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Paul Pétridès est un marchand actif sur le marché de l’art en France sous l’Occupation. En contact avec Lucien Adrion, Ignacy Rosner et Gustav Rochlitz, il contribue à plusieurs ventes au profit de Bernhard A. Boehmer et acquiert des biens spoliés à Paul Rosenberg.

Du tailleur au galeriste

Paul Constantin Pétridès naquit le 18 août 1901 à Paphos (Chypre) de Constantin Pétridès et Brioni Mirophora, 13e enfant d’une famille pauvre1. Après un apprentissage de tailleur2, il quitta Chypre entre 1918 et 19193. Il s’installa en France en 19204 et travailla en tant que tailleur auprès de Mignou5, jusqu’en 1922.

Entre 1922 et 1940, il poursuivit sa carrière de tailleur6. Il exerça dans la capitale au sein de l’atelier de O’Rosen (place Vendôme, Paris), où il ne travailla que quelques mois7. Ensuite, il rejoignit l’atelier de Demony (boulevard des Italiens, Paris), tandis qu’il suivait également des cours de tailleur pour hommes, puis pour dames chez Messieurs Ladevèze et Darroux8. Après l’obtention de son diplôme, il entra dans l’atelier de Mochi en 1924 et le quitta en 1926. Entre janvier et septembre 1927, il ouvrit une affaire, au 4 place de Budapest (Paris IXe)9, au nom de Petry et Cie10. Puis une personne lui proposa de devenir directeur-coupeur chez Mazella (boulevard Poissonnière, Paris)11.

À cette période, il bénéficiait déjà d’une bonne réputation dans le monde des tailleurs. C’est lors de son séjour dans l’atelier de Mazella qu’il s’initia à l’art et accéda à la Société des amateurs et collectionneurs d’art12. Il rencontra en 1925 Odette Luz, Bosc de son nom de jeune fille, qui était déjà peintre et courtière en tableaux13. Ils se marièrent le 15 janvier 192914 et Pétridès quitta l’atelier Mazella en mars de la même année15. Il ouvrit ensuite un atelier de tailleur au 6 rue Rougemont (Paris IXe), associé à Michaux16.

Depuis longtemps passionné par la peinture, dans un premier temps, il utilisa sa renommée de tailleur pour rencontrer des artistes et obtenir des œuvres. Il semble que sur l’une de ses enseignes, il était possible de lire : « Paul Pétridès, tailleur-couturier. Prix spéciaux pour artistes ». C’est ainsi qu’il côtoya Vlaminck, Van Dongen, et surtout Utrillo17. Dès 1928, il se désintéressa de sa profession de tailleur et acheta beaucoup de tableaux par goût, mais également avec la volonté de placer ses fonds18. Sa femme ouvrit en 1935 une galerie au 31 avenue Matignon19. Entre 1938 et 1939, il liquida sa boutique de tailleur pour gérer la galerie de sa femme au 6 avenue Delcassé (Paris VIIIe)20.

Sa notoriété est attestée dans la profession puisqu’il participa à un dîner du Syndicat des éditeurs d’art et négociants en tableaux modernes en 193821. De plus, il signa avec Utrillo un contrat exclusif en 1937, qui fut renouvelé jusqu’à la mort de l’artiste22. Utrillo et Pétridès gardèrent des relations très intimes depuis leur rencontre, et le peintre fut même le parrain de Gilbert, le fils du couple Pétridès. Le baptême eut d’ailleurs lieu à « la Bonne Lucie », villa appartenant aux époux Utrillo23. Pétridès fut également un des plus grands spécialistes d’Utrillo et édita L’œuvre complète de Maurice Utrillo en 195924.

De nationalité britannique, il quitta Paris en 1940 pendant l’exode, mais put y revenir par voie normale grâce à l’intervention de sa femme25, notamment auprès de l’artiste peintre Lucien Adrion26. Ses relations avec Adrion débutèrent avant-guerre et s’amplifièrent au début de l’Occupation. Effectivement, Pétridès, en échange du service rendu, semble avoir organisé une exposition gratuite des peintures d’Adrion27.

Malgré ce soutien, ses origines étrangères l’obligeaient à se rendre quotidiennement, puis une fois par semaine au commissariat de son quartier et il se vit interdire l’utilisation du téléphone et de la radio28. Ces privations firent suite à la publication d’un article le décrivant comme « Juif chypriote » et le surnommant « l’araignée au milieu de ses toiles »29. Il dut répondre à cet article diffamatoire en affirmant qu’il était d’origine grecque, de confession orthodoxe et de nationalité britannique30.

L’amélioration de ses conditions de vie et notamment l’émargement hebdomadaire au commissariat de police sont dus à l’intervention d’Adrion auprès des autorités allemandes31. Il obtint la nationalité française le 19 septembre 1943 et à cette date les opérations avec l’occupant tendaient à disparaître, ainsi que ses relations avec Adrion32. En effet, ils se brouillèrent durant l’été 1942, lorsque le marchand d’art allemand Bernhard A. Boehmer, présenté par Adrion, prit un bronze de Renoir à Pétridès sans payer les 100 000 F dus33.

Achats et ventes sous l’Occupation

Après la guerre, Pétridès fut accusé de commerce avec l’ennemi et d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. En effet, il avait été impliqué dans plusieurs ventes, en tant qu’intermédiaire, garant, mais aussi acheteur. Il était au centre d’un réseau composé de Georges Maratier (négociant en tableaux), de Lucien Adrion (artiste peintre), de Nicolas Matzneff (directeur et administrateur de sociétés) et de Charles Rocherand (conseil en publicité), auxquels son dossier d’instruction de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration fut associé.

Quatre faits furent retenus contre lui : la participation à la vente d’un Rembrandt (« portrait de la mère ») ainsi qu’à celle d’un autre Rembrandt (« portrait du père »), l’achat de deux tableaux (attribués à Cranach et Goya) à la galerie d’Atri (négociant en tableaux) pour le compte d’une clientèle allemande, et l’achat de trois œuvres spoliées de la collection Paul Rosenberg1. Il fut également mis en cause par le Comité de confiscation des profits illicites pour des échanges commerciaux avec le marchand d’art Gustav Rochlitz et des manquements dans sa comptabilité2.

Selon la défense de Pétridès, tout au long des différentes instructions, même si ses relations avec Adrion avaient débuté pendant l’entre-deux-guerres3, elles s’étaient accrues au début de l’Occupation car la présence d’Adrion offrait à Pétridès une protection face aux différentes menaces allemandes. En effet, sa nationalité britannique et la campagne de presse diffamatoire l’accusant d’être juif4 étaient, selon son argumentation, des preuves de la contrainte exercée sur lui pour sa participation aux ventes. D’ailleurs, dans le dossier du Comité de confiscation des profits illicites, il joignit une attestation de la pression exercée par Adrion5. Ces arguments parurent le justifier aux yeux de la justice, bien qu’il ait admis avoir été impliqué dans certaines ventes6.

Ainsi, lors de la vente d’un Rembrandt, Portrait de la mère, tableau vendu par Escoffier, professeur à l’École des sciences politiques, à Bernhard A. Boehmer par l’intermédiaire de Maratier, Pétridès s’était porté garant pour le reste dû par Boehmer à Adrion, qui parlant allemand jouait le rôle d’interprète dans cette transaction. Il avait d’ailleurs touché une commission pour cette vente d’un montant de 22 500 F selon Adrion7. Cependant, selon les propos d’Escoffier, Pétridès avait déclaré, lors du paiement, que « toutes les affaires de Mr Boehmer passent par moi ». Pétridès, quant à lui, dira regretter après-guerre d’avoir « accepté une partie des profits provenant d’opérations réalisées par d’autres que moi avec des ressortissants ennemis8 ». Pétridès avoua également avoir vendu ou touché des commissions sur plusieurs échanges avec Boehmer (sept dessins ou aquarelles de Rodin, quatre tableaux d’Utrillo, un dessin de Seurat, une lithographie rehaussée de Renoir, un tableau attribué à Van Gogh, plusieurs tableaux d’Adrion)9.

Concernant le Rembrandt, Portrait du père, Nicolas Émile (né à Paris le 27 août 1873 et ancien tapissier) acheta le tableau entre 1937 et 1938 à un certain Jean Schmidt, commerçant, qui lui devait de l’argent. Il confia en 1941 l’œuvre à Simone Beauperthuis10 afin qu’elle soit revendue. Simone Beauperthuis déclara qu’entre 1940 et 1941, Ernest Rosner, artisan fourreur polonais et courtier, vint la voir à sa galerie en compagnie d’Adrion. Selon elle, Rosner prit le tableau et revint pour s’acquitter du paiement avec Mme Pétridès. Ce serait donc cette dernière qui aurait négocié le prix de 590 000 F. Mlle Beauperthuis avoua avoir gardé une commission de 190 000 F et Nicolas Émile témoigna avoir touché 350 000 F11. Mme Pétridès déclara que l’affaire avait été conclue par Boehmer, Rosner ou Adrion12. Selon Pétridès, l’achat fut effectué par Adrion pour Boehmer et Mme Pétridès n’avait effectué que la livraison, raison pour laquelle ils touchèrent une commission de 25 000 F13.

Selon Emmanuelle Polack, le tableau mis en cause dans cette affaire pourrait également être celui vendu lors de la vente Jaffé de 1943. Lors de cet événement, Le Père de Rembrandt (panneau de bois de 27 × 22 cm), attribué à l’école de Rembrandt, est vendu le 12 juillet 1943 pour 310 000 F à Jean-Jacques Mécatti. Dans un premier temps, il est nécessaire de constater que l’attribution semble sujette à caution puisque le tableau apparaît dans L’Œuvre complet de Rembrandt de Wilhelm von Bode. Après-guerre, lorsque les institutions étaient à la recherche de l’œuvre, Jean-Jacques Mécatti nia l’avoir toujours en sa possession. Emmanuelle Polack suppose alors qu’il s’agit du même tableau vendu par Simone Beauperthuis à Boehmer, et qu’il est donc possible de retracer le parcours de l’œuvre14. Cependant, la datation ne paraît pas correspondre puisque la vente par Beauperthuis se déroula entre 1940 et 194115 et la vente Jaffé en 1943. Ainsi, il pourrait ne pas s’agir des mêmes peintures.

Pour l’opération concernant les tableaux de la galerie d’Atri, Pétridès déclara avoir présenté d’Atri à Adrion. Boehmer passa devant la galerie et vit deux tableaux lui plaisant. Il demanda l’aide d’Adrion qui, lui-même, demanda une expertise de Pétridès. Ce dernier affirma avoir refusé mais l’achat fut tout de même effectué et Pétridès toucha une commission de 10 000 F sans la réclamer16.

Pétridès admit également avoir acheté trois tableaux de la collection Rosenberg (Guitariste et Nature morte de Matisse, et Paysage de Bretagne par Utrillo)17, saisis par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), qu’il rendit dès la fin de l’Occupation, en avril 194518. Il acheta ces tableaux à Gustav Rochlitz, parmi d’autres tableaux19. Rochlitz déclara, après la guerre, avoir vendu à Pétridès : un Renoir (Nus assis le 9 juillet 1941, échange 10), un Boudin (Trouville le 9 juillet 1941, échange 10), un Braque (Abstraction le 9 février 1942, échange 13), un Picasso (Nature morte le 9 février 1942, échange 13), trois Matisse (Vue à travers une fenêtre le 9 février 1942, lors de l’échange 13, Femme aux cheveux rouges le 10 mars 1942, au moment de l’échange 15, et Femme en robe bleue le 21 mai 1942, à l’échange 18)20. Pétridès indiqua que le tableau Femme au corsage rouge fut cédé à Christian Zervos, ce dernier l’ayant ensuite revendu à Mme Callery, « amie et cliente de M. Rosenberg »21. Il mentionna également un Pissarro et un Gauguin issus des échanges avec Rochlitz, se trouvant chez Mme Rusenm22. Pétridès déclara ignorer l’origine douteuse des œuvres, contrairement aux affirmations de Rochlitz23. Pour protester de sa bonne foi, Pétridès avança le fait qu’il aurait caché plusieurs collections juives, comme l’ont attesté Jean Sarrus ou Herman Goldsmith, bénéficiaires de cette protection24.

Les sanctions d’après-guerre

L’instruction de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE) se termina par un classement sans suite le 23 mai 19491. En effet, la justice reconnut d’abord la pression exercée par l’ennemi, la presse et Adrion. De plus, la restitution des œuvres à Rosenberg et la protection attestée de collections juives jouèrent en sa faveur.

Ensuite, et principalement, il aurait participé à la Résistance2 et aurait aidé à la financer. Pétridès raconta avoir été contacté par Maurice Agulhon, ancien chef de cabinet du président Herriot, pour prêter des œuvres afin de participer à l’installation de Jean Moulin à Nice3. De cette participation, il garda deux cartes postales de Jean Moulin de 1942 et 19434, destinées à M. et Mme Pétridès, les remerciant de l’avoir aidé à établir la galerie Romanin, 22 rue de France à Nice.

Enfin, Michel Martin, chargé de mission des Musées nationaux et représentant du ministère de l’Éducation nationale, dans sa note au sujet de Pétridès, estimait qu’une inculpation à son encontre serait contraire à l’intérêt général de l’État, notamment parce qu’il était bien implanté sur le marché de l’art français, mais aussi parce qu’il le faisait rayonner à l’international, avec une importante clientèle américaine5.

Le Comité de confiscation des profits illicites, quant à lui, condamna Pétridès le 4 janvier 1946 à une confiscation de 1 669 085 F et à une amende de 5 000 000 F. Celui-ci fit appel de la décision auprès du Conseil supérieur et par une nouvelle décision du 23 novembre 1948, l’amende fut abaissée à 3 300 000 F en échange d’un désistement de l’appel. L’affaire fut totalement terminée le 28 février 19496.

Après la guerre, Pétridès poursuivit ses activités de marchand de tableaux et fut reconnu dans ce domaine. Il continua également à protéger les intérêts d’Utrillo. Cependant, plusieurs affaires vinrent ternir cette réussite. Il fut mis en cause dans différentes affaires de vol d’œuvres d’Utrillo qui furent retrouvées chez lui7.

Enfin, en 1972, il fut impliqué dans une affaire de recel concernant le cambriolage du domicile d’Albert Lespinasse, P-DG de la société Banania8. Après un jugement en première instance, la Cour d’appel de Paris aggrava sa condamnation, le 18 février 1980, à quatre ans d’emprisonnement et 500 000 F d’amende9. Il n’effectua pas sa peine de prison et décéda en août 199310.