Chez Hugo, la pratique de collectionneur est intimement liée au goût pour la décoration intérieure, qu’il développe dès 1832, lorsqu’il emménage avec sa femme, Adèle Fauchon, et leurs quatre enfants, âgés de deux à huit ans, dans le grand appartement du numéro 6, place Royale (aujourd’hui place des Vosges, où se trouve le musée Victor-Hugo). Chose peu courante à cette époque, Hugo se charge lui-même de l’installation, garnit l’appartement de meubles et d’objet d’arts anciens (P. Eudel, s. d., p. 296). Après la visite qu’il lui fait en 1847, Charles Dickens décrit l’écrivain et sa famille « assis parmi de vieilles armures, de vieilles tapisseries, de vieux coffres, de vieilles tables et des fauteuils sinistres, de vieux dais d’apparats venus de vieux palais, de vieux lions en or prêts à jouer aux quilles avec de vieilles lourdes boules en or » (Dickens, corr., 1847). L’atmosphère théâtrale de l’intérieur hugolien est confirmée par Eugène de Mirecourt (E. de Mirecourt, 1854, p. 24-27), dont l’attention est tout particulièrement retenue par le « merveilleux musée » du cabinet de travail, empli de meubles et de tapisseries Renaissance, de manuscrits médiévaux, de céramiques d’Extrême-Orient, de laques et de figurines. Et le poème de Hugo « À des oiseaux envolés » (Les Voix intérieures, 22 avril 1837) évoque ce cabinet, avec ses « Chinois ventrus faits comme des concombres », référence, certainement, à un genre de petites figurines de porcelaines d’exportation chinoise très populaires au XIXe siècle. Après la révolution de 1848, Hugo déménage rue de la Tour-d’Auvergne, où il réside jusqu’à son départ, en 1851. Théophile Gautier (1874, passim) donnera plus tard une description de cet appartement, dont il se souvient après être tombé par hasard sur le catalogue (disparu aujourd’hui) de la vente aux enchères des biens restés dans l’appartement parisien du poète. À en croire Gautier, il était plein d’antiquités et de meubles de toutes les périodes et de toutes les régions géographiques : cruches, tentures, et fauteuils en bambou chinois ; cabinets de laque et porcelaines japonaises.
Après que Hugo arrive à Guernesey, il achète une maison pour sa famille, au printemps 1856, qu’il nomme Hauteville House, du nom de la rue où elle était bâtie. Il la décore en deux temps, de 1856 à 1859, puis de 1861 à 1862, la meublant d’antiquités de toutes les époques, comme il en a l’habitude. Mais tandis que dans ses appartements parisiens les antiquités sont librement disposées et mêlées, à Guernesey, Hugo en vient à préférer une plus grande (bien qu’elle ne fût jamais complète) unité de style, créant des pièces au caractère médiéval, ou bien Renaissance, ou encore d’une atmosphère plus baroque, d’autres encore dans un esprit extrême-oriental, ce dernier s’exprimant plus particulièrement dans les salons Bleu et Rouge au premier étage, ainsi nommés en raison des couleurs de leurs tapisseries de soie (Hauteville House, 2010 et 2019).
La provenance
Où Hugo obtint-il les innombrables antiquités qui décoraient Hauteville House qu’elles fussent complètes, ou dont il ne conservait que des parties ou encore auxquelles il assignait de nouveaux usages (P. Chu, 2020) ? Ses carnets de Guernesey (V. Hugo, 1969, 1327-1492), dans lesquels il consignait les événements de la journée tout comme ses achats et ses dépenses, nous livrent quelques informations sur ces achats d’objets – où, quand, comment, auprès de qui il se les procurait – bien qu’il soit peu aisé d’établir la correspondance exacte entre ses descriptions hâtives et les objets se trouvant effectivement dans la maison. Hugo collectionne au gré de ses trouvailles, semble-t-il, achète où et quand il le peut. Peu d’objets proviennent de France, d’autres sont achetés – ou échangés – à d’autres exilés français vivant à Guernesey ou à Jersey. D’autres encore sont acquis à Londres ou sur le continent européen, soit par Hugo lui-même lors de brefs séjours, soit pour lui par des amis ou des membres de sa famille. Il est possible que certains objets aient été des cadeaux. Hugo semble aussi avoir couru les brocantes à Guernesey, souvent en compagnie de sa maîtresse, Juliette Drouet, dont il contribua à meubler et à décorer la maison, à deux pas de la sienne, deux pièces, notamment, dans le style chinois. Contrairement à Hauteville House, demeurée intacte, Hauteville Fairy, où vivait Juliette Drouet, fut détruite, mais le salon, conçu par Hugo dans le goût chinois, fut conservé et reconstitué à la Maison de Victor Hugo, à Paris (P. Chu, 2019). Parmi les objets extrême-orientaux de Hauteville House dont la provenance nous est connue, on peut noter un brûloir à encens en forme de pêche qui ornait le salon bleu et avait appartenu à Alexandre Dumas. Le romancier l’avait donné à Adèle Hugo pour une vente de charité au profit des enfants pauvres de Guernesey (Guide Hauteville House, 2019, p. 34), et Victor l’avait racheté, si l’on en croit les carnets, pour la somme de cent francs, à la vente du 25 juin (V. Hugo, 1969, p. 1334)… Les carnets nous disent aussi qu’il acheta une petite statuette d’« idole chinoise sur son trône », à Guernesey, pour « 32 sch. », mais le vendeur ne nous en est pas connu (V. Hugo, 1969, p. 1340).
Les collections d’Extrême-Orient à Hauteville House
Avant de nous pencher sur la collection d’objets extrême-orientaux de Hauteville House, deux observations, en guise d’introduction, sont nécessaires. Tout d’abord tous les objets de la maison ne datent pas de l’époque où Hugo y séjourna. Le catalogage détaillé du contenu de la maison est en cours (les résultats en sont publiés en ligne, sur le site de Paris-Musées, à la page https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr) et l’on aura, lorsqu’il sera achevé, une idée plus claire des objets qu’avait rassemblés Hugo lui-même, et de ceux qui parvinrent après sa mort dans la collection. Deuxième point, Hugo n’était pas un collectionneur méthodique et n’avait pas de connaissance approfondie des arts d’Asie ; il semble avoir d’abord apprécié les objets pour leurs vertus décoratives. Nombre de ceux qu’il avait réunis dans la maison, notamment parmi les céramiques, étaient des imitations occidentales. Hugo en était certainement conscient pour une part d’entre eux mais peut-être pas pour tous. L’étude systématique de tous les objets, en détail, avec le catalogage de la collection, permettra de répondre aux questions concernant le lieu d’origine de nombre d’entre eux. En l’état actuel des connaissances de conservation, il semble que les objets provenant réellement d’Extrême-Orient ne soient pas plus d’une cinquantaine.
Les porcelaines et les céramiques, en général, forment une part importante du décor de Hauteville House. Elles comprennent des pièces de service de table, notamment assiettes et soupières, mais aussi de nombreux vases et figurines. On en trouve beaucoup au premier étage, dans le couloir aux faïences, fixées aux murs ou aux plafonds ; soupières, vases et figurines sont en outre disposées sur les tables et dans les vitrines qui parsèment la maison, mais surtout dans les salons rouge et bleu du premier étage, où, avec les papiers peints chinois aux murs, les cabinets de laque et les soieries, elles contribuent à créer une atmosphère excentrique et gaie adaptée à ces pièces qui servaient aux réceptions et aux fêtes. Une paire de vases de la famille rose à médaillon, actuellement exposés dans le salon bleu, offre un exemple parfait des pièces exportées de Chine au XIXe siècle que Hugo collectionnait. Une autre paire de vases de la famille rose, également dans le salon bleu, est ornée de dragons et de motifs propitiatoires. Ces vases étaient souvent fabriqués nus à Jingdezhen (King te-Tching), puis transportés à Canton, où on leur adjoignait un décor selon le goût de la clientèle étrangère, d’où leur autre dénomination, Guangcai, ou « couleur de Canton ».
Sont aussi à Hauteville House un certain nombre de pièces japonaises Imari (c’était de ce port qu’elles embarquaient vers l’Europe), dont un grand plat rond dans la salle à manger. Ces porcelaines, fabriquées depuis la fin du XVIIe siècle à Arita, furent exportées en grand nombre dans la première moitié du XVIIIe siècle, lorsque les troubles politiques interrompirent presque le trafic en provenance de Chine. Peintes en bleu sous glaçure et rehaussées d’émaux et d’or sur la couverte, les porcelaines d’Imari connurent un tel succès que les potiers de Jingdezhen eux-mêmes les copièrent lorsqu’ils eurent repris leur fabrication. Parmi les pièces inspirées du travail chinois réalisées en Europe à la fin du XIXe siècle, on trouve quelques assiettes à motifs de saules, créées par des potiers anglais, qui imprimaient par transfert les bleus sous glaçure (J. Portanova, s. d.). Un ensemble de vaisselle en ironstone (« terre de fer » – une faïence fine de grand feu) de la maison Mason du début du XIXe siècle (G. Roberts, 1996, passim), dont deux soupières (dans le billard) et des assiettes (dans le couloir aux faïences), offre un autre exemple de chinoiseries. Ce sont des copies de porcelaines de la famille rose à décor mandarin destinées à l’exportation ; créées à la fin du XVIIIe siècle, elles dépeignent une heureuse vie domestique chinoise où figure souvent un homme en costume officiel de mandarin de la dynastie Quing (1644-1911), accompagné de son épouse et, parfois, de ses enfants. L’ensemble de la collection Hugo ne provient pas, d’évidence, de Chine, à en juger par les visages aux traits européens, par la représentation erronée des costumes et par le rendu en perspective de la balustrade en arrière-plan. Outre les vases et la vaisselle, Hauteville House est riche de nombreuses figurines en porcelaine ou en céramique, comme la paire de chiens Fo du salon rouge, les quatre femmes tenant un vase au-dessus de la porte de la salle à manger et la statuette de Guanyin en porcelaine « blanc de Chine » tenant un enfant mâle, indiquant qu’on prie la déesse pour la naissance d’un garçon, dans le billard.
Une photographie d’époque montre que la figure de Guanyin se tenait originellement (comme aujourd’hui) entre les deux soupières Mason (voir plus haut) décorées de scènes quotidiennes et une paire de vases de la famille rose représentant la divinité taoïste Magu apportant une offrande à la Longévité (Guide Hauteville House, 2019, p. 28). Cet arrangement n’est pas sans résonance visuelle avec la culture chinoise, dans laquelle la famille, les enfants mâles et une vie longue sont hautement désirables. Il laisse entendre que Hugo ne s’intéressait pas seulement aux aspects décoratifs des objets qu’il collectionnait, mais aussi à leur signification culturelle. Le laque était un autre produit en vogue de l’Asie orientale. La collection de laques de Hugo comprend un ensemble de portes rouges, ramenées de son appartement de la rue de la Tour-d’Auvergne, à Paris (Guide Hauteville House, 2019, p. 35), plusieurs cabinets de différentes tailles, une table pliante, des boîtes, et une version en laque d’un ancien bronze Fang (une cruche à vin). Pour la plupart, ces laques semblent avoir été fabriqués en Chine, quoique certains puissent provenir du Japon. Ces pièces font montre de plusieurs techniques en usage dans les laques : peintures, gravures et incrustations.
Du côté du salon rouge, les doubles portes donnant sur le salon bleu sont lambrissées avec deux panneaux d’un paravent de laque rouge délicatement peint d’or et d’argent. L’une des pièces les plus élaborées de Hauteville House est un cabinet en laque de Coromandel, dans le billard. Comme de nombreux cabinets de cette sorte, il est possible qu’il ait été fabriqué en Europe à partir de panneaux laqués de paravent originellement fabriqués, pour l’exportation via la côte de Coromandel, à Yangzhou ou à Canton. Le laque de Coromandel se caractérise par l’usage de nombreuses couches, qui peuvent être gravées, peintes et/ou incrustées d’autres matériaux. On trouve dans la maison différents types de peintures chinoises. Des stores de bambou peints sont fixés au mur, près de l’entrée, en décoration, tandis que des papiers peints à la main (encre et aquarelle) de fleurs et d’oiseaux ornent les plafonds. Dans l’atelier-fumoir, ce sont des panneaux de soie peints translucides, utilisées pour filtrer la lumière des fenêtres. Au premier étage, d’autres papiers chinois, peints à la main, tapissent les murs, représentant des figures dans des paysages ou des jardins aux couleurs saturées, témoignant un intérêt évident pour la perspective occidentale. Ces papiers comptaient parmi les éléments indispensables des « salons chinois » du XVIIIe siècle. Les artistes qui les ornaient peignaient aussi sur soie, sur panneau ou sur toile. Du côté du salon bleu, les doubles portes par où l’on rejoint l’autre salon sont ornées d’huiles sur panneaux dont le style rappelle le papier peint. De larges pans de tapisseries couvrent les salons rouge et bleu, dans un style flamboyant, notamment les damas (restaurés), probablement européens, aux murs, et les tapisseries brodées de perles, de confection européenne, qui garnissent murs et plafonds. Dans le salon rouge sont deux pièces de soierie brodée de Chine : d’une part le baldaquin qui surmonte la cheminée, d’autre part, une couverture de portes qui fait également lambrequin. La seconde pièce est brodée de petites figures vagabondant parmi les saules et les arbres en fleurs. On n’a jusqu’à présent retrouvé aucune trace, à Hauteville House ou ailleurs, du « lot de soieries de Chine vendu par un officier anglais qui était de l’expédition et qui l’a pris au palais d’été de l’empereur de Chine », mentionné par Hugo dans ses carnets à la date du 23 mars 1865 (v. Hugo, Œuvres complètes, vol. 12, 1969). Toutes les pièces de Hauteville House ne sont pas strictement parlant de l’art chinois exporté. Le brûloir à encens ovoïde en cuivre (voir plus haut) orné de branches de pêcher et d’un fruit, posé sur un socle de bois sculpté au centre du salon bleu, n’était probablement pas destiné à l’exportation, quoique ce genre d’objets aient régulièrement trouvé leur chemin vers l’Europe. Il en va de même du Bouddha sculpté et doré (voir plus haut) assis sur un trône de bronze, lui aussi dans le salon bleu, qui démontre que l’intérêt des Européens allait au-delà de l’art d’exportation et qu’ils achetaient aussi des objets réalisés pour le marché chinois.
Commentaire rédigé par Petra ten-Doesschate Chu et Jing Liu (traduit par François Boisivon).