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Commentaire biographique

Fondatrice et donatrice du Musée d’Ennery, dont les portes s’ouvrent en 1908, Clémence d’Ennery (1823-1898) lègue sa collection à l’État français pour en faire un « musée accessible gratuitement au public » en 1892. Ce don se compose de la maison qu’elle a fait construire au 59, avenue du Bois de Boulogne pour exposer sa collection de « chimères » chinoises, japonaises et coréennes représentées dans différentes matières et formes ainsi qu’une généreuse rente pour l’entretien du musée (AN, 20144795/29, U8 d’Ennery, testament du 29 juin 1894). En 1897, Robert de Montesquiou Fezensac (1855-1921) signale sa collection japonaise comme une des « plus importantes » du XIXe siècle, comparant Mme d’Ennery aux collectionneurs Michel Manzi (1849-1915), Philippe Burty (1830-1890), Charles Gillot (1853-1903) et Louis Gonse (1846-1921) (Montesquiou R., 1897, p. 1).

Joséphine Clémence (dite Clémence ou « Gisette ») Lecarpentier, fille de Armand-Louis-François Le Carpentier de Saint Amand (dit Lecarpentier) et de Joséphine Cousteau de la Barrère, naît à Paris le 29 août 1823. Elle est morte dans le 16e arrondissement de Paris, au 59, avenue du Bois de Boulogne (actuelle avenue Foch), le 7 septembre 1898 (AP, V4310048) et repose au cimetière du Père-Lachaise. Les Lecarpentier étant issus de la petite noblesse, Clémence connaîtra une jeunesse aisée : son père est ancien chef d’escadron, pensionnaire de l’armée, Chevalier de la Légion d’honneur, rentier et il possède plusieurs propriétés. La famille Lecarpentier la dote de 95 000 francs lors de son mariage avec l’avocat Charles François Xavier Desgranges (1815-1880), fils du maire adjoint du 11e arrondissement de Paris, le 22 mai 1841 (AN, MC/RE/XXX/822). Après leur mariage, le couple Desgranges vit dans la propriété des Lecarpentier au 56, rue de Bondy (dans le quartier du Théâtre de la Porte Saint-Martin). Le couple procède à une séparation de corps et de biens le 7 mai 1844 à l’époque où Desgranges part en Afrique pour faire carrière dans l’administration coloniale. Il meurt à Constantine (Algérie), le 29 juillet 1880 (ANOM, Constantine, Algérie, 29 juillet 1880, acte 405). Son absence permet à Clémence de mener une vie indépendante assez remarquable pour une femme de cette époque ; elle profitera de rentes et d’héritages familiaux pour développer sa collection et pour acheter des propriétés à Paris, Antibes et Cabourg qu’elle possède en son propre nom lors d’un contrat de remariage passé en 1880 (AN, MC/ET/XXVI/1391).

C’est dans ce quartier de la rue de Bondy qu’elle aurait rencontré son second compagnon, le dramaturge Adolphe Philippe (dit « Dennery ») (1811-1899), au moment où ce dernier débutait dans le théâtre. Ils se seraient rencontrés soit en 1841 (certains parlent d’une liaison qui aurait provoqué le départ de Desgranges), soit peu après. En 1845, par exemple, ils cosignent la comédie Noémie (Clémence adopte le nom de plume « Clément ») et en 1847 le drame La Duchesse de Marsan (sous le nom de « Mme Desgranges ») (Emery E., 2019, p. 205). Elle accompagne Adolphe dans la vie du théâtre, assistant aux castings, aux répétitions, aux interviews. Elle affine les paroles de ses pièces et on l’évoque comme « collaboratrice » dans la presse (Emery E., 2020, p. 26-27). Enfin, alors même qu’ils gardent des résidences séparées dans le même quartier, de nombreuses lettres et descriptions de dîners faites par les frères Goncourt de 1858 à 1870 montrent que c’est « Gisette » qui sert d’hôtesse à Adolphe qui l’appelle « ma femme ». Les Goncourt retracent cette vie de bohème dans leur Journal et dans leur roman La Faustin où Clémence sert de modèle pour le personnage de Maria, dite « Bonne Âme » (Goncourt E. de, Goncourt J. de, 1989). Ses meilleures amies sont effectivement des actrices et courtisanes comme Lia Félix (1830-1908) et Marie-Anne Detourbay (dite « Jeanne de Tourbey », future Duchesse de Loynes, 1837-1908).

De fait, la plupart des chercheurs décrivent Clémence d’Ennery, à tort, comme une fille du peuple, une petite actrice entretenue par Adolphe. Ce malentendu est renforcé par son surnom « Gisette » (ou Gizette, comme l’écrit d’Ennery). Or, Clémence n’a pas été actrice, ce qui explique son absence des archives de théâtre examinées par Camille Despré (Despré C., 2016). D’ailleurs, c’est Clémence qui aurait fait valoir le travail d’Adolphe, sinon en exerçant ses charmes auprès des ministres (comme le suggèrent les Goncourt), du moins en faisant appel à ses contacts dans le monde de la finance (la sœur de Charles Desgranges se marie avec Achille Antonetti, de la Banque de France, en 1842) et de la politique ; elle écrit, par exemple, au ministre de l’Instruction publique (et futur président de la République) Raymond Poincaré (1860-1934) en 1895 pour demander la croix du commandeur de la Légion d’honneur pour son mari (BNF, Papiers Poincaré, NAF 16000, fols. 4-5). De fait, en 1860, Adolphe Philippe obtient l’autorisation de se faire désormais appeler Adolphe d’Ennery ; il est nommé officier (1859) puis commandeur (1895) de la Légion d’honneur (AN, LH/2141/57, dossier Philippe d’Ennery).

Adolphe et Clémence (qui vivent en concubinage depuis les années 1850) ne se marient qu’après la mort de Charles Desgranges (le 29 juillet 1880). La cérémonie civile du 30 mai 1881 a lieu dans la maison que Clémence a fait construire, dès 1875, sur un terrain acquis, comme le montre le contrat d’achat (MC, ET/XXVI/1351), avec ses propres fonds : il s’agit du site actuel du Musée d’Ennery. Jusqu’à la mort de Clémence en 1898, cette maison est un lieu de grande sociabilité, autour de dîners hebdomadaires rassemblant amis et collègues fréquentant le monde du théâtre et de la presse. Le couple est connu pour sa convivialité, que ce soit à Paris où dans leurs villas à Cabourg, Antibes et Villers-sur-mer.

Les origines de la collection

Dans des interviews donnés à la presse dans les années 1890, des lettres écrites au ministère des Beaux-Arts, des testaments et des cahiers d’inventaire, Clémence d’Ennery répète qu’elle a commencé sa collection dans les années 1840 suite à un « amour » adolescent pour les chimères qui ne la quittait pas. Car, au lieu d’acheter des robes, la jeune Clémence faisait des économies pour courir des magasins de curiosités afin de s’offrir de petits objets sculptés d’Extrême-Orient (Guinaudeau B., 1893, p. 1). Ce goût pour les objets asiatiques aurait été inspiré (ou partagé) par d’autres membres de sa famille (on sait qu’un coffre Namban, par exemple, venait de chez sa mère, morte en 1862) (MNAAG, A. d’Ennery, inventaire « 6e mille », objet 672, p. 68).

Dès 1859, les frères Goncourt parlent de sa « collection de monstres chinois » (Goncourt E. de, Goncourt J. de, 1989, 12 juin 1859). Jules de Goncourt est ébloui lorsqu’il visite l’exposition de 150 chimères que « Gisette » a installé dans son appartement du 14, rue de l’Échiquier avec des étagères et de la lumière spécialement conçues pour les mettre en valeur : « Quelle singulière idée pour une femme ! Quand on m’en a parlé la première fois, ça m’a tout de suite fait penser que vous n’étiez pas une femme comme [les] autres » (Goncourt E. de, Goncourt J. de, 1989, 29 décembre 1859).

En 1861, lorsqu’elle change d’appartement, ce noyau du futur Musée d’Ennery est décrit par des journalistes comme le fruit de plus de dix ans de travail, une collection « complète » et « rare entre toutes » de 200 chimères en jade, porcelaine, bronze et pierre de roche (E. D., 1861). L’exposition de cette collection à l’hôtel Drouot en avril 1861 lors d’une vente projetée, suscite des compliments, notamment concernant son « originalité incomparable » (« Expédition en Chine », 1861, p. 7). Mais la vente elle-même ne semble pas avoir eu lieu, car quelques mois plus tard, les Goncourt parlent de l’installation de ce « musée chinois » dans l’appartement d’Ennery au-dessus du foyer du Théâtre Saint-Martin (Goncourt E. de, Goncourt J. de, 1989, 21 novembre 1861).

En 1866, vraisemblablement après un incendie dans leurs appartements contigus au Théâtre Saint-Martin (rapporté dans un fait divers du Figaro ; Claretie J., 1866, p. 7), Clémence s’installe avec Adolphe dans un hôtel particulier qu’il a fait construire au 4, avenue d’Eylau. Les d’Ennery passent une partie de l’année à Cabourg, Villers-sur-mer, Antibes et Uriage et Clémence continue d’acheter des objets asiatiques pour leurs différentes résidences (MNAAG, A. d’Ennery, inventaires « mille », s. c. ; Emery, E., 2022). C’est ainsi que leur ami et collaborateur Jules Verne (1828-1905) décrit la maison d’Antibes en 1873 comme « un vrai musée » (Verne J., 1873, p. 219).

En 1875, Clémence décide d’acheter un terrain dans le 16e arrondissement de Paris et d’y faire bâtir par l’architecte Pierre-Joseph Olive (1817-1899) la « Villa Desgranges » (le futur Musée d’Ennery), avec l’intention de réunir l’ensemble de sa collection dans des galeries spécialement conçues pour les recevoir. La collection d’Ennery est donc bien l’ouvrage de Clémence seule. Tous les amis d’Adolphe parlent, en effet, d’une « manie » de Clémence qu’Adolphe aurait longtemps « supportée » sans la partager (Rochefort H., 1908, p. 1). Malheureusement, comme la plupart des épouses-collectionneurs ayant adopté le régime de la communauté de biens lors de leur mariage, le nom de Clémence d’Ennery s’est vu éclipsé au XXe siècle par celui de son époux, expliquant ainsi la fâcheuse tendance à attribuer la collection à Adolphe.

Le contenu de la collection

Au contraire des collectionneurs de son époque comme Ernest Grandidier (1833-1912), qui favorisent les céramiques, Gaston Stiegler (1853-1931) note que la collection d’Ennery ne contient aucune assiette et seulement quatre vases. « En revanche, » note-t-il, « fourmillent chez elle à profusion les plus chatoyants des bibelots les plus divers, en bois sculpté, en bronze, en ivoire, en terre cuite, en nacre, en pierres dures ou tendre, jade, onyx, cristal de roche, marbre, etc. Là rit, pleure, gambade, hurle, brille et terrifie tout ce qui a été inventé de plus bizarre, de plus excentrique, de plus baroque, par l’imagination chinoise la plus fantasque et la plus déformatrice qui ait jamais dansé dans le cerveau des hommes » (Stiegler G., 1895, p. 2). Elle s’intéresse beaucoup plus à faire valoir la diversité artistique manifeste dans des représentations des « chimères » : de la matière employée aux différentes représentations iconographiques.

À sa mort, l’inventaire personnel de Clémence d’Ennery s’arrête in media res à 6 296 objets (MNAAG, A. d’Ennery, inventaire « 7e mille », s. c.). Lors de l’ouverture du musée en 1908, Émile Deshayes, le premier conservateur, classifie les objets en neuf catégories : 1) des statuettes (« représentant des personnages, des animaux vrais, des animaux mythiques ») ; 2) des netsukes ; 3) des poupées ; 4) des vitrines contenant divers objets, y compris des vases, des coupes, des brûle-parfums et des tabatières ; 5) « des grandes statues d’animaux » ; 6) « Des panneaux en bois incrusté, sculpté, doré » ; 7) des masques ; 8) des meubles ; 9) « une collection de supports et de socles » (Deshayes E.,1908, p. 3). Un long article illustré que Deshayes publie dans la revue Nature en 1898, quelques mois avant la mort de Mme d’Ennery, donne une excellente idée du sérieux avec lequel sa collection et son goût ont été considérés par ses contemporains : Mme d’Ennery est modeste et ne veut pas parler de science mais Deshayes dit « qu’elle s’y connaît autant que bien des japonisans » (Deshayes E., 1898, p. 355).

La collection actuelle du Musée d’Ennery est donc doublement intéressante : elle représente non seulement un bel exemple des objets asiatiques disponibles sur le marché français du XIXe siècle, mais encore les préférences esthétiques dans ce domaine, à une époque où la connaissance scientifique sur l’art japonais et chinois en est à ses balbutiements.

Historique du musée

C’est à partir de son second mariage en 1881 que Clémence d’Ennery commence à inventorier sa collection de façon systématique. Dès le 16 juin 1882, elle numérote et essaie de reconstituer l’histoire des différentes pièces de sa collection, à commencer par les chimères (MNAAG, A. d’Ennery, Carnet « No 1 Chimères », s. c.). Les nombreux cahiers d’inventaire faits par Mme d’Ennery et ses domestiques jusqu’à sa mort, conservés dans les archives du Musée d’Ennery au musée Guimet, enregistrent non seulement différents éléments de la collection mais fournissent encore un bilan remarquablement détaillé du développement du commerce des objets asiatiques au XIXe siècle. Si les dates ne sont pas toujours précises (elle enregistre la provenance de plusieurs milliers d’objets de mémoire), ces cahiers permettent d’identifier le type d’objets achetés chez une centaine de marchands (de Paris et de province) et le prix payé (ou le prix estimé). Une analyse de ces inventaires a été réalisée par Chantal Valluy et Lucie Prost en 1975 au moyen d’utiles tables comparatives d’objets, de marchands et de valeurs. Cette étude reste la plus complète effectuée sur la collection parue jusqu’à nos jours, et cela malgré quelques erreurs de datation ou d'attribution un titre bien trompeur : « Adolphe d’Ennery, Collectionneur » (Valluy C. et Prost L., 1975). Une nouvelle transcription numérique des cahiers (Emery E., 2022) facilitera dorénavant des études de la collection.

Elizabeth Emery établit la genèse du Musée d’Ennery à partir de lettres, d’articles de journal et dossiers d’archives (Emery E., 2020, ch. 4). Dès 1891, Clémence d’Ennery commence à vouloir protéger sa collection sur le plan légal (vraisemblablement après une grave maladie d’Adolphe). Dans ce but, elle demande conseil à Émile Guimet (1836-1918), dont le musée parisien des arts asiatiques a ouvert ses portes en 1889, et à Georges Clemenceau (1841-1929), un ami qui fréquente son salon et qui a aidé Guimet à réaliser son projet. Guimet visite la collection de Clémence en juin 1891 et en juin 1892. Pragmatique, elle lui explique que le testament risque d’être contesté. Il est probable, comme le propose Matthieu Séguéla, que c’est Clemenceau qui lui ait expliqué qu’un don à l’État serait difficile à contester (Séguéla M., 2014, p. 56). Clémence le nomme exécuteur testamentaire dès 1892 et lègue sa collection au musée Guimet, stipulant que les objets soient exposés dans une « Salle Madame d’Ennery » ou « étiquetés don de Madame d’Ennery » (AN, 20144795/29, U8 d’Ennery, Legs d’Ennery, codicille au testament du 17 juin 1892).

L’inventaire de la collection commence alors à se faire de manière plus systématique (la numérotation des objets dans différents cahiers et l’application des étiquettes correspondantes). En juillet 1892, elle offre sa collection au ministère des Beaux-Arts, Émile Guimet servant d’intermédiaire entre Clémence et le ministre des Beaux-Arts Eugène Spüller (1835-1898), dont les visites en juillet et novembre 1893 sont annoncées par la presse. Spüller demande ensuite au directeur des Beaux-arts Henry Roujon (1853-1914) d’aider Clémence à reformuler son legs. À la grande surprise de Guimet, les journaux annoncent que la collection d’Ennery sera d’abord offerte au musée du Louvre (qui venait d’inaugurer une petite section consacrée aux arts d’Asie) et ensuite seulement au musée Guimet (Emery E., 2020, ch. 4).

Du fait d’un manque de place au Louvre, Clémence propose à Roujon, en juin 1894, la « victorieuse solution » de laisser à l’État non seulement sa collection mais également la demeure où cette dernière est conservée, dans le but d’en faire un « musée d’utilité nationale, accessible gratuitement au public », en y ajoutant une rente de 16 000 francs, investis à 3 % (535 000 en capital), pour couvrir les salaires et frais d’entretien. Cette proposition de maison offrait, en outre, un avantage supplémentaire : celui de créer un emploi et un logement pour Émile Deshayes (1859-1916), un ami de Clemenceau qui sera nommé conservateur du futur Musée d’Ennery (il avait été engagé par Guimet en 1888, impressionné par son travail chez Pohl et Frères, un magasin de curiosités sise 25, rue d’Enghien à Paris). De 1892 à 1898, Clémence travaille en collaboration avec des représentants du ministère, avec Clemenceau et Deshayes, et avec son ami et fournisseur, l’ébéniste Gabriel Viardot (1830-1904), pour faire construire et aménager de nouvelles galeries (Emery E., 2020, ch. 4).

Puisque le régime de la communauté de biens oblige Clémence à faire approuver son legs par son époux, le testament d’Adolphe du 29 juin 1894 précise, en plus, qu’au cas du prédécès de Clémence, les objets devront être présentés au public « dans l’organisation où ils se trouveront au moment de [son] décès » (AN, 20144795/29, U8 d’Ennery, Legs d’Ennery). Cependant, il convient de préciser que l’actuel Musée d’Ennery ne reflète pas la seule vision de Clémence d’Ennery. Entre 1892 et la mort de Clémence en 1898, Deshayes et Clémenceau vont profondément modifier la collection et sa présentation en achetant et en encourageant l’achat de quelques milliers de nouveaux objets et en invitant leurs amis à faire des donations au futur musée (Deshayes E., 1908, p. 16-17 ; MNAAG, A du Musée d’Ennery, inventaires « mille », s. c. ; Emery E., 2022). Certains objets donnés où achetés par Deshayes et Clemenceau (les masques, par exemple), n’iront pas forcément dans l’esprit de la collection initiale. Il est important de noter, par ailleurs, que cette période de 1892 à 1898 est le moment où les exports asiatiques sont conçus spécifiquement pour le marché occidental, ce qui dilue le premier et plus « rare » noyau de la collection fait par Clémence seule (Valluy C. et Prost L., 1975, p. 130-131, 164-168).

Le musée, pourtant prêt à la mort d’Adolphe d’Ennery en 1899, n’ouvrira ses portes qu’en 1908, le temps de valider un testament mystique résultant de la séquestration du dramaturge presque nonagénaire (89 ans), souffrant de démence. Adolphe, en effet, n’avait jamais voulu reconnaître la paternité d’une femme qui se disait sa fille naturelle. Mais le Tribunal de la Seine a fini par légitimer cette dernière. Son refus de respecter les termes du testament retarde donc encore l’ouverture du musée. Clemenceau, en exécuteur testamentaire, s’acharne donc pour que le legs soit accepté et pour persuader l’héritière de fournir les sommes nécessaires à la réalisation du musée (AN, F21/4469, Correspondance de la direction du Musée d’Ennery avec le ministère des Beaux-Arts ; MNAAG, Archives du Musée d’Ennery, dossier « Ministère », s. c.). L’invisibilité de Clémence d’Ennery en tant que fondatrice du musée (comme vu plus haut) résulte aussi fort probablement de la très forte inimitié entre Clémence et l’héritière d’Adolphe.

Sens de la collection

Après la mort des d’Ennery, la collection fut expertisée d’abord par le sénateur Hirayama et Guejo Masao, de la délégation japonaise, dont le rapport fut rejeté par les avocats de l’héritière d’Adolphe d’Ennery. Ces derniers demandent (sans ironie) des gens « dont la compétence en matière d’art chinois ou japonais serait reconnue » (MNAAG, A. d’Ennery, dossier « Ministère », s. c., rapport du 11 déc. 1902). On choisit alors Gaston Migeon (1861-1930), Siegfried Bing (1838-1905) et Hayashi Tadamasa (林 忠正, 1853-1906), appelés à vérifier la valeur des objets qu’ils avaient eux-mêmes vendus. Mme d’Ennery avait acheté presque 500 objets chez Bing et une centaine chez Hayashi (Valluy C. et Prost L., 1975, p. 152 ; Emery E., 2022).

De nos jours, le musée d’Ennery est important à plusieurs égards. En premier lieu, il a un rôle de « time capsule » témoignant des pratiques de conservation au tout début du XXe siècle. Ensuite, il fait revivre le goût d’une collectionneuse du XIXe siècle. Il permet également d’étudier les objets asiatiques vendus sur le marché français de 1840 à 1898. Enfin, il est rare de pouvoir consulter une si grande collection de netsukes (plus d’un millier) en un seul endroit. La documentation des archives du musée d’Ennery est encore plus intéressante car les inventaires écrits de la main même de Clémence d’Ennery font resurgir tout un monde de commerce disparu. C’est ainsi que Valluy et Prost ont repéré les noms de commerçants et identifié leurs adresses depuis des annuaires de commerce (Valluy C. et Prost L., 1975, p. 152-159). Quoique souvent incomplètes et pas très scientifiques, les notes de Clémence d’Ennery contiennent de précieux renseignements relatifs aux types d’objets disponibles sur le marché français, aux pratiques d’acquisition (par pièce, par lot, les objets cassés, gratuits, etc.), aux prix payés. Ces inventaires, enfin accessible en ligne (Emery E., 2022), constituent donc une ressource remarquable pour qui cherche à faire une géographie du commerce parisien des objets asiatiques de la seconde moitié du XIXe siècle.

Peut-être encore plus intéressant, cette collection nous aide à comprendre la vision d’une femme qui cherchait à instruire le grand public – ceux qui assistaient aux pièces de théâtre de son mari – et à leur faire aimer les arts asiatiques dans un espace gratuit et familier où ils n’auraient pas besoin de lire des catalogues pour comprendre la beauté et l’intérêt des petits objets exposés (Emery E., 2020, chapitre 4). De fait, les témoins de son époque ont toujours insisté sur son désir (très avant-gardiste) de créer un lieu alternatif aux « froides » salles « scientifiques » des musées du Louvre et Cernuschi de l’époque.