de personnel, afin que la bibliothèque puisse ouvrir également le matin. M. André Joubin n’a pour le seconder que deux collaboratrices et aussi un gardien, M. Jean Sineux, tout dévoué à l’œuvre et devenu lui-même un bibliothécaire très débrouillard. » (source : Louis Paillard, « La plus belle bibliothèque d'art qui soit au monde », Le Petit journal, 2 janvier 1926).
Joubin, soucieux de lui assurer une juste pension, œuvra en 1926 pour obtenir en sa faveur « un versement rétroactif pour les années antérieures à la titularisation », à la caisse des retraités pour tenir compte des années passées hors du cadre universitaire. Pour réunir les 12.029 francs nécessaires, Joubin intéresse à son sort Doucet et la Société des amis de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (source : AN, 20010498/59 et AJ/16/8408). Personnel assimilé en 1926, Sineux sera maintenu dans ses fonctions jusqu’au 31 décembre 1940 en raison de l’indisponibilité du gardien auxiliaire, prisonnier de guerre à Saumur (source : AN, AJ/16/8408) et, pour les mêmes raisons, jusqu'en 1941 (cf. infra Damiron). La retraite venue, Jean Sineux et son épouse retournent en Mayenne, à la Taconnière de Sainte-Suzanne. Un courrier de Pierre Lelièvre, récemment promu quatrième directeur de la Bibliothèque, lui parvient pour solliciter ses lumières à propos d’exemplaires manquants. Prenant la mouche et agacé des rigidités de l’administration qu’il éprouva en fin de carrière (comparées au fonctionnement de la première Bibliothèque), Sineux y répond vivement et rappelle ses états de service (source : AN, AJ/16/8388, lettres des 5 et 18 octobre 1943 ; cf. supra). Il a alors 67 ans. Sera veuf l’année suivante (1944). La numérisation incomplète de l’état civil de la Mayenne ne permet pas de dater son décès.
Doucet emploie Jean Sineux comme personnel de maison, probablement avec sa femme cuisinière, et lui réserve un logement dans son hôtel particulier au 19 de la rue Spontini en 1906. Le provincial monté à Paris y découvre les collections de livres de Doucet qui l’affecte ensuite au service exclusif de la Bibliothèque. Désigné par ses collègues par son seul prénom, « Jean » garde la marque de sa première fonction : le stigmate des gens de maison.
Sineux et Vuaflart entrent environ en même temps au service de Doucet. Le premier comme domestique, le second comme secrétaire particulier, lorsque Jacques Doucet s’installe dans son nouvel hôtel de la rue Spontini (1906). Ils glissent, en parallèle, sur de nouveaux postes (gardien et directeur) à l’ouverture de la Bibliothèque (1909) : « J’ai commencé la Bibliothèque par le premier livre en 1906 avec le secrétaire [Vuaflart] de Mr. Doucet qui était le seul et moi [sic]. » (source : AN, AJ/16/8388). Les deux hommes partageront une proximité réelle car ils sont logés dans un des immeubles abritant la Bibliothèque, au 16 rue Spontini. Lorsqu’elle ferme au public, pour cause de guerre, son personnel se réduit à ce noyau originel. Vuaflart n’a plus pour subalterne que Jean Sineux, gardien de la Bibliothèque.
Éloigné de Paris en 1912, Vuaflart demande à Jean Sineux de faire des vérifications sur des ouvrages de la Bibliothèque afin qu’il puisse avancer dans ses recherches. Sineux se trouve nécessairement sur place alors que ses collègues bibliothécaires sont pour partie en vacances. Après avoir donné tous les renseignements sur des portraits de Marie-Antoinette conservés à Versailles, Sineux propose au besoin l’envoi des livres :
Lettre du 21 août 1912 (Sineux à Vuaflart, extrait) : « Monsieur Vuaflart si vous désirez les catalogues du musée de Versailles je pourrais vous les envoyer tout les deux et peut-être que vous comprendrez mieux. Je vous ai copié ce qu’il y a exactement sur les deux avec leurs titres et dans le 1er il n’y a qu’un numéro [de notice] et [dans] le second trois [les quatre effectivement transcrits dans la lettre]. Ici tout va bien et nous ne voyons pas beaucoup de monde. Tout à vos ordres. Recevez Monsieur mon entier dévouement. Jean Sineux. » (source : BINHA, Ms. 380).
René-Jean, nommé bibliothécaire (1908), prend connaissance de la Bibliothèque et peut compter sur Sineux, en premier lieu pour le transport des livres et leur redistribution constante dans une bibliothèque en continuelle expansion ; en second pour les communiquer aux lecteurs : « J’ai commencé la Bibliothèque par le premier livre en 1906 avec le secrétaire [Vuaflart] de Mr. Doucet qui était le seul et moi [sic]. Il y avait des livres au 11, au 13 et 19 rue Spontini et ensuite en avril 1909 nous avons ouvert la Bibliothèque avec Mr René Jean. La Bibliothèque était installée avec 25000 vol. au 16 rue Spontini puis pendant 5 ans nous avons occupé un nouvel appartement tout les ans. » (source : AN, AJ/16/8388).
Billet de blog de Jérôme Delatour publié le 8 janvier 2020 : « Jean Sineux, le plongeur garçon de bibliothèque »
P. Schandel : recherche archivistique et renseignement intégral de la notice