La vente de la collection Jacques Doucet du 16 et 17 mai 1906
Une vente pas si anecdotique
Parfois considérée comme une vente « débarras », éclipsée par « la vente du siècle » qui se déroulera en juin 1912 », la vente de la collection Jacques Doucet, qui eut lieu les 16 et 17 mai 1906, est pourtant loin d’être anecdotique.
Cette assertion est d’abord alimentée par le fait que Jacques Doucet choisit de proposer des objets de sa collection sous le couvert de l’anonymat. Un anonymat relatif, puisque le catalogue affiche dans son titre les initiales « M.J.D. ». Est-il alors encore un collectionneur timide et discret, peu sûr de ses goûts et de ses acquisitions ? Sait-il que les ventes d’œuvres et d’objets du XVIIIe siècle, « tombé dans le galetas de la brocante »1, attirent, en ce temps-là, peu l’intérêt des amateurs, qui préfèrent investir dans un art plus contemporain ? On peut imaginer que cette personnalité réservée et humble, préfère ne pas attirer les projecteurs sur une collection qu’il a modestement bâtie pour son plaisir personnel. Cette façon de procéder contraste fortement avec la publicité sans précédent qui sera mise en place pour la vente de 1912, et pour laquelle on préparera un catalogue très élaboré.
Un vendeur anonyme démasqué
Malgré cet effort de discrétion, le public ne tardera pas à découvrir qu’il s’agit bien là d’une partie de la collection Jacques Doucet, comme l’indique le New York Herald, quelques jours avant l’événement :
« M. Jacques Doucet, qui s’est fait construire une nouvelle et somptueuse demeure, a eu, comme cela arrive fréquemment, beaucoup de choses qui ne trouvèrent pas leur place et c’est là l’unique motif de cette vente »1.
Un article de la Gazette Drouot ajoute que celle-ci « forme un ensemble d’un vif intérêt et contient des pièces remarquables de l‘époque du dix-huitième siècle »2.
Ces lignes, publiées dans les journaux officiels, montrent que le marché de l’art est tout à fait disposé à apprécier la qualité des tableaux, dessins, mobiliers et objets d’arts proposés lors de l’événement. Elles témoignent également d’un regain d’intérêt pour l’art du XVIIIe siècle, qui conquiert progressivement un public plus large, à la faveur de la popularité de grandes collections, comme celles des frères Goncourt, du marquis de Chennevières ou de Sir Richard Wallace. Doucet étant issu d’un milieu modeste, l’on peut penser qu’il collectionne dans le but d’obtenir une reconnaissance sociale. Mais l’on devine rapidement que la collection reflète des intérêts plus profonds, qu’elle est celle d’un connaisseur et esthète qui possède un véritable amour pour le siècle galant et sa production artistique.
Un collection déjà renommée
En outre, la collection de Jacques Doucet est déjà réputée au sein des cercles de connaisseurs, tout comme le bon gout et l’œil aiguisé de son créateur : « le catalogue […] parait décrire de fort intéressantes choses. La collection célèbre dont elles proviennent et que les initiales « J.D » laissent facilement deviner est une garantie de leur mérite »1.
En 1895, le couturier, dont les créations s’arrachent et qui fait paisiblement fortune, s’installe dans un logement qu’il loue rue de la Ville-l’Évêque, dans le 8e arrondissement de Paris. C’est dans cet écrin qu’il dispose ses premières acquisitions, que les amateurs peuvent venir admirer : « Ceux qui l’ont vue en parlent toujours avec admiration et la considèrent comme la plus belle réussite de Doucet. »2.
Les revues spécialisées soulignent également le caractère intime et authentique d’une collection érigée par un homme de goût : « laissant à d’autres la joie d’accumuler, M. Doucet s’est réservé celle de choisir »3.
Il est donc naturel que la perspective de voir ces œuvres offertes à la vente, attire des amateurs envieux et souhaitant posséder des pièces de qualité.
Collectionneurs français et étrangers se pressent ainsi pour venir admirer et tenter d’obtenir les dessins de Boucher, Perronneau et Gabriel de Saint Aubin, ainsi que les peintures de Fragonard, Nattier et Hubert Robert qui sont proposés à la vente. On note la présence d’un certain nombre de personnalités, parmi lesquelles le duc d’Albufera, les comtes de Montozon et de Beaufort, Walter Gay ou Sigismond Bardac.
La vente, composée de 170 lots, connait un succès certain, puisqu’elle comptabilise un prix total de 308 440 F. La première vacation, qui rassemble les dessins et peintures, fait un résultat de 138 746 F. La seconde, où sont proposés les objets et le mobilier, totalise un prix de vente plus important, de 169 694 F. Par comparaison, la vente de 1912, avec ces 357 lots, fera un total de 13 884 460 francs.
En faisant fi des lots de cadres qui donnent des prix peu élevés, les enchères de la première vacation s’échelonnent entre 30 francs, pour un Buste d’amour en bois de 49 centimètres de hauteur (lot n°52) acquis par un certain Monsieur Brown, et 13000 F, pour unPortrait de Marie Victoire Talon, par Jean Marc Nattier (n°75). Remporté par le peintre et expert Georges Julien Sortais, il est aujourd’hui conservé au Musée Cognacq-Jay4. Le second prix le plus important a été réalisé par deux toiles, représentants des Jeux d’enfants, par Charles Dominique Joseph Eisen, vendue 11 100 francs la paire, à l’antiquaire Lucien Guiraud (n°69 et 70). Ce dernier s’est aussi porté acquéreur d’un petit plafond de François Boucher avec Amour, colombes et fleurs pour 7 800 F (n°63). La Fontaine, d’Hubert Robert, acquise par Stettiner, s’est envolée pour 6 300 F (n°82), et un Portrait d’homme au pastel de Jean-Baptiste Perronneau a fait un prix de 5 400 francs (n°77), porté par son acquéreur, un certain M. Levy.
Des acheteurs connus, ou plus mystérieux
La seconde vacation, qui présentait de nombreuses pièces de mobilier Louis XV et Louis XVI, a réalisé sa plus belle enchère avec un bureau, ou « Bonheur du jour » Louis XVI par Dubois, adjugé 7 900 F (n°166) à Ducrey pour Stettiner. On remarque également une console Louis XVI, vendue au prix de 5 750 F à Georges Pannier (n°159), ainsi que quatre fauteuils Louis XV par Jacob, payés 6 700 F par M. Drey, un marchand munichois (n°140).
S’ils ne s’enquièrent pas des pièces les plus onéreuses de cette vente, les deux plus gros acheteurs sont Marius Paulme, l’expert de la vente, et un certain M. Ducrey. Le premier se porte acquéreur de vingt lots, parmi lesquelsLe Mari confesseur de Fragonard, aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum de New York (n° inv. 1974.356.44) et une sanguine par Watteau, Figure d’homme debout avec des chats, qui fait actuellement partie des collections du Musée Bonnat-Helleu de Bayonne (n° inv.614).
Quant à Ducrey, il acquiert, à titre d’exemple, plusieurs dessins de Boucher : La jeune bouquetière (n°8, 2000F), pour un certain Lamiel, et desAmours dans des paysages (n°15 à 17, 1520 F). Il obtient également une Vue de la façade du Château de Versailles de Louis Nicolas Lespinasse (n°35, 2280 F), actuellement conservée au Metropolitan Museum de New York (n° inv. 67.55.20).
L’identité de Ducrey est baignée de mystère. Il semblerait qu’il fasse office de « prête-nom » pour des enchérisseurs qui souhaitent rester anonymes. Lors de cette vente, Ducrey enchéri pour le compte de grands noms, tels que M. Ephrussi (probablement Maurice Ephrussi), les marchands Stettiner, Kleinberger, ou encore des anonymes comme Gaétan Desaché, Lamiel ou Païla. Il représente également d’autres grands collectionneurs dans différentes ventes de l’époque, comme Béatrice de Rothschild1. On sait aussi qu’il est un grand amateur d’art ancien, puisqu’on le retrouve en tant qu’acheteur à la vente Rudolphe Kann, où il est, entre autres, l’acquéreur d’une Mise au tombeau de Van Dyck2.
Derrière Paulme et Ducrey, nous retrouvons l’antiquaire et propriétaire du magasin L’Escalier de Crystal, Georges Pannier. Il est l’acquéreur de treize lots, dont deux dessins de Gabriel de Saint-Aubin (n°43 et 44, 1350 et 1180 F). Quelques femmes sont aussi présentes dans cette vente : Elsie de Wolf, la célèbre et sulfureuse décoratrice américaine, cliente de Doucet, y achète, par l’intermédiaire de l’antiquaire Adolphe Lion, cinq lots, dont deux dessins d’Étienne le Guay (n°30 et 31, 1805 F). Sont présentes également les marchandes Sophie Léontine Guillemine Debaise, l’épouse de l’antiquaire Agénor Doucet, qui se porte acquéreur de trois lots, et Rachel Meyer, qui en obtient deux.
Vendre pour mieux acquérir
La vente de 1906, qui attire l’attention d’acquéreurs venus de tous horizons, contribue à confirmer l’intérêt des collectionneurs pour le goût du XVIIIe. Mais elle permet avant tout, de faire découvrir au monde de l’art la personnalité de Jacques Doucet en tant que l’un des collectionneurs les plus sûrs, avisés et admirés de ce début de XXe siècle, bien avant la reconnaissance qu’il obtiendra lors de la dispersion du reste de sa collection d’art ancien qui aura lieu en 1912 et qui fera les gros titres des journaux spécialisés du monde entier. La grande réussite de cette vente, en témoigne la somme totale qu’elle a réuni, va aussi permettre à Jacques Doucet de financer des nouvelles acquisitions, ainsi que l’aménagement de son nouvel hôtel particulier, qu’il vient de faire construire au 19 rue Spontini à Paris. Pour mettre en valeur cette demeure, qu’il habitera jusqu’en 1912, le collectionneur a à cœur de sélectionner les plus belles créations et les plus splendides pièces de mobilier. Il a dû estimer que les œuvres dont il vient de se séparer, n’auraient pas leur place dans ce nouvel ensemble plus prestigieux.
Notices des oeuvres de la vente Jacques Doucet de 1906
Oeuvre / revue
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