La vente aux enchères de Lucerne, juin 1939
Dès 1935, la politique culturelle nazie s’est durcie. Il ne s'agit plus seulement de diffamation, mais de tri et de destruction de l'art moderne dans les musées allemands. Des expositions ferment, des œuvres d’art sont confisquées, c’était le début d’une politique de « nettoyage » afin de se débarrasser de l’art dit « dégénéré ».
Les actions menées par l’Allemagne nazie contre l’art dit « dégénéré »
Une première opération de « nettoyage » de ce type avait déjà eu lieu en 1930 au musée régional de Weimar, lorsque Wilhelm Frick, membre du NDSAP, avait pris la responsabilité du gouvernement du Land de Thuringe et fait retirer de la section moderne du musée des œuvres d'artistes comme Otto Dix, Ernst Barlach, Lionel Feininger, Erich Heckel, Wassily Kandinsky, Paul Klee, Oskar Kokoschka, Emil Nolde, Edouard Munch et d'autres encore.
Pour les idéologues nazis, la peinture de genre réaliste du XIXe siècle était l'apogée d'une longue tradition d'art « aryen ». L'avant-garde était en revanche assimilée à une « maladie mentale ». Paul Schultze-Naumburg, architecte et théoricien racialiste, dénigrait déjà l'art moderne dans son ouvrage « Kunst und Rasse » (Art et race) en 1928 en le qualifiant de « dégénéré » et en opposant des exemples d'art moderne à des photos de malades mentaux et de personnes handicapées1.
Hitler a utilisé ces attaques pour attiser la méfiance du citoyen moyen envers la modernité et pour imposer ses objectifs politiques contre les juifs, les communistes et les « non-aryens »2.
Sous les nazis, au pouvoir depuis le 30 janvier 1933, la méthode des « expositions de la honte » est désormais appliquée à grande échelle, culminant en 1937 avec l'exposition itinérante « Entartete Kunst » («Art dégénéré »), qui débute à Munich et se poursuit dans différentes villes allemandes et autrichiennes jusqu’en 1941. « L'année 1937 marque définitivement la fin de l'avant-garde artistique allemande »3, écrit la chercheuse Gloria Sultano.
Le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, charge le président de la Chambre des beaux-arts du Reich, Adolf Ziegler, de réunir une commission qui, durant la première moitié du mois de juillet 1937, sélectionne environ 1100 œuvres d'art provenant de 30 musées allemands. A partir du 19 juillet, environ 600 d'entre elles sont présentées à l'exposition « Art dégénéré » à Munich4.
« Les œuvres d'art ont été présentées en bloc au public comme des signes de dégénérescence de la République de Weimar, afin de discréditer cette dernière et de célébrer la victoire des nationaux-socialistes comme un "nouveau départ révolutionnaire"»5.
A partir du 6 août 1937, la commission réunie par Ziegler s’est rendue dans une centaine de musées et confisque plus de 20 000 œuvres de plus de 1 400 artistes, y compris les œuvres exposées à Munich. La plupart des musées reçoivent la visite de la commission avant la mi-novembre. Les biens confisqués sont transportés à Berlin et entreposés dans le Victoria-Speicher de la Köpenicker Straße6.
Ce n'est qu'un an après ces événements qu'une loi est promulguée afin de créer la base « légale » permettant de faire usage de ces œuvres dont la présence sur les cimaises des musées allemands est jugée illégitime par les nazis.
Le 31 mai 1938, la « loi sur la confiscation des produits de l'art dégénéré » dispose que « les produits de l'art dégénéré saisis dans des musées ou des collections accessibles au public avant l'entrée en vigueur de la présente loi et constatés comme produits de l'art dégénéré par un organisme désigné par le Führer et le chancelier du Reich peuvent être confisqués sans indemnisation au profit du Reich, dans la mesure où ils étaient la propriété de membres du Reich ou de personnes morales nationales lors de la saisie »7. Les conditions sont ainsi réunies pour vendre les œuvres confisquées. Le terme officiel utilisé par le régime nazi est celui de « Verwertungsaktion » ; un terme technique, un euphémisme, qui pourrait être traduit par « action de récupération et de valorisation » ; or, ce terme cache le véritable objectif du régime : détruire cet art indésirable ou le vendre contre devises à l’étranger.
Les opérations d'achat et d'échange sont effectuées exclusivement par l'intermédiaire de quatre marchands d'art habilités à cet effet, à partir de la fin de l'année 1938 et jusqu'à la fin de la « campagne de liquidation » à l’été 1941 : Karl Buchholz et Ferdinand Möller à Berlin, Hildebrand Gurlitt à Hambourg et Bernhard A. Böhmer à Güstrow. Ils sont tenus de vendre les œuvres à l'étranger, mais ils en cèdent également une partie à des marchands et des collectionneurs en Allemagne, ou les gardent pour eux-mêmes. Dans tous les cas, ils doivent trouver des devises.
La vente aux enchères à la galerie Fischer à Lucerne
C'est dans ce contexte historique qu'il faut comprendre la vente aux enchères de la galerie Fischer. Le 30 juin 1939, la galerie Theodor Fischer à Lucerne organise une vente aux enchères intitulée « Tableaux et sculptures de maîtres modernes provenant de musées allemands », au cours de laquelle 125 œuvres de premier plan sont proposées.
L'objectif était d'obtenir les prix les plus élevés possibles pour certaines œuvres clés, comme l'Autoportrait de Vincent van Gogh, De Tahiti [ancien titre, aujourd’hui : Le sorcier d’Hiva Oa] de Paul Gauguin, ainsi que quatre tableaux de Picasso. Le prix de l'art expressionniste allemand était en revanche tombé au plus bas. « Vers 1940, les tableaux de [Christian] Rohlfs et [Otto] Mueller valaient environ 30 dollars ; [Ernst-Ludwig] Kirchner, [Karl] Hofer et [Max] Beckmann rapportaient encore un peu plus.1 »
C’est Theodor Fischer lui-même qui contacte le ministère de la propagande allemande à l’automne 1938 pour proposer cette vente aux enchères. Le produit de la vente devait être versé sur un compte en devises étrangères à Londres, disponible pour le « Deutsche Reich » (« l’Empire allemand). Fischer devait recevoir 15 % de commission, mais seulement 6 % pour les six tableaux les plus précieux2. Fin avril 1939, 108 tableaux et 17 sculptures sont envoyés à Zurich pour une pré-visite ; ils sont exposés pendant dix jours avant d'être transportés à Lucerne.
Le vendredi 30 juin 1939, la vente aux enchères a lieu au Grand Hôtel national de Lucerne. Parmi les 350 invités, on compte des collectionneurs de Suisse, des Etats-Unis, de Belgique, d'Angleterre, de France et même d'Allemagne, ainsi que des représentants des musées d’Anvers, de Bâle, de Berne, de Bruxelles et de Liège. De nombreuses personnalités figurent parmi les acheteurs : Alfred Frankfurter, éditeur des « Arts News » et conseiller du collectionneur américain Maurice Wertheim, Pierre Matisse, marchand d’art et fils du peintre, Joseph von Sternberg, réalisateur hollywoodien et collectionneur, Joseph Pulitzer Jr., éditeur et petit-fils du célèbre journaliste avec son épouse Louise Vauclain, Curt Valentin, marchand d’art juif allemand qui a fui l’Allemagne nazie pour ouvrir une succursale de la galerie Buchholz à New York.
L'attraction principale est l'autoportrait de van Gogh, acheté aux enchères pour 175 000 francs suisses par Alfred Frankfurter pour Maurice Wertheim. Il se trouve aujourd'hui au Harvard Art Museum, auquel Wertheim a légué sa collection3. Le collectionneur bruxellois Roger Janssen acquiert le tableau Acrobate et jeune arlequin de Picasso pour 80 000 francs suisses. Le musée des Beaux-Arts de Liège n’achète pas seulement Le sorcier d’Hiva Oa de Gauguin pour la somme de 50 000 francs suisses ; il investit également dans huit autres chefs-d’œuvres pour 56 000 francs suisses supplémentaires4. La ville de Liège a souhaité profiter de l’occasion pour constituer une collection d’art contemporain et faire de la ville un centre culturel moderne.
Le directeur du Kunstmuseum de Bâle, Georg Schmidt, a reçu le catalogue de la vente à la mi-avril 1939 et a immédiatement pris contact avec Hildebrand Gurlitt et Karl Buchholz. Il s’est rendu personnellement à Berlin afin d’inspecter, en présence des deux marchands allemands, toutes les œuvres confisquées par les nazis. Il s’est rapidement rendu compte que de nombreux chef d’œuvres étaient restés à Berlin. Ainsi, il a pu réserver treize œuvres majeures de l’art allemand moderne - hors catalogue de Lucerne - pour le musée de Bâle. C’est ainsi que la toile Ecce Homo de Lovis Corinth, La fiancée du vent d’Oskar Kokoschka et Destins d’animaux de Franz Marc ont pu intégrer la collection du Kunstmuseum5.
Appels médiatiques à boycotter la vente aux enchères
La préparation de cette vente aux enchères exceptionnelle ne s’est pas déroulée sans agiter le monde de l’art international. Dès avril 1939, le critique d'art Paul Westheim (1886-1963), qui vivait en exil à Paris, met le monde en garde contre toute participation à la vente aux enchères de Lucerne :
« Il faudrait dire à propos de la vente aux enchères : chaque acheteur doit être conscient qu'avec les devises qu'il paie pour ces œuvres d'art, il aide le Troisième Reich à [renforcer] sa capacité d'armement. Celui qui participe à cette vente aux enchères en faisant une offre doit être conscient qu'il ne soutient pas les artistes, mais qu'il verse une nouvelle prime aux détracteurs de l'art pour leur démarche de philistins.1»
Ses appels à boycotter la vente aux enchères sont publiés dans diverses revues d'exilés, dans la Neue Weltbühne, dans le journal Freie Kunst und Literatur (Art et Littérature Libre) qu'il avait lui-même dirigé, dans le bulletin d'information du Freie Künstlerbund, une association d’artistes en exil qui avait organisé en 1938 à Paris une contre-exposition à l'exposition diffamatoire « Art dégénéré » de Munich, et dans le Pariser Tageblatt, le quotidien parisien pour lequel il a régulièrement rédigé des critiques d'art à partir de 1933. Ces articles constituent la suite logique de ses critiques d'art anti-nazies qu'il publie depuis la capitale française.
L'ancien éditeur du Kunstblatt, l'un des critiques d'art les plus influents de la République de Weimar, avait créé avec son journal, fondé en 1917 à Berlin, un forum pour l'avant-garde européenne et avait surtout promu l'expressionnisme. Comme une grande partie des intellectuels germanophones, Westheim s'est exilé en France en 1933 pour lutter contre les nazis2. Il n'est pas menacé seulement parce qu'il est juif, mais aussi en sa qualité de porte-parole de l'art moderne. Son nom et son journal artistique sont diffamés aux côtés des tableaux d'Emil Nolde, Max Pechstein, Ernst Ludwig Kirchner et George Grosz dans l'exposition « Art dégénéré ». En juin 1935, en même temps que Bertolt Brecht, Erika Mann et Walter Mehring, Paul Westheim est déchu de sa nationalité allemande par les nazis3.
Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure la critique publique de Westheim à l'égard de la vente aux enchères a trouvé un écho dans la presse internationale. Il n'a écrit sur ce sujet qu'en allemand. On peut toutefois supposer que ses prises de position ont contribué à répandre l’idée selon laquelle la vente aux enchères profiterait au réarmement de l'Allemagne nazie. Le rédacteur en chef du journal américain Art News, Alfred Frankfurter, a eu connaissance de l'affaire et a télégraphié à Theodor Fischer le 1er juin 1939. « Afin de contrecarrer les rumeurs », il demande à en savoir plus sur l’objectif de la vente aux enchères, « dans l'espoir que cela stimule les offres en provenance des États-Unis »4.
Fischer lui répond le lendemain :
« Les recettes du 30 juin ne vont pas au gouvernement allemand, tous les paiements vont à la galerie Fischer - stop - Les fonds vont à des musées allemands pour de nouvelles acquisitions - stop - Les rumeurs viennent de Paris, d'un important marchand qui veut inspirer confiance avec des arguments politiques, alors qu'il a dépensé de grosses sommes directement en Allemagne - stop - Je vous autorise à publier ce communiqué. Veuillez agréer, Galerie Fischer, l'expression de mes sentiments distingués.5»
Il n'est pas possible de déterminer clairement qui est désigné comme « marchand parisien ». Dans la littérature spécialisée, Georges Wildenstein (1892-1963) et le galeriste Paul Rosenberg (1881-1959) sont décrits comme des opposants à la vente aux enchères6. Les appels au boycott et la couverture médiatique ont surtout pour effet de donner une grande publicité à l'événement.
Le Burlington Magazine voit les choses avec un calme étonnant, sans émotion et avec lucidité. La vente aux enchères y est annoncée en mai 1939 comme suit :
« [...] Toutes les œuvres mentionnées proviennent de musées allemands. Elles ont été "purgées" en raison de leur caractère prétendument "dégénéré" et "bolchévique". Dans le passé, les révolutions ont souvent entraîné la dispersion des collections d'art et ainsi suscité l'intérêt pour certaines écoles d'art dans de nouvelles régions. Il ne fait guère de doute que dans le cas présent, les œuvres rejetées trouveront de nouveaux admirateurs dans une atmosphère exempte de préjugés politiques.7 ».
La relation entre Georg Schmidt et Paul Westheim
Dans la littérature spécialisée concernant la vente de la galerie Fischer, le directeur du Kunstmuseum de Bâle, Georg Schmidt, et Paul Westheim sont régulièrement présentés comme défendant des positions antagoniques : Schmidt, qui a acquis de l'art dit « dégénéré » pour le musée bâlois non seulement lors de la vente aux enchères de Lucerne, mais aussi directement à Berlin, versus Westheim qui, en tant qu'exilé juif allemand, a publiquement mis en garde contre « la liquidation des musées allemands » par l’intermédiaire de cette vente aux enchères1.
De nouvelles sources inédites montrent cependant que les deux hommes étaient plus proches qu'on ne le pensait. Des fragments d'une correspondance, probablement volumineuse à l’origine, entre le critique d’art exilé et le futur directeur du musée bâlois, sont conservés aux Archives spéciales de Moscou2.
Schmidt et Westheim ont commencé à correspondre en 1937, au moment où ce dernier prépare la contre-exposition à l'exposition diffamatoire « Art dégénéré » de Munich. Il cherchait alors conseil auprès du journaliste suisse qui n’était pas encore directeur du musée de Bâle. Deux aspects ressortent de leur correspondance : premièrement, Georg Schmidt affirme clairement son soutien à Paul Westheim, qui était pour lui un modèle en matière d'art. Il lui écrit de manière très ouverte et personnelle :
« Au-delà de l'exposition, votre lettre m'a fait plaisir parce que je reçois pour une fois un signe de vie direct de votre part. Votre Kunstblatt a en effet été pendant des années la revue d'art moderne pour notre jeune génération.3»
Deuxièmement, la tactique de Schmidt apparaît déjà ici : défendre l'art moderne et en particulier l'art expressionniste, mais ne pas le montrer trop ouvertement et de manière démonstrative sur le plan politique. Schmidt met ainsi en garde Westheim contre le fait d'aborder trop directement la lutte anti-nazie et de confronter le public à la modernité, pour laquelle il n'est pas encore mûr.
« [...] chez nous, en Suisse, par exemple, on peut également susciter beaucoup plus d'indignation anti-nazie en écrivant simplement dans le journal : le tableau mondialement connu du plus grand peintre allemand du 20e siècle [Franz Marc], La tour des chevaux bleus, a été condamné par les nazis ! Mais si on montre les choses, l'effet sera plutôt pro-nazi. Les valeurs de l'art moderne ne sont pas encore assez assurées pour cela [...] »4.
D'autres fragments de lettres datant d'avant 1939 attestent que Schmidt et Westheim ont eu par la suite des échanges très confidentiels. Leur proximité s'est rapidement manifestée sur des questions politiques et artistiques. Avec son Kunstblatt, Westheim avait toujours lutté pour l'art moderne contemporain, surtout pour un art sociocritique qui ne craignait pas les ruptures sociales ou les conflits psychologiques (comme ceux d'Otto Dix, George Grosz, Oskar Kokoschka ou Edvard Munch). Schmidt s'inscrivait dans la tradition de ce même journal artistique, c’était un socialiste engagé et il aidait depuis 1933 les réfugiés ayant fui l'Allemagne nazie. Tous deux n'ont pas attendu 1939 pour se préoccuper du sauvetage de l’art moderne. On peut même supposer aujourd’hui que leurs positions publiques opposées dans l'affaire Fischer cachaient une stratégie réfléchie.
Au retour de son voyage berlinois, Georg Schmidt écrit à Westheim au sujet des œuvres majeures qu’il a pu réserver pour son musée. Pour obtenir les crédits nécessaires de la ville de Bâle, le jeune directeur Schmidt a dû batailler jusqu’au bout.
La veille de la vente aux enchères de Fischer à Lucerne, le 29 juin 1939, le Grand Conseil du canton de Bâle-Ville a approuvé un crédit de 50 000 francs suisses pour les achats. Environ la moitié est investie par Schmidt et ses collègues à Lucerne, le reste étant conservé à Berlin pour les tableaux réservés. Dans sa lettre à Westheim, Schmidt décrit les débats houleux au sein des commissions, où il a de nombreux adversaires.
« [...] un travail difficile avec une commission qui était majoritairement opposée à mon choix et qui, pendant toutes ces années, a repoussé l'achat d'expressionnistes allemands. Mais j'ai réussi. Surtout parce que le ministre de l'éducation social-démocrate de Bâle était passionnément de mon côté.5 »
Il fait référence aux articles de Westheim sur le boycott de la vente aux enchères, qui auraient finalement fourni à Schmidt des arguments pour convaincre les membres de la commission :
« [...] pour les discussions internes, vos articles m'ont été très utiles, et ce en vertu de la dialectique de tout événement politique [...]. On m'a en effet reproché le fait que toute cette affaire était pour moi une manifestation politique contre le gouvernement allemand actuel, qu'il s'agissait d'une agitation purement antifasciste, ce à quoi j'ai pu m'opposer magnifiquement : si je considère les choses comme l'émigration allemande, c'est-à-dire politiquement, alors je dois boycotter Lucerne et les Messieurs qui ne souhaitent pas acheter à la vente suivent donc les injonctions de Westheim. Ҫa a marché !6 »
La réponse claire de Westheim à Schmidt illustre la stratégie du critique d'art exilé, qui souhaite également que l'art « dégénéré » soit en sécurité dans les musées, loin de l'emprise des nazis, et reconnu internationalement. Il ne se contente pas de féliciter Schmidt pour ses acquisitions, mais il fait son éloge en le qualifiant de « sauveur de l'art contemporain allemand » :
« Magnifique ! On ne peut que vous féliciter, vous et Bâle. Ecce homo [Corinth], Les destins d'animaux [Marc], La fiancée du vent [Kokoschka], Le couple de parents de Dix, toutes les pièces maîtresses des artistes [...]. Et si mon soi-disant mot d'ordre de boycott vous a facilité la tâche, j'en suis particulièrement heureux. On est donc encore bon à quelque chose. Si j'ai dit assez timidement que chacun devait être conscient qu'en achetant à Lucerne, il contribuait à renforcer la capacité d'armement du IIIe Reich, c'était en raison de la situation telle qu'elle se présentait à l'origine. Je savais que Goebbels souhaitait vivement que les objets reviennent non vendus [...]. L'échec de la vente aux enchères [...] devait prouver que le "Führer" avait raison, comme toujours. Il n'y a rien à faire avec ces "dégénérés" [...]. Tout bien considéré, il y avait de fortes chances que Goebbels ait raison. Et les conséquences auraient été catastrophiques pour les artistes exilés [...] Si la vente aux enchères avait échoué, nous aurions tout de même eu la possibilité de dire que ce n'était pas la non-valeur des artistes qui était en cause, mais justement l'aversion du public pour le coup de devises que Goebbels voulait faire [...]. Le fait que tant de personnes aient saisi l'occasion d'acquérir ces chefs-d'œuvre à bas prix et que l'esprit de Munich ait ainsi été fermement repoussé, est [...] un formidable encouragement pour les artistes diffamés [...] Le fait que vous ayez pris l'initiative avec un tel zèle est excellent et le fait que vous ayez sauvé ces œuvres importantes des griffes des barbares - vraiment sauvées, car après les destructions artistiques lors des pogroms, les œuvres étaient durablement menacées - est également très méritoire du point de vue de l'art allemand et du peuple allemand.
[...] Je suis convaincu que votre nom sera toujours cité lorsque l'on se souviendra de la manière dont ces grandes œuvres d'art ont été préservées pour le monde culturel [...].7 »
Il en ressort que Westheim, lui-même victime des nazis, considérait toute vente à l'étranger d'une œuvre d'art déclarée « dégénérée » par les nazis comme le « sauvetage » de cette œuvre. Il soulignait en outre son importance pour les artistes vivants, dont les œuvres bénéficiaient ainsi d'une reconnaissance internationale. Ses appels au boycott faisaient partie d'une stratégie visant à attirer l'attention du public, animée par la crainte que l'art moderne, stigmatisé et confisqué par les nazis, ne trouve pas d'acheteurs à l'étranger. Avec ses critiques dans la presse, il a attisé l'attention générale à l’égard de la vente Fischer. En coulisses, il avait déjà eu des échanges avec Schmidt dès le début de l'année 1937. Leurs stratégies étaient complémentaires, leur objectif commun : sauver l'art moderne des actes destructeurs des nazis et placer cet art dans des musées responsables, capables d'assurer sa reconnaissance au niveau international.
Deux mois après la vente aux enchères de Fischer, la Seconde Guerre mondiale éclate. Dès septembre 1939, Paul Westheim est interné comme « sujet ennemi » par le gouvernement français. Pendant plus que deux ans, il traverse différentes phases d’internement, interrompues par des périodes de libération, avant de pouvoir quitter l’Europe pour le Mexique fin 1941. Schmidt et Westheim ont continué à correspondre de manière très collégiale. Leurs échanges ne se sont pas interrompus pendant toute la durée de la guerre.
Le marchand d’art et commissaire-priseur Theoder Fischer a remporté un certain succès avec cette première vente d’œuvres « dégénérées ». La somme totale (prix marteau) s'est élevée à 570 940 francs suisses. Sur les 125 œuvres proposées, 86 ont été vendues. Theodor Fischer a touché des frais et des commissions pour un montant total de 57 000 francs suisses. Après déduction des versements au Reich allemand, il lui restait un bénéfice net de 24 323 francs suisses8. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été impliqué dans la revente d’œuvres d’art spoliées aux familles juives dans les pays occupés par l’Allemagne nazie, notamment en lien direct avec des acteurs du marché de l’art français.
Données structurées
Personne / personne
Personne / collectivité