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L’histoire familiale : du marchand au collectionneur

Originaire de Bourgogne mais établi à Paris, rue du Faubourg Saint-Honoré, Jean Beurdeley (1771-1853) fonde, vers 1817, une boutique de marchand de curiosités, qui sera reprise et tenue tout au long du siècle par son fils Louis-Auguste-Alfred Beurdeley (1808-1882), puis son petit-fils Alfred-Emmanuel-Louis Beurdeley (1847-1919). Jean est, dès l’origine, associé au commerce de meubles et d’objets de brocante, mais c’est son fils Alfred Beurdeley (dit Beurdeley père) qui en développe considérablement le commerce.

Sous le Second Empire, Beurdeley père devient en effet l’un des marchands de curiosités et d’objets d’art les plus importants de la capitale. Sous la Monarchie de Juillet, sa boutique est déplacée au Pavillon de Hanovre, à l’angle du boulevard des Italiens, dans l’immeuble acquis par la famille en 1830. Le magasin se situe ainsi au cœur du Paris chic de l’époque et l’on y trouve une quantité de marchandises variées et précieuses : statuaire en marbre, ivoires, verreries, bijoux anciens, pendules en bronze, tableaux, lustres, mobilier en marqueterie ou décor de laque, de pierres dures, bijoux anciens, porcelaines de Sèvres, porcelaines de Chine et du Japon, montées et non montées. Dès le milieu du siècle, Beurdeley père adjoint au commerce de l’ancien la conception d’objets modernes dans le goût de la Renaissance et du XVIIIe siècle. À ce titre, il participe aux grandes expositions universelles, en 1855 puis en 1867, à laquelle il remporte une médaille d’or. Après une licence de droit, son fils, Alfred-Emmanuel-Louis (dit Beurdeley fils), reprend l’affaire familiale en 1875. Il entreprend la construction d’un atelier de fabrication « de bronzes et de meubles » dans le quartier des épinettes, rue Dautancourt. Il assure, dès lors, conjointement les activités de marchand d’objets de curiosités et de fabricant de meubles et d’objets d’art. Ses participations aux grandes expositions sont remarquées à Paris en 1878, en 1889 et jusqu’à Chicago en 1893, qui lui permet de conquérir une clientèle américaine. Malgré cette expansion transatlantique, il ferme la maison en 1895. À partir de ce moment, il se consacre à sa collection personnelle de dessins, gravures et d’objets d’art dont principalement les porcelaines de Chine. C’est d’ailleurs en tant que collectionneur, au milieu de ses cartons de dessins et d’estampes, qu’il est dépeint par le suédois Anders Zorn (1860-1920 ; salon de 1907 ; Musée d’Orsay, inv. RF 1979 48).

Les frontières sont parfois floues entre le fonds de commerce et les biens personnels des Beurdeley, les pratiques de la collection et de la profession étant totalement imbriquées. Le statut de collectionneur signifie, en effet, la réussite du marchand et l’élévation de son statut social. Une ascension qui témoigne d’un nouveau système de valeur autour de l’objet ancien qui s’instaure progressivement au cours du siècle et qui voit un nombre grandissant de marchandises devenir des objets de collection. Ce système repose alors sur la connaissance et l’expertise et les marchands vont y jouer un rôle clé. Les Beurdeley assurent ainsi tout au long de leur carrière un double rôle de marchand collectionneur auprès des musées et des comités d’exposition, qui n’est pas isolé à l’époque si l’on pense à Frédéric Spitzer (1815-1890), dont la demeure-boutique est qualifiée de « Musée Spitzer » (Cordera, 2015), ou au marchand-expert Charles Mannheim (1833-1910). Ces marchands profitent aussi des différentes expositions rétrospectives qui se succèdent, notamment sous l’égide de l’Union centrale (créée en 1863).En 1862, Alfred Beurdeley fait exécuter son portrait par Paul Baudry (1828-1886), aujourd’hui conservé au musée d’Orsay (n° inv. RF 1979 47). Le choix d’un peintre qui fut Grand Prix de Rome est déjà le témoignage de sa réussite sociale et financière. Deux ans auparavant, il emménageait avec son épouse Virginie Fleytas (1804-1861), une aristocrate fortunée de la Nouvelle-Orléans, dans l’hôtel particulier du 79 rue de Clichy qui allait accueillir ses collections puis celles d’Alfred Beurdeley fils. Ce dernier conserve le domicile familial, mais met à l’encan les collections de son père qui donnent lieu à deux grandes ventes en 1883. L’histoire de cette dynastie de marchands parisiens est aussi ponctuée de nombreuses ventes aux enchères qui, outre les actes notariés, permettent de connaître à la fois les contenus du commerce, leurs domaines d’expertise et leurs collections personnelles. Après la fermeture de la boutique en 1895, les ventes de toutes les marchandises « rendirent le nom de Beurdeley légendaire à l’Hôtel Drouot, où il tint l’affiche pendant tant d’années », rapporte Marcel Nicolle (1920, p. 7). À l’inverse, c’est aussi dans les salles de vente que les collections se forment et son ami Léonce Bénédite en témoigne : « Beurdeley est présent à toutes les ventes, sans dédaigner même les plus modestes, car il sait que c’est là qu’il trouvera la pièce inédite » (1920). En tant que marchand d’objets d’art, il a développé un œil et est accoutumé des pratiques du marché donc préparé à développer des collections.

Collectes de porcelaines de Chine et du Japon chez un marchand de curiosités

Suivant une tradition qui remonte au moins au XVIIe siècle, les porcelaines chinoises et japonaises sont collectionnées comme objets de luxe, de curiosité et de décoration, tout comme les soieries et les laques que les marchands merciers achetaient aux sociétés d’importation européennes. Cette tradition est poursuivie par les marchands de curiosités du XIXe siècle, tels que les Beurdeley, et la porcelaine orientale constitue une grande partie de leur stock. Les pièces les plus recherchées à l’époque sont décoratives et évocatrices du goût du XVIIIe siècle comme les grandes jarres couvertes. La majeure partie du stock des Beurdeley est composée de pièces acquises sur le marché de l’art parisien et conçues à l’origine pour l’export, même si elles sont de fabrication ancienne. Dès les premières mentions du stock, dans les années 1830-1840, on y trouve des porcelaines de la Chine ou du Japon, pour la plupart associées à des montures en bronze. Comme l’écrit Jules Labarte en 1847, il était encore difficile pour les amateurs de différencier la porcelaine de Chine de celle du Japon. Il faut attendre la seconde moitié du siècle pour voir le développement des connaissances de l’art chinois. À partir des années 1860, les céramiques orientales, deviennent progressivement des objets d’étude, suivant l’entrée de collections de porcelaines asiatiques dans les musées et la tentative de classification d’Albert Jacquemart (1862). Le sac du palais d’Été à Pékin suscite l’entrée en Europe de nombreuses pièces d’importance historique, déclencheur d’un marché spécifique pour les objets d’art chinois à Paris à partir de 1861. C’est aussi à la fin des années 1860 que le Bottin du commerce de Paris dédie une rubrique aux « Chinoiseries et Japoneries ». Bien qu’il n’y apparaisse pas comme marchand spécialisé, le stock d’Alfred Beurdeley père augmente également dans ce domaine au cours de cette décennie. Comme le montre une étude récente, ce dernier figure parmi les vingt principaux acquéreurs d’objets de provenance impériale dans les ventes d’objets d’arts asiatiques entre 1861 et 1863 (Howald C., Saint-Raymond L., 2018, p. 14-15) ; son rôle est cependant relativement faible comparé à celui d’autres marchands comme M. et Mme Malinet, par exemple(Nicolas Joseph Malinet, 1805-1886, et Marie Antoinette Malinet née Schlotterer, 1812-1881).

Si l’on compare les marchandises de sa boutique des années 1860 jusqu’à la fermeture en 1895, il est manifeste que la quantité de porcelaines orientales et leur valeur proportionnelle augmentent au cours de la seconde moitié du siècle (Mestdagh C., 2019). La part des porcelaines, toutes provenances confondues, reste stable et oscille aux alentours de 15 % de la valeur totale du stock de la boutique. En revanche, si les porcelaines de la Chine et du Japon représentent 37 % de la valeur totale des porcelaines dans les années 1870 (contres 51 % pour les porcelaines de Sèvres), elles montent à plus de 55 % à la fin du siècle. À partir de 1886, Alfred Beurdeley fils jouit en plus d’une situation qui a pu simplifier l’approvisionnement en porcelaines de Chine puisque les marchands Myrtille et Isaë Oppenheimer, spécialisés dans les « articles de la Chine et du Japon », installés rue de Cléry mais aussi à Hong-Kong et à Kobe, sont locataires d’une partie de l’immeuble des ateliers Beurdeley rue Dautancourt où ils entreposent un large stock de porcelaines.

Les porcelaines montées et non montées

La tradition des porcelaines montées est héritée des marchands merciers qui s’étaient spécialisés dans ce type d’enjolivement en s’associant avec les bronziers parisiens dès l’époque de Louis XIV (Castelluccio S., 2014). Des années 1840 à 1860, presque toutes les porcelaines chinoises de la boutique sont montées, en candélabres, lampes, vases décoratifs, coupes ou jardinières qui sont agrémentés de montures en bronze. Il est alors souvent considéré que la valeur des porcelaines est augmentée par leurs montures, mais au cours du XIXe siècle cela est à nuancer. Progressivement, L’intérêt accru manifesté par les collectionneurs et les intellectuels explique que les porcelaines orientales ne soient plus systématiquement montées. Ainsi, la vente de la collection Alfred Beurdeley en 1883 (Hôtel Drouot 23-25 avril) répertorie une petite section de porcelaine ancienne chinoise et japonaise comprenant 6 grands vases « famille verte » et de nombreuses figurines, un total de 30 pièces dont seulement 3 sont montées, décrites comme « période Louis XV ».

Un carnet personnel d’Alfred Beurdeley fils, datant des années 1870 (collection privée), montre un grand nombre de croquis dessinés à la main au crayon : dessins de porcelaines d’Asie non montées, de porcelaines de Sèvres, accompagnés de prix codés, probablement des objets achetés en voyage ou qui lui ont été proposés. Ce carnet montre comment Beurdeley fils mélange ses intérêts pour la porcelaine orientale et la porcelaine de Sèvres qui constituent une part importante de son stock. Lors des ventes qui suivent la fermeture en 1895, une section est consacrée à la porcelaine orientale, au sein des objets d’art et de mobilier du XVIIIe siècle, décrite comme « porcelaine ancienne », dont la moitié est montée (Galerie G. Petit, 27 mai-1er juin 1895). Deux autres ventes suivent qui sont entièrement consacrées aux « porcelaines chinoises et japonaises », composées de vases et d’autres pièces en porcelaine non montées (Hôtel Drouot, 24-25 mars et 17 décembre 1898).

Démontrant la résilience du goût pour le XVIIIe siècle, les céladons montés en bronze doré sont toujours très recherchés. Suivant ce goût et dans la continuité d’une tradition parisienne, les Beurdeley créent des montures modernes en bronze doré pour les porcelaines asiatiques de qualité ancienne. Alfred Beurdeley fils développe son propre atelier, mais avant cela, son père sous-traitait déjà de nombreux artisans : bronziers, ciseleurs et doreurs, pour produire divers objets et notamment des vases montés (Mestdagh C., 2020, p. 172, fig. 1). Certains dessins conservés au musée des Arts décoratifs documentent aussi cette pratique et montrent des projets de vases montés en porcelaine chinoise (CD 3062). La vente des œuvres de l’atelier d’Alfred Beurdeley fils, suite à la fermeture de l’entreprise, s’ouvre sur une vingtaine de vases montés en « porcelaine chinoise de qualité ancienne » (Galerie G. Petit, 6-9 mai 1895). Connaissant la porcelaine ancienne dans le cadre de son activité et conscient du goût pour les pièces du XVIIIe siècle, celui-ci a choisi principalement de la porcelaine chinoise du XVIIIe siècle : céladons, fond bleu turquoise ou bleu de Chine, évocateurs des pièces réalisées à l’époque Louis XVI. Certaines porcelaines présentent un décor en relief, d’autres un décor de fleurs, parfois des décors incisés. Le choix de ces porcelaines, leur qualité ainsi que la qualité des montures en bronze doré expliquent que ces vases soient confondus avec des œuvres anciennes. Et ce, dès le XIXe siècle comme le rapporte Alfred de Champeaux dans son Dictionnaire des fondeurs : « Dans l’atelier de M. Beurdeley ont été réalisés de grands vases en porcelaine de Chine montés en bronze doré [...] dont quelques-uns ont été vendus comme pièces anciennes » (1886, p. 120). L’un des cas les plus célèbres est le vase en porcelaine céladon conservé de nos jour à Waddesdon Manor (WI/59/4). Beurdeley fils écrit lui-même à propos des pièces en céladon montées qu’il a créées : « Elles seront un jour d’une grande valeur. À mon nom sera substitué celui d4un homme du XVIIIe siècle, mais le travail aura été fait en 1879 et 80 » (Lettre à A. de Champeaux, 1886, A.MAD X49).

Les collections personnelles

Le contenu des collections d’Alfred Beurdeley père témoignent d’une assimilation entre commerce et goût personnel. Après son décès survenu le 29 novembre 1882 et suivant la volonté de son fils, sa collection est dispersée au cours de deux ventes qui se déroulent à l’hôtel Drouot (9-10 avril et 23-25 avril 1883). Ses collections sont divisées entre deux grands ensembles qui reflètent parfaitement l’orientation de son commerce : les curiosités, objets d’art du Moyen Âge et de la Renaissance, et les objets du XVIIIe siècle, au sein desquels figurent les porcelaines de Chine qui représentent une trentaine de lots, moins nombreuses que les porcelaines européennes. Déjà, sa participation à l’exposition du « Musée oriental », organisé par l’Union Centrale en 1869, était timide puisqu’il n’y présentait qu’une paire de figurines en bronze, comparée à Mme Malinet, marchande spécialisée qui présentait près de 150 pièces de porcelaines et dont la collection avait déjà été publiée par Albert Jacquemart (1862).

Contrairement à son père, Alfred Beurdeley fils consacre une large partie de sa collection personnelle aux porcelaines asiatiques et principalement chinoises. Il est fait mention de cette collection lors de son mariage en 1882 (Contrat de mariage avec Charlotte Portier AN/MC/ETCII). Alors âgé de 35 ans, il possède une collection « d’objets de Chine et du Japon » estimée à 80 000 francs et une collection de dessins d’ornement, d’estampes et de livres d’art d’une valeur de 150 000 francs. Une vingtaine d’années plus tard , suite au décès de sa femme, la collection d’« objets de Chine et du Japon » est inventoriée par l’expert Charles Mannheim et réévaluée à 371 390 francs, une hausse considérable certainement due à l’accroissement des valeurs et à l’expansion de la collection entre-temps. L’inventaire liste 797 pièces provenant de Chine et une dizaine de pièces du Japon. La collection consiste en diverses formes de pièces en porcelaine, du XVIe au début du XIXe siècle (époques des dynasties Ming et Qing) : des tabatières, plats, assiettes, bols, tasses, théières, vases, bouteilles, potiches, brûle-parfums, figurines, etc. Quelques pièces, parmi les plus onéreuses, y sont inscrites comme provenant de la vente Marquis (Hôtel Drouot, 12-15 février 1883) où Alfred Beurdeley fils fait l’acquisition d’une vingtaine de lots et à laquelle achètent plusieurs collectionneurs contemporains tels qu’Ernest Grandidier (1833-1912). D’autres pièces, parmi les plus anciennes, sont recensées et illustrées par Octave du Sartel dans son ouvrage sur la porcelaine de Chine (1881, Fig. 13-14 ; Fig. 88 ; Pl. VII), dont une paire de pots montés, une grande bouteille et un grand vase d’époque Ming.

En 1906, la collection est exposée à Londres par Thomas Joseph Larkin (1848-1915), l’un des premiers marchands-experts londoniens d’art chinois, dans sa boutique « Renaissance Galleries », 104 New Bond Street. Larkin publia à cette occasion une brochure :The Alfred Beurdeley Collection of rare old Chinese porcelain (1906). Cette exposition précéda certainement la dispersion de la collection puisqu’elle n’est plus en la possession de Beurdeley au moment de son décès en 1919. Il est probable que Larkin ait vendu certaines pièces à William Hesketh Lever (Lord Leverhulme) ou Charles Lang Freer qui étaient ses plus importants clients. Un vase en grès et un vase lanterne de porcelaine Yongzheng, aujourd’hui conservés au Victoria & Albert Museum (respectivement C.993-1910 et C1457-1910), ont été vraisemblablement achetés par le collectionneur George Salting(1835-1909) qui en fit don au musée en 1910.

La place des objets d’art asiatiques et en particulier des porcelaines de Chine dans l’histoire du commerce des Beurdeley et de leurs collections témoigne de l’évolution du goût, de l’appréciation et de l’expertise de ces objets dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle s’inscrit à la fois dans la continuation d’une tradition héritée du XVIIIe siècle pour s’ouvrir vers une conversion des pratiques et une approche plus historique et scientifique qui montre la progression des changements d’attitude au cours du XIXe siècle dans la réception de ces objets en Occident.