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Considéré comme un « petit antiquaire » parisien qui n’aurait effectué que peu de ventes avec l’occupant, Paul Tulino est rapidement relâché après quelques enquêtes dans l’immédiat après-guerre. Nous savons aujourd’hui qu’il était impliqué dans des ventes de biens spoliés. 

Un italien installé à Paris

Paul Gerôme Tulino était un antiquaire dont la boutique se trouvait au 8, rue Victor Massé dans le IXe arrondissement de Paris, un quartier plutôt modeste à l’époque et assez éloigné des grandes galeries d’art de la capitale. De nationalité italienne - il était né le 23 septembre 1897 à Florence -, il exerçait le métier de marchand d’art depuis le début des années 1920 en France1.

L’enquête américaine

Après la guerre, les enquêteurs américains1 lui reprochent d’avoir effectué des ventes pour Walter Bornheim, l’un des principaux acheteurs d’œuvres d’art pour Hermann Göring. D’après le rapport « The Goering Collection », Toulino [sic] lui aurait vendu quatre œuvres, pour un total de 1 425 000 F, à savoir un « Portrait of a child » de Albert Cuyp, un « Storming of Carthage » de l’école italienne du XVe siècle, deux sculptures, un marbre « Caritas » de l’école de Fontainebleau et une « Madonna and child with a Dove » de l’école française du XVe siècle, que ce dernier aurait ensuite soit vendues, soit fait offrir à Göring2.

Considéré comme « un petit antiquaire qui vendait surtout sur commission » par les enquêteurs américains, Tulino aurait été l’associé de « Loewenisch »[sic], soit Albert Loevenich, un marchand d’art de Cologne qui exerçait parallèlement à Paris3. Toujours d’après le même document, Tulino aurait été également en contact avec Adolf Wüster et Walter Andreas Hofer.

 

L’enquête française

Suite aux accusations formulées dans le rapport de l’Art Looting Investigation Unit (ALIU), transmis aux enquêteurs français, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration fait ouvrir sa propre enquête sur l’antiquaire Paul Tulino dès 1945. Deux rapports de police sont soumis au juge d’instruction près la Cour de justice de la Seine, Marcel Frappier, respectivement le 17 décembre 1945 et le 12 mars 19461. Lors de ses interrogatoires, Tulino avoue avoir vendu trois tableaux anciens à Bornheim le 10 juillet 1944, pour la somme de 85 000 F. Les détails concernant cette vente ne sont pas précisés. En revanche, il nie les autres faits qui lui étaient reprochés. Son nom, orthographié Toulino, a été trouvé sur des factures mentionnant deux ventes : un portrait de Rubens via Pierre Borel à Nice et un tableau primitif de l’école allemande via Marius Bernard à Marseille. Ces deux transactions de juin 1941 n’ont pas été clairement précisées et l’enquête française concernant ces acquisitions dans le sud de la France n’a vraisemblablement pas été poursuivie. Tulino nie avoir vendu à Bornheim les quatre œuvres d’art mentionnées dans le rapport Göring. Pour sa défense, il déclare :

« Je n’ai jamais travaillé avec Bornheim et je n’ai pas été associé avec Lowenisch [sic], je connaissais ce dernier pour lui avoir vendu quelques cadres et tableaux de peu de valeur.

Je connaissais Wuster [sic] depuis avant-guerre, mais il n’est jamais venu chez moi pendant l’occupation […] Je ne connais pas Hofer, dont je n’ai jamais entendu parler.2 »

Dans ce même interrogatoire, Tulino avoue avoir également vendu « un vase pour 27 000 F, une statuette de Ausbach pour 8 800 F, un bronze allemand ancien pour 5.000 Francs […] un tableau représentant un paysage romain avec palais et personnages, vendu le 9 janvier 1943 pour 65 000 F à [Herrn Oberbürgermeister] Hansestadt à Koeln (Cologne) signé Moucheron, toile de 2 m 60 x 4 m 15 payé directement.3 ».

Dans son mémoire en défense, soumis à la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration le 10 septembre 1946, l’avocat de Paul Tulino, maître Maurice Fischgrund, insiste sur le fait que son client n’aurait effectué qu’une seule transaction avec le marchand Bornheim, celle qui concernait les trois tableaux anciens d’une valeur de 85 000 F. Il y conteste toutes les autres accusations et insiste sur le fait qu’une simple inscription au crayon « par Toulino » ne représenterait aucune preuve. Il y souligne également que dans tous ces documents, le nom de son client serait mal orthographié et « qu’aucune preuve raisonnable ne permet de mêler le nom de Tulino aux affaires de Borel et de Bernard, ni à celle de Bornheim pour les quatre tableaux sus-désignés. »4.

Un autre avis semble avoir été décisif pour le classement du dossier Tulino. Michel Martin, chargé de mission des Musées nationaux, écrit le 27 décembre 1946 à la commission d’enquête que Toulino [sic] ne serait qu’« un commerçant d’importance très modeste », n’ayant « vendu que peu de tableaux, de médiocre valeur et liés à des peintres modernes de seconde ou troisième qualité5. Suite à ses différentes interventions, l’enquête n’est pas poursuivie et le dossier « Tulino » est classé le 27 janvier 19476.

Les transactions connues de nos jours

Quatre-vingts ans après les faits, l’ouverture des archives et le croisement de différents fonds dévoilent une autre réalité. Nous savons aujourd’hui que Paul Tulino était impliqué dans de nombreuses transactions d’œuvres d’art pendant la période de l’Occupation, dont certaines issues de spoliations ou de ventes forcées.

Les achats lors des ventes du COSI

Le Comité ouvrier de secours immédiat (COSI), à la fois organisme humanitaire français et organisme de propagande et de collaboration, a profité des spoliations de nombreux appartements appartenant à des Juifs à Paris1. Comme l'ont révélé les recherches récentes de Sylvie Harburger, le COSI a organisé plusieurs ventes aux enchères en 1943 à Sceaux, banlieue chic située dans le sud de Paris. Plusieurs marchands parisiens se sont rendus à ces ventes issues de spoliations afin d’acquérir des œuvres d’art à un prix modique et une marchandise facile à dissimuler par la suite sur le marché international.

Les catalogues de ces ventes sont conservés aux Archives diplomatiques. Ils n’indiquent que rarement des objets d’art clairement indentifiables, mais les minutes des ventes mentionnent les acheteurs et les prix2.

Paul Tulino s’est rendu à trois ventes organisées par le COSI, le 13 janvier, le 20 février et le 6 mars 1943. Il y a acquis de nombreuses œuvres d’art, dont des aquarelles de Paul Signac, un dessin de Jean-Louis Forain, un autre de Maximilian Luce, des tableaux de Picart Le Doux et de Michel Simonidis, mais également des œuvres plus anciennes comme « une marchande de poisson, école Hollandaise » ou un « portrait de femme, 18ème »3.  Au total il a acheté pour la somme de 84 455 F des lots de tableaux et de cadres, tous issus de spoliations.

Le réseau de Cologne

Lors des enquêtes d’après-guerre, Tulino avoue avoir connu Loevenich, minimisant l’intensité de leurs échanges et transactions. Le marchand Albert Loevenich gérait une importante galerie d’art à Cologne, la « Haus für alte Kunst »1. Sa galerie parisienne, où il exerçait également entre 1941 et 1943, se situait au 4, rue Cadet dans le IXe arrondissement de Paris, c’est-à-dire à dix minutes à pied seulement de la galerie de Paul Tulino. Si Loevenich comptait parmi ses clients les musées de la Rhénanie, il était surtout le principal acheteur pour le Germanische Nationalmuseum de Nuremberg en Bavière. Une faïence ayant le statut de MNR, le MCSR 99, aujourd’hui en dépôt au musée de Sèvres, est très probablement passée entre les mains de Tulino (son nom étant à nouveau mal orthographié, cette fois comme Paul Toulins)2. Cet objet a été acquis par le Germanische Nationalmuseum de Nuremberg avant d’être restitué à la France. Tulino admet avoir vendu un « paysage romain » au maire de la ville de Cologne. A-t-il eu ces contacts grâce à Loevenich ? On ne peut que supposer que les transactions entre Loevenich et Tulino étaient beaucoup plus importantes qu’on ne le pensait. La piste Loevenich mène également à Göring via le marchand Walter Bornheim3.  L’historien de l’art né à Cologne était installé à Munich depuis 1936,  ayant repris la galerie aryanisée de A.S. Drey qu’il transforma en « Galerie der Alten Kunst ». Bornheim était rentré en contact avec Göring via Hans-Joachim Apffelstaedt, le directeur du département de la culture de l’administration régionale de Rhénanie, dès 19374. Bornheim a acheté des œuvres d’art à Paris pour la collection Göring à partir de 1941 et pendant toute la période de l’Occupation, il restait très lié à son réseau et à ses relations en Rhénanie.

Une piste mène de Göring à la collection Saulmann

Le 24 décembre 1941, l’industriel allemand Friedrich Flick a offert comme cadeau de Noël un panneau de cassone, représentant une scène de bataille, le siège de Carthage, datant du XVe siècle au Reichsmarschall Hermann Göring1. Retrouvé à Berchtesgaden à la fin de la guerre, l’œuvre est rapatriée en France, après un passage au Central Collecting Point de Munich le 19 octobre 19462. Le panneau, retenu par la commission de choix des œuvres de la récupération artistique des musées de France en 1949, rejoint la cohorte des œuvres dites MNR, et est exposé depuis 1969 au musée d’Angers. 

L’œuvre est restituée à la France, car les enquêteurs américains découvrent que le panneau avait été acheté par Walter Bornheim au marchand parisien « Toulino »3. On revient donc à la toute première accusation, faite contre le marchand Paul Tulino en 1945 concernant la vente de quatre œuvres par Tulino à Bornheim pour un montant global de 1 425 000 F, vente niée par ce dernier à l’époque.

Le sort d’Agathe et Ernst Saulmann

Aujourd’hui nous savons que ce panneau de l’école italienne du XVe siècle appartenait au couple Agathe et Ernst Saulmann. Les Saulmann étaient collectionneurs, en particulier d’art ancien. D’origine juive, ils ont été victimes de persécutions à l'époque du national-socialisme1. Ernst Saulmann dirigeait une usine de textile à Pfullingen dans le sud de l’Allemagne. Agathe était la fille du célèbre architecte Alfred Breslauer, et sœur de la photographe Marianne Breslauer, plus tard connue comme marchande d’art sous le nom de Marianne Feilchenfeldt-Breslauer. Menacé suite aux lois antisémites, le couple a fui l’Allemagne nazie en 1935 pour se réfugier dans leur résidence secondaire à Florence. L’usine est aryanisée et leur collection d’œuvres d’art, - principalement des sculptures gothiques, des tableaux Renaissance et des objets d’art comme des vases en majoliques - est vendue sous la contrainte en 1936 à la maison de vente aux enchères munichoise d’Adolf Weinmüller via le marchand Julius Böhler. Le couple Saulmann n’a jamais reçu le montant de cette vente qui fut confisqué pour régler une partie de l’impôt sur la fuite du Reich (Reichsfluchtsteuer). Mais le montant de cette vente n’était pas suffisant pour payer l’impôt exigé par les dirigeants à Berlin. Depuis Florence, Agathe Saulmann a évoqué la possibilité d’une vente de leur collection d’art entreposée dans leur villa à Florence et qui serait encore plus importante que celle de Pfullingen2.

Au moment de la rencontre officielle d’Hitler avec Mussolini en 1938 à Florence, le couple s’enfuit à nouveau. Cette fois, leur espoir s’est attaché à la France. Ernst et Agathe arrivent en septembre 1938 à Nice3. Mais avec le début de la Seconde Guerre mondiale, leur séjour niçois se transforme en enfer. Ernst Saulmann, comme tous les Allemands résidant sur le sol français4, est interné en tant que « sujet ennemi » par le gouvernement français dès septembre 19395. Libéré en décembre 1939, il est à nouveau interné à partir de juin 1940 au camp des Milles à côté d’Aix-en-Provence6. Après sa libération, il doit se présenter chaque semaine à la police afin de faire prolonger sa carte de séjour. Pendant son absence à l’été 1940, sa femme Agathe est violemment agressée dans sa maison niçoise par des voleurs ; elle porte alors plainte pour viol auprès de la police française7. Le couple a probablement réussi à traverser la guerre en restant à Nice, en changeant d’adresse à plusieurs reprises.  Après la guerre, les Saulmann s’installent à Paris où Ernst meurt subitement suite à son calvaire en 1946. Après la mort de son mari, Agathe Saulmann poursuit les efforts engagés pour l’obtention de la nationalité française. En 1947, elle vend leur bibliothèque à la Bibliothèque d'art et d’archéologie Jacques Doucet, aujourd’hui bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art8. Après avoir obtenu la nationalité française en 1948, Agathe Saulmann entame sa bataille juridique en Allemagne et obtient la restitution de leur usine à Pfullingen ainsi que leur demeure « Erlenhof ». Elle a comme projet de transformer son ancienne maison en orphelinat pour des enfants réfugiés du monde entier sous protectorat de l’ONU. Elle doit cependant faire face à un recours introduit contre le jugement et la restitution de ses biens. Agathe Saulmann se suicide en 1951 à Baden-Baden9.

Le MNR 246

Il est prouvé que le panneau de cassone était dans la collection des Saulmann au moins jusqu’à 1939. Le couple était très proche de l’Institut allemand d’histoire de l’art de Florence (Kunsthistorisches Institut in Florenz). Avant de quitter l’Italie, ils y déposent des photographies de leur collection1. Une photo montrant l’œuvre en question y est enregistrée en 1939, avec mention indiquant la propriété des Saulmann. Le couple avait acquis le panneau de cassone en 1925 lors de la vente Cassirer et Helbing. Il est mentionné comme leur appartenant dans la littérature jusqu’en 19362.

Cette même œuvre est vendue par Paul Tulino en 1941 à Walter Bornheim, probablement dans sa galerie parisienne. Que s’est-il passé alors entre 1939 et 1941 ? Nous ignorons comment Tulino s’est approprié le tableau. Mais l’histoire des Saulmann laisse fortement supposer qu’ils ont vendu cette œuvre sous la contrainte, soit à Florence, avant leur départ à Nice, soit après leur arrivée en France. Tulino étant originaire de Florence, on peut imaginer qu’il avait gardé des liens étroits avec sa ville natale.  Après la guerre, il est accusé d’avoir été impliqué dans des transactions d’œuvres à Nice. Une liste d’importation d’œuvres d’art, signée par Agathe Saulmann indique qu’en quittant l’Italie, les Saulmann avaient pu emmener des biens culturels à Nice3. Et le fait qu’ils aient pu survivre pendant toute la période de la guerre dans cette même ville, malgré de nombreuses contraintes et sans avoir la permission de travailler, laisse supposer qu’ils ont vendu des objets d’art sous la contrainte, afin de survivre.

Pour résumer, nous savons aujourd’hui que Paul Tulino n’a pas seulement profité des ventes aux enchères issues de spoliations organisées par le COSI. D’après les archives rassemblées à ce jour, il a été impliqué dans des transactions concernant au moins six MNR, souvent liées à Walter Bornheim et son réseau de Cologne4.

Le marchand continua son activité jusqu’à sa mort en 1951. Le marchand d’art Giancaro Baroni s’est marié à la fille de Paul Tulino. D’après un article de presse, ce dernier lui avait appris le métier et Baroni devint ainsi le successeur de la galerie Tulino5.