RUDIER Eugène (FR)
Eugène Rudier devient le fondeur attitré des œuvres de Rodin à partir de 1902. Sous l’Occupation, il accepte plusieurs commandes de dignitaires et musées allemands tout en effectuant des ventes d’œuvres d’art, notamment de bronzes, provenant du musée Rodin. Il est proche d’Arno Breker, mais aussi de Franz Graf von Wolff Metternich ou Hildebrand Gurlitt.
Le fondeur des œuvres de Rodin
François Eugène Rudier naît à Paris le 11 janvier 1879, dans le IIIe arrondissement1. Il est le fils d’Alexis Rudier, fondeur de bibelots en bronze depuis 1874. Son atelier est installé rue Charlot dans le Marais puis, à partir de 1880, au 45, rue de Saintonge. Eugène est le neveu de François et Victor Rudier, fondeurs de statues et de statuettes2. Alexis décède en 1897 et Eugène reprend l’entreprise de fonderie avec sa mère. Il se spécialise dans la fonte au sable. Il devient le fondeur attitré des œuvres d’Auguste Rodin à partir de 1902 et continue à travailler pour les orfèvres Chaumet et Boucheron. Rudier appose d’abord sur ses fontes le cachet « Rudier (Vve Alexis) et fils », puis « Alexis Rudier ». Il établit sa demeure privée au 84, avenue Georges-Clémenceau au Vésinet, à partir de 1918. Il décède le 18 juin 1952 à Malakoff. Ses archives sont brûlées et ses moules brisés, comme il l’avait ordonné dans ses dernières volontés. Il est inhumé au cimetière du Vésinet (Yvelines), une épreuve grand modèle de La Grande Ombre de Rodin est posée sur sa tombe3.
En 1919, l’atelier de fonderie est sis 45, rue de Saintonge, puis abandonné en 1935. Rudier transfère aussi en 1919 au 37, rue Olivier de Serres une partie de son atelier dans des bâtiments auparavant occupés par la fonderie Griffoul. L’entreprise déménage au 12-16, rue Leplanquais à Malakoff dès 1934. Très active, elle emploie entre quarante à soixante ouvriers. Elle jouit d’une grande renommée : près de trois cents noms d’artistes figurent en tant que clients dans les registres de fontes de Rudier4, qu’ils soient sculpteurs ou ornemanistes. Le nom d’Arno Breker apparaît dès mars 19295, mais on remarque aussi les noms des sculpteurs Antoine Bourdelle, Aristide Maillol (à partir de 1905), Charles Despiau, Paul Belmondo, qui font exécuter les épreuves de leurs sculptures chez Eugène Rudier.
Lors de l’Exposition universelle de 1937, Eugène Rudier est au faîte de sa renommée : il obtient des commandes de l’État (l’Apollon de Despiau, jamais livrée à temps par l’artiste). Il est par ailleurs devenu le fondeur exclusif du musée Rodin, qui a la délégation du droit d’auteur du sculpteur. Le fondeur aménage près de son atelier à Malakoff un bâtiment où il rassemble sa collection personnelle : sculptures, peintures et dessins, que des artistes lui ont offerts, qu’il a acquis et qu’il peut revendre. Il entretient des relations amicales avec les artistes et héberge Antoine Bourdelle à la fin de sa vie, du mois de mai à son décès le 1er octobre 19296. Il se révèle très actif sur le marché de l’art7.
La fonte et vente de bronzes pour les musées et dignitaires allemands
Trop âgé, Rudier n’est pas mobilisable lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il continue à fondre des épreuves en bronze. Il a en effet une telle réputation, et des amis si puissants, qu’il échappe à l’interdiction d’utiliser du bronze pour autre chose que la production militaire1. Il profite d’une période extrêmement difficile pour ses concurrents et en sort en position hégémonique. Les registres d’ordre de fontes de la maison Rudier, continus de 1939 à 1945 pour les oeuvres de Rodin, permettent d’avoir une idée précise de l’activité de la fonderie Rudier2. En effet, Franz Graf von Wolff Metternich arrive à Paris dès le mois d’août 1940 et y reste à jusqu’en 19423. Il est durant toute cette période requis pour fondre des bronzes pour des musées ou dignitaires allemands. L’agenda des années 1941 et 1942 de Heinrich Ehmsen4, conservé aux Archives diplomatiques5, reflète la position du fondeur. Le carnet mentionne en effet presque quotidiennement le nom de Rudier, mais aussi ceux des personnes que celui-ci rencontre chez le peintre : Rudolf Wolters, Hanns Dustmann, Charles Despiau, Werner Lange… et bien sûr Arno Breker, puisqu’il s’agit des mois qui précèdent l’exposition du sculpteur allemand au musée de l’Orangerie. Le peintre note d’ailleurs à ce propos le 7 avril 1942 : « Matériel pour Rudier par l’administration militaire ». Il est reçu le 22 mai 1942 au musée Rodin lors de la réception en l’honneur d’Arno Breker.
Fondeur attitré du musée Rodin, Rudier expose deux des œuvres de sa collection lors de l’exposition « Centenaire Monet-Rodin », au musée de l’Orangerie du 7 décembre 1940 au 16 mars 19416. Durant la Seconde Guerre mondiale, les sculpteurs qui s’adressent à Rudier sont moins nombreux : on remarque les noms d’Aristide Maillol, Charles Despiau, Paul Belmondo, Alfred Janniot. Proche d’Arno Breker, Rudier reçoit la commande de fondre la Porte de l’Enfer à la demande de ce dernier pour le musée de Linz d’Hitler. Il exécute tous les bronzes destinés à figurer lors de l’exposition de l’artiste allemand à l’Orangerie en 1942, puis de très nombreuses fontes jusqu’en novembre 1944. Parmi celles-ci, mentionnons les fontes destinées à l’embellissement de Berlin dans le cadre du projet « Germania » conduit par Albert Speer pour Hitler ; elles sont exécutées jusqu’en novembre 19447.
Rudier se conduit en intermédiaire ou en marchand d’art pour les œuvres de Maillol et plus particulièrement pour les fontes de Rodin : il acquiert, d’octobre 1941 à décembre 19438, plus de cinquante bronzes auprès du musée Rodin pour les musées allemands ou pour des particuliers. Certains de ces bronzes figurent parmi les œuvres trouvées par la récupération artistique, à l’instar de L’Âge d’airain, Adam, Ève, La Grande Ombre, Le Baiser monumental, L’Enfant prodigue, Saint Jean-Baptiste9, mais aussi L’Homme qui marche, moyen modèle et Le Penseur, moyen modèle pour Arno Breker10, Orphée, Les Bénédictions, l’Exhortation, et d’autres œuvres moins importantes. Enfin, il acquiert le monument des Bourgeois de Calais pour le musée Wallraf-Richartz de Cologne et obtient la commande de la fonte d’une épreuve de la Porte de l’Enfer, déjà mentionnée. Les achats de Rudier au musée Rodin se font beaucoup plus rares à partir de 1943 (trois achats dont un pour un certain M. Ilg de Bruxelles) et en 1944 (sept acquisitions pour un M. Romeis [sic])11. Ces fontes lui sont cédées au prix de vente correspondant au prix original de la fonte. C’est ainsi que les fontes de la fin des années vingt sont estimées à partir des tarifs de ces années-là, sans tenir compte de l’évolution des prix au cours des années suivantes12.
Les destinataires de ces acquisitions sont principalement la Städtische Galerie (musée Städel) de Francfort-sur-le-Main, la Landesgalerie de Salzburg13, le musée de Düsseldorf, le Wallraf-Richartz Museum de Cologne ou le musée de Linz14. Les autres œuvres sont vendues à des particuliers encore souvent inconnus. Hildebrand Gurlitt et Friedrich Welz lui achètent des œuvres qui sont quelquefois retrouvées à la fin de la guerre15. Les Archives diplomatiques et/ou américaines conservent des documents attestant de l’activité de Rudier durant la Seconde Guerre mondiale : factures de ventes de bronzes à des musées, à des particuliers16. On apprend ainsi que Rudier était aidé par les autorités allemandes pour obtenir le matériel nécessaire lors des achats de la Städtische Galerie de Francfort-sur-le-Main, ce que l’on savait déjà par l’agenda Ehmsen17.
Les poursuites d’après-guerre
Les activités du fondeur sont signalées dès le mois d’août 1944, comme en témoignent le courrier du personnel de la fonderie d’août 1944 et le dossier « Affaire Rudier, classée sans suite, mars 1945-février 1946 » conservé aux Archives diplomatiques1. Le fondeur est l’objet d’une citation par le Comité de confiscation des profits illicites le 9 décembre 19442, et dès le mois de janvier 1945, le deuxième Comité de confiscation des profits illicites se penche à la fois sur son activité de fondeur et sur celle de marchand d’art.
Le rapporteur Flaujac pointe les motivations de Rudier quant à ses activités auprès de l’occupant3. Puis il se penche plus précisément sur la comptabilité défectueuse de l’entreprise Rudier : l’irrégularité des écritures, les ventes en espèces, les déclarations déficientes des bénéfices au fisc, les achats de métaux au marché noir4, les stocks de métal mal évalués, la collusion entre l’activité professionnelle de fondeur (dite « revenus industriels ») et l’activité privée de collectionneur (dite « revenus commerciaux »), les dons d’œuvres comme moyen de paiement des artistes de leurs commandes de fontes, ces œuvres étant ensuite intégrées dans la collection personnelle de Rudier, sans entrer dans le stock de la fonderie en tant qu’apport financier, les mensonges de Rudier5. Enfin, conclut le rapporteur :
« en marge de son activité de fondeur d’art, M. Rudier exerce une activité de collectionneur et marchand d’œuvres d’art. De son propre aveu cette activité accessoire est beaucoup plus lucrative pour lui que son activité officielle (…) les profits de cette nature doivent-ils en principe échapper aux impôts cédulaires et à la confiscation (puisque non déclarés) ? on ne le pense pas. Les deux ordres d’activité de l’intéressé sont trop étroitement liés, quoiqu’il prétende, pour pouvoir être dissociés (…) les résultats accusés par la comptabilité sont pour les raisons déjà indiquées à écarter purement et simplement (…) L’évaluation de ces bénéfices ne peut être faite que par appréciation globale (…) Seuls des inventaires détaillés et complets des œuvres possédées au 1/9/1939 et au 31/12/1944 avec l’indication de tous les achats et de toutes les ventes intermédiaires, appuyés des noms et adresses des vendeurs et acheteurs, pourraient permettre une évaluation précise. Ces inventaires n’existent pas, ou s’ils existent n’ont pas été découverts. Les polices d’assurances ne comportent aucun détail des biens assurés6. »
Il en résulte la proposition d’une confiscation d’un montant de 4 300 000 F et d’une amende d’un montant de 2 150 000 F. Le Comité décide le 13 février 1945 une confiscation d’un montant de 4 300 000 F et une amende de 3 000 000 F7. Les mesures conservatoires sont décidées en mars 19458.
Rudier engage un recours dès le premier mars, qui sera rejeté par le Comité le 13 février 19469. Le fondeur fait alors appel le 30 mars 1946 devant le Conseil supérieur de confiscation des profits illicites, puis formule deux demandes de délais en mai puis en juillet 1946, qui sont acceptées en juin et en septembre de la même année10. Entre-temps, le rapporteur Flaujac rédige un rapport complémentaire en réponse à l’appel lancé par Rudier11. Ce rapport du 11 juillet 1946 propose de distinguer les revenus industriels (la fonderie) des revenus commerciaux (les ventes d’œuvres d’art), de minorer le montant de la confiscation à 1 800 000 F et le montant de l’amende à 1 000 000 F. Cette proposition est reprise par le Comité de confiscation des profits illicites en sa séance du 18 décembre 194612. La décision est promulguée le 15 janvier 1947, et Rudier se désiste « purement » de son appel, ainsi que le précise la décision du Comité du 29 avril 194713.
L’affaire est considérée comme classée, comme l’atteste une réponse du Comité de confiscation des profits illicites à l’Office des biens et intérêts privés (OBIP), le 6 février 1950, à propos d’un fontaine monumentale, fondée par Rudier et retrouvée en Allemagne14. L’heure de gloire est cependant passée : en témoignent les demandes de Jacques Jaujard et de Marcel Aubert de récupérer tous les plâtres qui restaient encore dans les ateliers de Rudier, une surveillance accrue des stocks de métal et du suivi des commandes, enfin une comptabilité sourcilleuse de la part du musée Rodin durant l’après-guerre15.
En conclusion, Rudier est une personne qui a réussi à surmonter les obstacles qui se dressaient sur sa route, grâce à des relations puissantes : Breker, mais aussi Wolff Metternich ou Gurlitt, qui restent intouchables après-guerre. Il se révèle un marchand d’art extrêmement efficace et cynique, qui n’hésite pas à acquérir à des prix totalement surannés des fontes auprès du musée Rodin, à outrepasser les droits d’auteur de certains sculpteurs, Maillol en particulier, à se croire « au-dessus de la loi » dans ses devoirs face à l’impôt, en mentant sans vergogne au mépris de l’activité des enquêteurs du Comité de confiscation des profits illicites. Ce dernier n’a pu constater l’importance des ventes d’œuvres d’art en Allemagne nazie, puisque les inventaires de la Landesgalerie de Salzburg ou du musée de Linz n’étaient pas encore connus. D’autre part, les listes d’achats d’œuvres par les musées allemands durant l’Occupation ne pouvaient encore être consultés, comme le note avec justesse le rapporteur Flaujac, dans son rapport du 20 janvier 1945. Rudier a donc réussi, en quasi impunité, à rassembler une collection personnelle qui résulte en fait de paiements en nature envers son entreprise, à acquérir des œuvres à bas prix et à les vendre sans finalement être pénalisé.
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