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Un orientaliste de terrain

Officier d’infanterie de marine et administrateur colonial posté en Indochine, Étienne Aymonier est une des grandes figures de l’orientalisme « de terrain », passé à la postérité pour ses explorations systématiques de la péninsule indochinoise. Faisant œuvre d’archéologue, il établit le relevé des vestiges des cultures anciennes khmère et chame. Pionnier des études épigraphiques, il alimente les savants indianistes en inscriptions khmères et chames, dont il sort l’ancien royaume des brumes du passé.

Il s’entoure de nombreux assistants locaux, qu’il envoie souvent en amont ou sur des itinéraires parallèles lors de ses missions d’exploration, afin de repérer et couvrir au mieux le terrain. Il les forme à l’estampage des inscriptions, mais également à la prise de notes, au relevé d’itinéraires à la boussole et au chronomètre. Cette méthode permet de tracer les itinéraires a posteriori. Aymonier reconnaît volontiers sa dette envers ses informateurs locaux.

Issu d’une famille savoyarde d’agriculteurs, il réussit le concours d’entrée à l’École militaire de Saint-Cyr en 1866. Affecté au corps d’occupation de Cochinchine, il débarque à Saigon en octobre 1869. Dès son arrivée, il s’intéresse à la vie et aux populations locales. Remarqué par sa hiérarchie, il est affecté à l’inspection des affaires indigènes au sud du Vietnam, où réside une communauté cambodgienne installée là de longue date et il commence à en apprendre la langue (BEFEO, 1929, nécrologie de Cœdès). Il est nommé, en 1873, adjoint du représentant du Protectorat du Cambodge, Jean Moura. Mais le Collège des administrateurs stagiaires à Saigon le recrute pour enseigner le khmer en 1874, avant de le nommer directeur (1877-1878). Pour les besoins de son enseignement, Aymonier s’attelle à la rédaction d’ouvrages d’apprentissage : vocabulaire, dictionnaire et cours de cambodgien, bientôt suivis de ses principales publications concernant cette langue, un Dictionnaire khmèr-français et des Textes khmèrs (1878).

De 1879 à 1881, il succède à Jean Moura comme représentant du Protectorat du Cambodge ; il en profite pour se lancer dans diverses tournées dans le pays durant lesquelles il peut copier et traduire des inscriptions khmères modernes. Publiées dans la revue Excursions et reconnaissances, à Saigon, elles ont tôt fait d’intéresser les indianistes, d’autant qu’elles permettent d’établir une première datation à peu près fiable. Dans Le Cambodge. Le groupe d’Angkor et l’histoire (1904), Aymonier avance prudemment : « L’historien, tenu de vérifier et de coordonner les événements, a aussi la mission plus élevée de découvrir et de ressusciter en quelque sorte ces sociétés évanouies et leurs institutions disparues. Mais la tâche de faire une esquisse historique suffisamment claire et exacte, en substituant les faits positifs ou tout au moins les hypothèses plausibles aux mirages des fables embrouillées, n’est pas sans présenter ici de grandes difficultés. Même en l’état actuel de la science, après toutes les découvertes que nous avons faites ou provoquées depuis 1880, les documents réellement historiques n’ont qu’une valeur relative » (Aymonier É., 1904, p. 326).

Pour mener à bien une étude épigraphique de qualité, l’Académie des inscriptions et belles-lettres décide de le missionner officiellement pour faire ample moisson d’inscriptions : « L’Académie des inscriptions et belles-lettres a entendu avec un vif intérêt la communication de M. Aymonier, administrateur en Cochinchine, sur les documents épigraphiques qu’il a découverts dans l’Indo-Chine méridionale. Elle a été très frappée de l’importance des résultats obtenus et elle souhaite que M. Aymonier soit mis à même de continuer ses recherches le plus activement possible. À l’unanimité l’Académie émet le vœu que M. le Ministre de l’instruction publique confie à M. Aymonier une mission épigraphique et philologique dans le Cambodge et dans l’ancien Ciampa. Elle prie M. le Ministre de l’instruction publique de recommander à son collègue, le Ministre des colonies, cette mission qui serait placée sous la direction de M. le Gouverneur de la Cochinchine » (Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1881, 25-4, p. 236-237).

Aymonier est désormais libre de se vouer pleinement à l’exploration archéologique et épigraphique, qu’il lui faut mener de manière plus scientifique et avec un procédé de copie meilleur que les calques jusqu’alors utilisés, l’estampage. Aux estampages moulés (dits à la Lottin de Laval) succèdent ceux à l’encre de Chine, par frottis du papier appliqué sur la pierre. De 1882 à 1884, trois campagnes de plusieurs mois l’amènent à sillonner tout le pays, le Laos, une partie du Siam. Puis il se tourne vers le sud de l’Annam à la recherche de la grandeur perdue du royaume du Champa, au grand dam des fonctionnaires locaux, lorsqu’il décide de s’installer dans le village de Mai-van. « On supposait ou on espérait que je débarquais ici pour me diriger vers le Khânh hôa, la province voisine, et de là vers le nord. La déception dut être grande quand j’annonçai l’intention de me fixer pour quelques mois au milieu des Chams de Phanrang afin d’étudier leur langue et de recueillir leurs manuscrits », explique-t-il dans une lettre au gouverneur de la Cochinchine (publiée en 1885 à Saigon, p. 2).

En effet, Aymonier s’était pris d’une véritable passion pour le Champa : « J’étais fort curieux de voir, pour la première fois, l’écriture des documents épigraphiques chams […] Pour la dimension, la perfection du tracé, le bon état de conservation, l’inscription que je viens de voir à la tour de Phanrang rivalise avec ce qu’il y a de mieux au Cambodge. Et les indigènes me signalent, à une journée plus à l’ouest, des inscriptions bien plus belles et bien plus grandes, disent-ils. Les richesses épigraphiques de ce pays-ci sont vraiment considérables.

Selon toute vraisemblance, la langue de l’inscription de la tour de Phanrang est le sanscrit. Fût-elle vulgaire, je ne puis aborder l’étude de ces documents avant de me rendre maître, autant que possible, des connaissances actuelles des Chams.

Leurs manuscrits sont nombreux. Ils emploient, prétendent-ils, neuf sortes d’écritures, ce qui ferait dix avec celle des Chams du Cambodge que je connais déjà. Mais il est probable qu’au fond, ces nombreuses variétés d’écriture se réduiront à trois ou quatre si l’on peut faire abstraction des enjolivements qui n’affectent pas le corps du caractère. Ces Chams ne déchiffrent pas les inscriptions de leurs ancêtres.

Il y a donc fort à faire ici. J’ai amené avec moi cinq Chams du Cambodge, qui me sont actuellement indispensables pour entrer en relations avec leurs frères timides et craintifs » (ibidem. p. 6).

Les Comptes rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres permettent de suivre l’avancée des travaux. « M. Bergaigne communique une lettre qu’il a reçue de M. Aymonier. Cette lettre est datée de Quin-hon, le 21 juillet. Malgré les difficultés que lui crée la situation troublée de l’Annam, M. Aymonier a visité plusieurs provinces et y a relevé un certain nombre d’inscriptions nouvelles, les unes sanscrites, les autres tchames. Une des inscriptions sanscrites est bouddhiste. M. Aymonier continue aussi ses études sur la race tchame, dont la domination a précédé celle des Annamites sur une partie de la côte orientale de l’Indo-Chine » (1885, 29-3 p. 231).

Malheureusement la mission tourne court lorsqu’éclate un mouvement de résistance à la colonisation après la prise de Huê par les troupes françaises. Aymonier doit renoncer à la poursuivre mais ses notes, ajoutées à celles de ses assistants, lui servent à publier divers ouvrages sur le Champa, dont une grammaire, un Dictionnaire cham-français, avec Antoine Cabaton (1863-1942), l’un des premiers membres de la Mission archéologique d’Indochine. De retour en France en 1888 comme délégué de l’Annam-Tonkin à l’Exposition universelle de 1889, il est nommé directeur de l’École coloniale nouvellement créée où il enseigne également le khmer jusqu’à sa retraite en 1905. Fait chevalier de la Légion d’honneur en 1883, il est nommé membre du Conseil supérieur des colonies en 1910.

Pourtant, ni le savant « de terrain » ni l’administrateur ne font l’unanimité dans les cercles universitaires ou auprès de la hiérarchie. Alors qu’il a contribué à porter sur les fonts baptismaux la future École française d’Extrême-Orient, une polémique acerbe sur le Founan l’oppose à Paul Pelliot (1878-1945), qui lui reproche son dangereux individualisme en matière scientifique. Son côté autodidacte dérange les savants : sa candidature comme membre libre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui autrefois l’encensait, est refusée par deux fois. Il en conçoit quelque rancœur. De plus, son caractère, parfois qualifié de « rugueux », son indépendance d’esprit et des propositions de réformes de l’administration coloniale exprimées de façon plutôt abrupte finissent de le desservir.

Étienne Aymonier représente aujourd’hui une référence incontournable des études khmères et chames, largement boudée cependant, ou, pour reprendre la formulation ambigüe de George Cœdès (1886-1969) dans sa nécrologie publiée dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient en 1929 : « Lorsque le progrès des études aura relégué ses travaux au nombre des ouvrages qui n’ont plus qu’un intérêt bibliographique, l’œuvre accomplie pendant sa mission de 1882-1885 qui fonda l’épigraphie khmère sur une base solide et ressuscita les Chams ignorés avant lui, cette œuvre subsistera comme un témoignage de son labeur et de son dévouement à la science, et suffira à assurer à son nom une place éminent dans l’histoire des études indochinoises » (BEFEO, 1929, p. 542-548).

Constitution de la collection

Outre des centaines d’estampages, Aymonier rassembla des stèles et des statues au cours de ses missions. Cependant, leur identification s’est par la suite avérée complexe : « Les statues rapportées par M. Aymonier furent tout d’abord déposées au Musée d’Ethnographie où elles ne semblent pas avoir jamais été cataloguées ou étiquetées sérieusement. Quand elles passèrent de là au Musée Guimet, on négligea malheureusement d’en dresser ne fût-ce qu’une simple liste, et rien n’autorise à affirmer que la collection du Musée Guimet correspond intégralement à l’ancienne collection du Musée d’Ethnographie. En fait, je n’ai pu arriver à retrouver un certain nombre de pièces que M. Aymonier, dans ses ouvrages, mentionne comme “devant être” au Musée Guimet ; par contre, j’ignore la provenance exacte des trois quarts de cette collection, personne n’ayant eu soin d’en prendre note en temps opportun », se plaint Georges Cœdès en 1910, dans son Catalogue des pièces originales de sculpture khmère conservées au Musée Indochinois du Trocadéro et au Musée Guimet. Une vingtaine d’années plus tard, dans le Catalogue des collections indochinoises établi par Pierre Dupont (1934), Jeannine Auboyer (1912-1990) rappelle le regroupement des sculptures khmères dans la rotonde d’entrée à l’initiative du conservateur, Joseph Hackin, en 1921. « Ce premier regroupement comportait surtout la collection Aymonier : les deux pièces les plus remarquables étaient le Harihara de Maha-Rošei et une très belle tête bouddhique […]. N’oublions pas que, de ses missions, Aymonier avait également rapporté un grand nombre d’estampages pris sur des stèles inscrites, et quelques-unes même de ces stèles. Les estampages ont été déposés à la Bibliothèque nationale et à la Société asiatique ; les stèles, au nombre de douze, sont conservées au Musée Guimet. Elles portent des inscriptions datant, les unes du VIIe siècle de notre ère et donnant les noms des premiers rois khmers connus […], les autres du XIe siècle et plus particulièrement du règne de Sūryavarman Ier » (Dupont P., 1934, p. 19 et 21).