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En 1919, Jean Charpentier crée avec son associé Pierre Ostier la galerie Charpentier, spécialisée dans la vente de mobilier et d’œuvres d’art. Charpentier cède sa galerie à Maurice Deltour en 1937 ; ce dernier la revend à son tour à Raymond Nasenta en juin 1941. Durant l’Occupation, la galerie devient un lieu central du marché de l’art et de nombreuses expositions et ventes aux enchères y sont organisées.

Création de la galerie et organisation des premières expositions

La galerie Charpentier est fondée par le collectionneur Jean Charpentier (1891-1976) en 1919, au 76 rue du Faubourg Saint-Honoré dans le VIIIe arrondissement, à l’angle de la rue Duras, presque en face du palais de l’Élysée. Elle est installée dans un hôtel particulier bâti à la demande du comte Nicolas d’Orglandes (1767-1857) en 1802, puis vendu en 1821 au colonel d’Andlau d’Orvillers. Avant d’appartenir à Jean Charpentier, la propriété était celle de la famille Mouthier-Dehayin. En 1919, Jean Charpentier y crée la « Société Jean Charpentier & Cie » avec son associé Pierre Ostier, se spécialisant ainsi dans la vente de meubles, d’objets d’art, de tableaux anciens et modernes ainsi que de tapis et de lustres. Progressivement, le public est invité à découvrir la collection de Charpentier dans une galerie aménagée dans la cour d’honneur de l’hôtel. La galerie prend d’abord le nom d’Hôtel Jean Charpentier puis elle adopte le nom définitif de Galerie Jean Charpentier1. En 1924, la galerie diversifie ses activités par l’organisation, du 24 avril au 16 mai, d’une exposition sur Géricault au profit de la société « La Sauvegarde de l’art français »2. On peut également citer l’exposition « L'art de la gravure en Angleterre et en France de 1660 à 1860 », qui se tient du 14 mai au 30 juin 19353. Deux ans plus tard, Jean Charpentier cesse son activité de galeriste et vend son commerce au chirurgien-dentiste Maurice Deltour (né en 1894), qui en devient le propriétaire officiel en octobre 1937 et conserve la raison sociale et le nom de la galerie4. De nombreuses expositions continuent d’y être organisées, notamment  en 1938 celle consacrée à Roger Bezombes, représentant de la seconde École de Paris ou l’exposition Réalités nouvelles, proposée en 1939 par Yvanhoé Rambosson et Frédo Sidès, préfigurant le premier Salon des réalités nouvelles de 1946. Après la dissolution de la société des Galeries Georges Petit en 1933, il semblerait que la galerie Charpentier devienne progressivement un lieu de ventes aux enchères de prestige, acquérant une renommée et une place centrale dans le marché de l'art parisien.

Implication de la galerie dans des transactions avec l’occupant

Au commencement de l’Occupation, la galerie connaît une période assez trouble ; fermée depuis le début du conflit, elle est cependant prêtée à Henri Aumaitre, par l’intermédiaire de son frère qui connaît Maurice Deltour1. Aumaitre y organise, en février 1941, avec la courtière en objets d’art Gabrielle Chesnier-Duchesne, une exposition de tapisseries du XVIIe siècle. Ces dernières, relatant des scènes de la vie de Charles Quint2, furent acquises auprès de Mademoiselle Lancelet et vendues par Chesnier-Duchesne à Hermann Göring. La somme de 3 500 000 F est versée en espèces par Josef Angerer3, chargé d’effectuer la transaction. Maurice Deltour, propriétaire de la galerie à ce moment et ignorant tous ces agissements, n’a obtenu aucune part de cette transaction4.

Durant un interrogatoire mené par les délégations spéciales et judiciaires de la Préfecture de Police de Paris en 1946, Deltour avoue qu’en avril 1941, sa galerie est réquisitionnée par les Allemands sur ordre signé par Josef Mühlmann (1886-1972) afin d’y organiser une exposition de tableaux pour le Reichsmarschall Göring : une centaine d’œuvres lui sont vendues, dont la provenance ne fut jamais connue de Deltour. Ces ventes dateraient en réalité du 14 mars 1941 : on peut notamment citer le panneau central d’un triptyque de l’École flamande, vendu 6500 RM5 ; une Adoration des Mages par l’atelier du maître de l’Annonciation d’Utrecht, vendu ou estimé à 220 000 F6 ; deux panneaux de vitrail, représentant des Têtes de saint7 ainsi que trois tapisseries, l’une représentant Sept femmes en costumes régionaux8, les deux autres représentant des paysages de verdure9. Toutes ces œuvres, hormis le panneau central du triptyque, ont pu être identifiées, aux côtés d’autres œuvres, sur des photographies prises à l’intérieur de la galerie Charpentier lors de l’exposition organisée par Mühlmann10.

Démobilisé et en difficulté, Deltour s’associe en juin 1941 à Raymond Nasenta et constitue alors une société à responsabilité limitée ; Nasenta devient directeur de la galerie tandis que Deltour, simple actionnaire sans regard sur la marche de l’entreprise, ne s’intéresse qu’à ses bénéfices11.

Raymond Nasenta et la galerie Charpentier

Raymond Gaston Nasenta (parfois orthographié Nacenta) naît le 25 septembre 1899 à Paris, dans le XIVe arrondissement, de Joseph Nasenta, tapissier, et Émilie Marie Joséphine Fache1. Il épouse le 19 décembre 1927 à la mairie du IXe arrondissement Germaine Éliane Duval (née le 17 septembre 1895)2 ; à cette époque, il est architecte décorateur établi à son compte à Paris et domicilié au 5 passage d’Orléans à Neuilly-sur-Seine.

Nasenta, qui vit désormais au 1 avenue Saint-Honoré d’Eylau dans le XVIe arrondissement, devient donc le directeur et propriétaire de la galerie le 30 juin 1941 ; cette dernière est inscrite au Tribunal de Commerce de la Seine le 23 août 19413. Nasenta entreprend de grands travaux d’aménagement et de réfection, achevés en décembre 1941, date à laquelle la galerie rouvre officiellement. Jusqu’à la fin de ses activités en France en juin 1966, il va redonner à la galerie son renom mondial grâce à de nombreuses manifestations culturelles, notamment La Quinzaine de l’art espagnol, organisée du 25 septembre au 12 octobre 19424, mais aussi les cinq premiers concerts de la Pléiade5, de février à juin 1943. Nasenta organise également des expositions thématiques et monographiques comme « L’automne » et « Van Dongen » en 1942 ; une exposition posthume consacrée à Émile Bernard, source d’inspiration pour les peintres de l’Académie Julian et pour les Nabis, et sur la jeune sculpture française en 1943 ; mais également une exposition autour du thème de la vie familiale en 1944. À l’occasion de chaque évènement est édité un catalogue ; plus d’une quinzaine d’expositions sont organisées jusqu’à la fin du conflit. Ces dernières mettent à l’honneur des maîtres de la peinture comme Jean-Baptiste Greuze, Antoine Watteau et Eugène Delacroix face à des peintres contemporains ; on retrouve beaucoup d’œuvres de Maurice Utrillo, Pierre Bonnard, Kees Van Dongen et Maurice de Vlaminck6. Raymond Nasenta est aidé par des agents attachés à l’établissement : le marquis de Laborde, frère de l’amiral, est conseiller en tableaux anciens et chargé de la partie mondaine, des invitations et des présentations, tandis que Marc Campagne, conseiller artistique et critique d’art au journal Les Nouveaux Temps, est expert en tableaux modernes7. Chaque exposition est dirigée par un comité de patronage, auquel appartenait Albert Henraux, président de la Commission de récupération artistique (CRA), ayant souvent prêté des œuvres de sa collection personnelle à la galerie8.

Les enquêtes d’après-guerre

Raymond Nasenta est inconnu aux Sommiers judiciaires, tout comme son épouse ; il n’a fait l’objet d’aucune remarque particulière au point de vue national, politique et social. À la Libération, Nasenta fait l’objet d’une première enquête suite à la réception d’une lettre anonyme, datée du 25 novembre 1944. Il est accusé d’avoir installé à demeure un expert entièrement aux ordres de l’occupant. Selon l’auteur de la lettre, les tractations seraient dirigées dans l’intérêt des Allemands et Nasenta se livrerait 

« en toute liberté et de la manière la plus scandaleuse à un honteux trafic, réalisant une fortune considérable en se servant du nom bien connu et respecté de Charpentier, sans que ce dernier puisse se défendre vu les circonstances tragiques dans lesquelles il se trouvait1 ».

Interrogé sur les activités de la galerie durant l’Occupation, il avoue avoir vendu pour un total de 519 075 F de tableaux à l’occupant. Il fournit une liste des résultats de ses ventes aux Allemands, comprenant le nom des acheteurs, les montants des achats ainsi que le pourcentage par rapport aux recettes totales. Nasenta se base sur les noms d’acheteurs à consonance allemande, seul critère possible car il affirme n’avoir jamais été chargé personnellement d’une vente, restant dans l’ignorance absolue de l’identité des acheteurs2. Envoyée à Henraux, cette liste se retourne contre Nasenta et le force à rétablir la vérité sur les chiffres dans le cadre d’une seconde enquête, certains acheteurs étant en réalité français ou alliés. Le montant des ventes à l’occupant diminue ainsi à 390 075 F, soit 0,94% du chiffre d’affaires total entre janvier 1942 et le 25 août 19443.

Nasenta assure, dans un rapport du 16 janvier 1945 de la section de l’indignité nationale de la police judiciaire, mené par l’inspecteur Louesdon, que l’organisation des récitals de musique s’est toujours faite de façon privée, uniquement sur invitation, qui ne furent jamais envoyées aux Allemands. Cependant, on sait que la galerie était ouverte à tous pour dix francs et que le propriétaire n’avait aucun moyen d’empêcher les Allemands de la visiter. Une note du dossier de Nasenta aux Archives de la Préfecture de Police indique pourtant la présence certaine d’Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne et de son épouse au vernissage de l’exposition d’art espagnol le 25 septembre 19424. Auraient été également présents M. de Lequerica, ambassadeur d’Espagne, Abel Bonnard, ministre des Beaux-Arts, les généraux von Stulpnagel et Medicus, le ministre Schüller et le docteur Hoptuy, directeur de l’Institut allemand à Paris. Nasenta affirme que ses rapports avec les occupants auraient été réduits au strict minimum, portant seulement sur les demandes d’autorisation d’exposition à la Propagandastaffel5. Malgré les fréquentes sollicitations de cette dernière, jamais une exposition d’art allemand ne fut organisée à la galerie au cours des quatre années d’Occupation. Le galeriste se serait également habilement dérobé d’une exposition que souhaitait organiser le sculpteur Arno Breker dans sa galerie6.

Nasenta est cité devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration ; son mémoire de défense du 22 juillet 1946 est introduit par Marcel Poignard, bâtonnier de l’Ordre des Avocats. Dans ce rapport, Poignard insiste sur l’urgence de régler l’affaire car Nasenta organise en septembre 1946 une manifestation franco-brésilienne sous le patronage du ministre de l’Éducation Nationale, de l’Ambassadeur du Brésil Castello Branco Y Clark et des conservateurs de musées français. En novembre 1946, l’avocat de Nasenta, Jacques Masse, souligne la nécessité de classer l’affaire suite aux justifications apportées par Nasenta et demande un rendez-vous afin de lever la grave suspicion qui pèse sur son client et sur les personnes qui l’entourent7.

Malgré un témoignage de bonne conduite et de courage délivré par le préfet de l’Indre en juin 1940 et le fait que Nasenta ne soit pas considéré comme un collaborateur par son entourage, certains détails laissent penser à d’autres agissements. Ainsi, une huile sur toile du comte Pietro Rotari représentant une jeune fille au bouquet avec la tête inclinée fut exposée au printemps 1944 à l’exposition « La vie familiale », organisée à la galerie Charpentier. Ce tableau, appartenant à Arthur Weil-Picard, est par la suite passé par le Jeu de Paume en juin 19448. Son affaire est classée par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration le 18 novembre 1946, Nasenta ne pouvant être accusé d’avoir favorisé les desseins de l’ennemi, quelle que fut leur nature.

Conclusion

Il est difficile de savoir ce qui est arrivé à Jean Charpentier pendant l’Occupation, tout comme de connaître les raisons qui l’ont poussé à vendre la galerie à Maurice Deltour. Selon une lettre anonyme, il aurait été recherché par la Gestapo et se serait caché en province. D’abord installé en Provence puis en Haute-Savoie quand les Allemands occupèrent la zone sud, il se serait réfugié en Suisse en 1943. Raymond Nasenta n’a jamais connu Jean Charpentier et aucun renseignement ne fut recueilli sur lui par la police judiciaire1.

Après la Libération, la galerie continue de travailler avec des galeristes célèbres comme les Weill et les Bernheim et reste en activité jusqu’en 1966 ; cette année-là, un article de presse, intitulé « La galerie Charpentier quitte Paris – Son animateur oriente ses activités sur l’étranger »2, explique que le départ de Nasenta pour le Japon est nécessaire à la préparation d’une exposition autour du Douanier Rousseau et des naïfs. Nasenta quitterait par ailleurs la capitale car sa conception de l’art ne trouverait plus crédit à Paris.

En 25 ans d’activité, 102 expositions ont été organisées à la galerie Charpentier, visitées par 14 millions de personnes et ayant assuré près de 30 milliards de francs de revenus.  Durant les années 1960, le 76 rue du Faubourg Saint-Honoré devient le siège parisien de la société Fives-Lille, un groupe d’ingénierie industrielle créé en 1812. La galerie de Nasenta est repliée sur son siège social rue Bailly à Neuilly-sur-Seine, où se trouvaient toute la documentation et les archives photographiques, soit plus de 70 000 clichés. Raymond Nasenta meurt le 3 février 1979 à Montfort-l’Amaury dans les Yvelines. À la fin des années 1980, les pièces sur rue de la galerie sont louées à Pierre Cardin pour abriter un restaurant et en 1988, les locaux accueillent les bureaux parisiens de la grande maison de ventes Sotheby’s, implantée à Paris depuis 1967.

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