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Commentaire biographique

André Leroi-Gourhan (1911-1986)

André Leroi-Gourhan (1911-1986) est unethnologue et préhistorien français. Ses travaux s’appuient sur l’archéologie, l’ethnologie, la technologie et l’histoire de l’art dans un même but : étudier l’homme, de la préhistoire à nos jours. Pour saisir tous les aspects d’un groupe humain donné, il s’appuie sur des approches diffusionnistes puis structuralistes et interroge la production matérielle à partir de trois types de témoignages : vestiges archéologiques, outils et techniques artisanales, arts populaires et religieux.

Dès l’âge de seize ans, Leroi-Gourhan chine sur les marchés aux puces parisiens et se constitue une collection de curiosités qu’il documente au sein de carnets. Cette collection de jeunesse, qui comprend des « objets de métal (poids africains et armes blanches) ou d’os et d’ivoire (eskimo), de pierre et de céramique (Asie et Amériques), mais aussi crânes humains et animaux » (Soulier P., 2018, p. 24), témoigne de son intérêt pour les outils et les vestiges qui seront quelques années plus tard au cœur de ses travaux.

Une formation pluridisciplinaire (1927-1936)

Entre 1927 et 1936, Leroi-Gourhan étudie avec passion plusieurs disciplines des sciences humaines et des sciences naturelles : l’anthropologie, l’ethnologie, la technologie comparée, les sciences religieuses, l’histoire de l’art, la muséologie. Pour ce faire, il suivra les cours de divers établissements tels que l’École d’anthropologie de Paris, l’École nationale des Langues orientales, l’École Pratique des Hautes Études, le Collège de France ou encore la Sorbonne. Au cours de ces années de formation, il rencontre ceux qu’il considèrera comme ses maîtres : Paul Boyer (1864-1949), Marcel Mauss (1872-1950) et Marcel Granet (1884-1940). Très intéressé par les mondes slaves et orientaux, il étudie le chinois ainsi que le russe et participe aux activités des musées Guimet et Cernuschi. Il est également bénévole au musée d’Ethnographie du Trocadéro, où il côtoie Georges Henri Rivière (1897-1985), qui l’initie à la muséographie, et le directeur Paul Rivet (1876-1958), qui lui permettra de passer l’hiver 1933-1934 à Londres pour étudier les collections des musées britanniques. (Soulier P., 2018)

Quelque temps plus tard, Rivet l’invite à contribuer au septième tome de l’Encyclopédie française intitulé L’espèce humaine. Peuples et races (1936). Leroi-Gourhan est l’auteur du chapitre « L’Homme et la Nature », dans lequel il pose les premiers jalons de ce qui deviendra une méthode d’étude des techniques. Dans cet ouvrage, il écrit également les notices qui présentent les peuples d’Europe, du Pôle Nord, du Levant, des Indes et de l’Extrême-Orient. (Comité de l’encyclopédie française, 1936)

La « mission Leroi-Gourhan » au Japon (1937-1939)

En 1937 Leroi-Gourhan est l’un des premiers Français à bénéficier d’une bourse de mobilité offerte par le gouvernement japonais, soucieux de son rayonnement politique et culturel. Au cours de cette expérience de terrain, qui s’étend sur deux années, d’avril 1937 à mars 1939, il conduit une étude anthropologique de la civilisation japonaise et, mandaté par le musée de l’Homme (MNHN, 2 AM 1 K59d), il enrichit les collections publiques françaises. Il est accueilli par l’Institut franco-japonais du Kansai, qui lui fournit un logement sur les hauteurs de Kyoto et lui offre un poste de professeur de lettres. Leroi-Gourhan dispense pendant deux ans des cours de latin, de grammaire historique, de littérature moderne, d’histoire de la littérature française et de civilisation française (MSHM, ALG17).

Bien qu’ayant déjà étudié les arts extrême-orientaux, André Leroi-Gourhan n’est pas particulièrement spécialiste du Japon. Pour s’immerger dans la culture visuelle de l’Archipel, il consulte assidument, dès son arrivée, des recueils d’estampes et des ouvrages illustrés dans les bibliothèques (MSHM, 137/138). Il étudie aussi l’archéologie japonaise, ce qui lui paraît primordial en vue de comprendre la manière dont s’est construite la civilisation japonaise du point de vue ethnique et culturel. En juin 1937, il rejoindra l’équipe de Yawata Ichiro (八幡一郎, 1902-1987) et Akabori Eizō (赤堀英三, 1898-1986), archéologues à l’Institut d’anthropologie de Tokyo, pour participer à des fouilles archéologiques sur le site de Kamikaizuka dans la préfecture de Chiba (MNHN, 2 AM 1 K59d).

Au cours de sa mission, il acquiert de nombreux ouvrages, en japonais et en anglais, qui traitent de la civilisation japonaise et qui ont intégré la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO, FR EFEO A ALG) en 2018. Au fil de son séjour, il rassemble une importante documentation sur le Japon, présentée sous forme de fiches et conservée depuis 2019 aux archives de la Maison des Sciences de l’Homme Mondes à Nanterre (MSHM, ALG137). Ces fiches pouvaient consister en des notes et dessins d’observation, reproduire des objets et décors spécifiques, ou encore renseigner des références bibliographiques. Leur étude met en avant le recours récurrent à la Manga de Katsushika Hokusai (葛飾北斎, 1760-1849), qui fait la part belle aux dessins de la vie quotidienne ou d’artisans au travail. C’est pourquoi Leroi-Gourhan voit en Hokusai le « Père de l’Ethnographie japonaise » (Leroi-Gourhan A., 2004, p. 22). Pour trouver l’authenticité nipponne, André Leroi-Gourhan cherche à se doter d’un « œil » japonais, en s’imprégnant notamment des dessins de livres illustrés montrant les arts folkloriques ou décoratifs. Cette étude iconographique lui permet également de définir les objets qu’il souhaite collecter.

Dans ses correspondances (Leroi-Gourhan, A., 2004), Leroi-Gourhan explique vouloir décrire une société japonaise dépouillée d’influence occidentale. Cependant il constate lors de son séjour, au début de l’ère Shōwa (1926-1989), que l’environnement matériel est altéré par la culture occidentale. La politique d’industrialisation du Japon, voulue par les gouvernements successifs depuis la fin du régime shogunal en 1868, lui semble être un obstacle à l’étude de la culture traditionnelle nippone. Ce point de vue n’est pas sans rappeler celui défendu par des anthropologues tels Paul Rivet (1876-1958) et Franz Boas (1858-1942), qui encourageaient à documenter tout ce qui touchait aux identités culturelles menacées par la modernisation via la pratique d’une « ethnographie de sauvetage ».

Fidèle aux enseignements du musée d’Ethnographie du Trocadéro et de Marcel Mauss (Mauss M., 2002), Leroi-Gourhan collecte en priorité des objets du quotidien ou issus de l’artisanat et des arts populaires. Il estime que « sur le plan quotidien [l’art populaire] est essentiel : ce qui est vécu, chaque jour et par chaque homme, en tout pays, ne porte pas de signature et ce qui fait d’une grande œuvre une œuvre française, italienne ou chinoise c’est ce par quoi elle tient à ces millions de bricoles anonymes qui sont le capital journalier d’un peuple » (Leroi-Gourhan A., 2004, p. 286). Les arts populaires sont effectivement considérés par les folkloristes comme étant distincts des beaux-arts, qui s’adressent à une élite restreinte et cultivée. La considération que Leroi-Gourhan accorde aux arts et coutumes des classes populaires s’inscrit dans les préoccupations de son époque : depuis le milieu du XIXe siècle en Europe, divers courants artistiques et politiques s’éveillaient en réaction au développement de l’industrie, qui menaçait la pérennité de l’artisanat, mais aussi pour défendre l’affirmation des identités nationales et régionales. Il découvre au Japon le « mouvement des arts populaires », ou Mingei (民芸運動), qui fait la promotion de l’artisanat traditionnel japonais et dont la création a été inspirée par le mouvement Arts and Crafts venu d’Angleterre. Leroi-Gourhan visite le musée des arts populaires (日本民藝館, Nihon mingeikan) à Tokyo, mais il qualifie le Mingei de « courant de snobisme d’art paysan » (Leroi-Gourhan A., 2004, p. 40). Il découvre également les « études sur les arts populaires et folkloriques » (民族学, minzokugaku) de même que l’Attic Museum, qui était à la fois un musée et une société d’ethnologie s’intéressant à la culture matérielle japonaise. Leroi-Gourhan acquiert treize bulletins de l’Attic Museum, parus entre 1934 et 1938, qui lui permettent de se renseigner sur l’état de la recherche au Japon. Il s’intéresse particulièrement aux rapports d’enquêtes ethnographiques effectuées en zones rurales ainsi qu’aux Entretiens sur les ustensiles folkloriques (1937) et Instructions pour les collectionneurs d’ustensiles folkloriques (1936), rédigés en langue japonaise et illustrés.

Leroi-Gourhan travaille entre 1937 et 1939 à un important traité d’ethnographie japonaise, Vie esthétique et sociale du Japon nouveau. Cependant l’étude des objets et coutumes folkloriques le conduit, vers 1938, à se lancer dans la rédaction d’un ouvrage qu’il souhaite intituler Formes populaires de l’art religieux au Japon mais qui restera inachevé et ne sera publié qu’à titre posthume dans Pages oubliées sur le Japon en 2004. Dans ce recueil, il cherche à comprendre le folklore nippon à partir du catalogage et de l’étude des motifs qu’il a observés dans les arts populaires et religieux.

Retour en France et travaux ultérieurs (1939-1986)

De retour en France, il poursuit les divers travaux qu’il avait entamés tout au long de son séjour et œuvre à un projet d’exposition ayant trait à la civilisation japonaise. Il écrit plusieurs chapitres de Formes populaires de l’art religieux au Japon dont la parution est annoncée par l’éditeur, les Éditions d’art et d’histoire, en 1943 (Leroi-Gourhan A., 1943). Divers facteurs institutionnels, politiques et méthodologiques le conduiront finalement à s’en détourner. Si Leroi-Gourhan ne publia aucun livre traitant spécifiquement de la culture japonaise, ses activités de collecte d’outils et d’observation des techniques alimenteront en grande partie un ouvrage général de technologie comparée, intitulé Évolution et techniques (1943-1945), mais également sa thèse de doctorat Archéologie du Pacifique-nord qu’il soutient en 1944. Dans les années qui suivent et au fil de ses activités d’enseignement et de recherche, Leroi-Gourhan se spécialise en ethnologie préhistorique. Il sera nommé à la chaire d’ethnologie coloniale à Lyon (1944) puis à celle d’ethnologie générale à la Sorbonne (1956) et obtient finalement, en 1969, la chaire de Préhistoire du Collège de France, autrefois occupée par l’abbé Breuil (1877-1961). (Soulier P., 2018)

Son ouvrage le plus connu est Le geste et la parole (1964-1965). Publié en deux tomes, celui-ci débute aux origines de l’humanité, s’étend jusqu’aux périodes contemporaines, et expose des perspectives d’avenir quelque peu alarmistes. Leroi-Gourhan y présente une étude anthropologique globale, pour laquelle il fait appel à l’ensemble des disciplines qu’il avait explorées jusqu’alors : anatomie, archéologie, technologie, linguistique, mythologie, histoire de l’art, sociologie ou encore sciences religieuses.

L’œuvre d’André Leroi-Gourhan compte une vingtaine de livres en français portant sur la technologie, l’ethnologie et la préhistoire, tels que L’homme et la matière (1943), Milieu et techniques (1945), Ethnologie de l’Union française (1953), Les religions de la préhistoire (1964), L’art pariétal, langage de la préhistoire (1992), Préhistoire de l’art occidental (1995). Certains ont été traduits en dix langues. S’ajoutent à ces ouvrages plusieurs centaines d’articles, de nombreuses préfaces, des participations à des publications collectives, des fascicules et des compilations des cours dispensés au cours de ses années de professorat (Bulletin de la Société préhistorique française, 1987). Cette importante production écrite aborde l’homme à partir de la diversité formelle de sa production matérielle et cherche à définir des concepts universels. Ainsi pouvons-nous saisir le caractère de Leroi-Gourhan, collectionneur d’objets, de motifs et d’expériences. Seules la multiplicité des exemples et leur comparaison, dans le temps et l’espace, étaient à même de satisfaire sa quête qui visait à qualifier l’essence de l’homme par l’étude de sa culture matérielle.

Constitution de la collection

Une collection de matériel ethnographique sur le Japon

La collection d’André Leroi-Gourhan se compose d’environ 2 500 objets collectés lors de sa mission au Japon entre 1937 et 1939. (MQB, Dossiers de collection)

Tout au long de son séjour, il rédige des notes en suivant les normes établies par le musée de l’Homme. Ces notes, consignées dans de petits carnets (MQB, D001863/38710 ; MH, DT67-6), lui permettront d’établir des « fiches à dix points » qui donnent des précisions sur chaque objet : nom vernaculaire, datation, lieu de collecte, usage, matériaux et dimensions, etc. Les informations consignées dans la base de données informatique du musée du quai Branly proviennent en majorité de ces fiches, qui ont été transmises au musée avec les objets et un fonds de 400 photographies. Ces dernières ne représentent cependant qu’une faible proportion des clichés et cartes postales qu’André Leroi-Gourhan a rassemblé au Japon. Le professeur Yamanaka Ichiro (山中一郎, 1945-2013) les présente en totalité dans son recueil Le Japon vu par André Leroi-Gourhan : 1937-1939 (2000-2007).

La préhistoire

Au cours des fouilles effectuées à l’été 1937 en collaboration avec les chercheurs de l’Université Impériale de Tokyo, Leroi-Gourhan se voit remettre environ 220 vestiges exhumés sur le site. Par la suite, certaines occasions lui permettront de se procurer une soixantaine d’objets archéologiques supplémentaires. Au total il rassemble près de 280 spécimens qui consistent, pour l’essentiel, en des tessons de poteries préhistoriques ou protohistoriques. Certains fragments présentent d’ailleurs le fameux motif de cordes caractéristique de la production en terre cuite de l’époque Jōmon. On trouve également dans cet ensemble des coquillages, des ossements animaux et humains, ou encore quelques têtes d’armes et d’outils.

Les techniques

Une bonne partie de la collection porte sur les techniques. Ces dernières englobent les modes d’acquisition des matières premières, comme la cueillette ou l’élevage, les modes de fabrication (transformation de ces matières premières en outils, objets, aliments) et les modes de consommation des produits, c’est-à-dire leur utilisation. Les objets collectés datent majoritairement du XXe siècle et ont été choisis pour leur adéquation avec ce que l’on trouvait dans la plupart des foyers japonais à l’époque. Toutefois, sont écartés de la collection les témoignages liés aux techniques modernes ou industrielles, même ceux ayant été fabriqués sur l’Archipel. Selon André Leroi-Gourhan, ce type d’objets n’appartenait pas à la culture japonaise dans la mesure où leur mode de production a été importé d’Occident depuis moins d’un siècle (Leroi-Gourhan A., 2004). En revanche, plus de 90 objets sont anciens ou qualifiés par le collecteur de « sortant de l’usage » (MQB, inv. D001863/38710), ce qui signifie qu’ils devenaient obsolètes à mesure que les activités pour lesquelles ils étaient employés disparaissaient, ou qu’ils étaient progressivement remplacés par des versions plus récentes. Ils sont parfois datés de l’ère Taishō (1912-1926) ou Meiji (1868-1912), voire de l’époque d’Edo (1603-1868).

La collection présente notamment des objets relatifs à la vie rurale comme des vêtements accessoires servant au travail des champs, au harnachement des bœufs et des chevaux, à la pêche ou à la chasse. Leroi-Gourhan précise que l’équipement du chasseur sort progressivement de l’usage à mesure que la profession s’éteint. Un ensemble d’une vingtaine d’objets porte plus largement sur l’armement, dont plus de la moitié date de la période d’Edo. On n’y trouve néanmoins ni garde de sabre ni élément de l’armure du samouraï, qui plaisaient tant aux collectionneurs occidentaux, mais plutôt des accessoires plus modestes comme une cotte de mailles ou un carquois.

Leroi-Gourhan a également acquis plusieurs outils et produits ayant trait à l’artisanat comme la menuiserie-charpenterie et la vannerie. Une cinquantaine d’objets se rapporte au travail des fibres papier ou textile et on y trouvait notamment sept échantillons de soieries datant de l’époque Edo ainsi que quatorze planches à imprimer en bois. Ces dernières étaient employées pour l’impression sur papier ou sur tissu, mais Leroi-Gourhan indique que leur usage se perd au profit de planches fabriquées en zinc. Elles présentent pour la majorité des motifs de bon augure dont Daruma, Hotei et autres divinités issues du syncrétisme shinto-bouddhique, le navire aux trésors des sept dieux de la bonne fortune, des perles, des joyaux, des animaux et des végétaux stylisés. Quelques-unes de ces planches d’imprimerie servent à une production d’ordre plus utilitaire : un livre de comptes, une notice de médicament et un jeu pour enfant.

Un lot de cinq objets permet de percevoir les étapes de fabrication d’une figurine en forme de « Daruma féminin ». Il se compose du moule usagé ainsi que de quatre échantillons de moulage : une première figurine en argile crue, telle qu’elle apparaît à la sortie du moule, une deuxième en argile crue ayant été retouchée avant la cuisson, une troisième après la cuisson et une quatrième figurine sous son apparence finale, après application de la peinture. Leroi-Gourhan détaille l’ensemble des gestes effectués par l’artisan, pour le moulage et le démoulage de ces figurines, dans ses carnets transmis au musée de l’Homme.

Plus d’une centaine d’objets se rapportent au quotidien. On trouve environ 50 vêtements et 30 objets pour la toilette dont une grande coiffeuse à tiroirs équipée d’un miroir et d’ustensiles à maquillage, du mobilier, des objets pour la décoration ou l’intendance de la maison, des jeux et des jouets, des éventails ou encore plusieurs éléments liés au commerce, à la consommation du tabac ou aux cadeaux. Une dizaine d’objets portent sur l’écriture et la calligraphie, parmi lesquels un pinceau de l’époque d’Edo dans son étui et deux écritoires : le premier est le modèle le plus communément employé à l’époque tandis que le second correspond à son homologue plus ancien, de moins en moins utilisé.

La collection regroupe enfin plus de 150 objets qui concernent l’alimentation, un domaine qui intéressait Leroi-Gourhan et pour lequel il a produit un grand nombre de notes et de dessins d’observation (MSHM, ALG137/1/10). On trouve de la vaisselle et de nombreux ustensiles de cuisine, ainsi que des denrées alimentaires. Au sein de cet ensemble, un lot d’environ 60 spécimens se rattache plus particulièrement à la consommation du thé.

André Leroi-Gourhan abordera les techniques comme un sujet d’étude en soi dans son ouvrage de technologie comparée, Évolution et techniques (1943-45). Cependant ses fiches de travail et leur classement, sous forme d’onglets thématiques, démontrent qu’il envisage l’étude des techniques au Japon dans une perspective plus globale en les reliant au folklore. Il dresse ainsi des liens transversaux entre certains objets et les motifs présents dans les arts populaires et religieux. Sur une fiche rattachée aux objets et à l’iconographie du Japon, classée dans un onglet intitulé « Techniques » (MSHM, ALG137/1/4), il associe par exemple le manteau de paille (dont on retrouve deux exemplaires dans la collection) à la divinité Daikoku, à la scolopendre et à la charrue.

La vie sociale et religieuse

La majeure partie de la collection a trait au domaine de la vie sociale et religieuse. Les objets se rapportent surtout aux fêtes du calendrier et aux arts populaires.

Au cours de son séjour, Leroi-Gourhan s’est rapproché d’antiquaires mais il a également visité de nombreux temples et sanctuaires pour assister à des rituels (Leroi-Gourhan A., 2004). Ces démarches lui ont permis d’acquérir quelques objets liés à la vie du temple comme des vêtements et accessoires de prêtres, des objets de divination, des talismans et des ex-voto. Il a également collecté des vêtements, des masques et des instruments de musique (grelots, claquettes, tambours, flûtes, biwa) associés aux danses sacrées et aux pièces de théâtre jouées dans l’enceinte des édifices religieux.

La collection comprend près de 160 objets liés aux différentes fêtes du calendrier religieux telles que la célébration du Nouvel An, la fête des morts (obon) ou la fête de setsubun pour l’expulsion des démons et calamités. Les lots les plus complets concernent la fête des garçons tango no sekku et la fête des poupées hina matsuri. On trouve dans la collection l’imposant palais des poupées, exposé dans la maison lors de cette fête dédiée aux petites filles. L’ensemble se compose d’un modèle réduit de palais, de quinze poupées à l’effigie d’une cour impériale ainsi que de cinq éléments de décoration (71.1939.97.477-497). De la même manière ont été rassemblés les objets avec lesquels les Japonais décorent la maison pour la fête des petits garçons : une armure miniature présentée avec un arc, des flèches et un sabre sur des supports (71.1939.97.502-514), mais aussi les carpes en tissu que l’on accroche à un mât à l’extérieur ou koinobori (71.1939.97.394-403), puisque ce poisson est le symbole des garçons. Pour ces deux fêtes célébrant les enfants, Leroi-Gourhan a également collecté les offrandes que l’on place avec le palais ou avec l’armure. Il s’agit en réalité d’objets fictifs en papier, en tissu ou en bois, représentant des fioles à saké, des bouquets dans des vases et des gâteaux (71.1939.97.498-501). Les véritables gâteaux consommés pendant ces festivités sont également présents dans la collection.

Leroi-Gourhan a en outre rassemblé environ 340 objets folkloriques : plusieurs dizaines d’ema dont trois datant de l’époque d’Edo et dix des douze animaux du zodiaque extrême-oriental, quatre Ōtsu-e anciens (ou reproduction) et 120 omocha. Cette dénomination rassemble les bibelots et jouets de bon augure mais aussi les spécialités locales et souvenirs de voyage. On trouve ainsi dans la collection des sifflets, des jouets, des cerfs-volants et 50 figurines à l’effigie de divinités diverses (Daikoku, Ebisu, Benzaiten, Tenjin, Daruma) ou d’animaux associés aux dieux et à la bonne fortune (renard, lapin, pie, coq, grue, tortue, hibou, sanglier, bœuf…). Enfin, un fonds de presque 900 images religieuses (ofuda) donne à voir les nombreux feuillets collectés par les fidèles aux cours de pèlerinages, en particulier celui des trente-trois temples du Kansai, ainsi que les talismans illustrés que l’on place dans l’autel domestique ou dans la maison.

Le gouvernement japonais comme mécène ?

Leroi-Gourhan a lui-même collecté les deux tiers des objets composant la collection qui porte son nom au musée de l’Homme. Environ 500 spécimens ont été sélectionnés par la Kokusai Bunka Shinkōkai (KBS, 国際文化興会) (MQB, inv. 71.1947.51). Cette « Société pour le développement des relations culturelles internationales », qui œuvrait au rayonnement économique et politique du Japon à l’aide du tourisme et de la promotion de la culture japonaise, est à l’origine de la bourse d’études dont a bénéficié Leroi-Gourhan (Leheny D., 2000, Shibasaki A., 2014). Le musée de l’Homme s’était saisi de cette occasion pour charger ce dernier d’une mission de collecte de matériel ethnographique, mais n’y avait alloué qu’une modeste enveloppe budgétaire. Les crédits d’achats provenaient donc surtout de la KBS, qui souhaitait qu’une partie de la collection Leroi-Gourhan représente un don du Japon envers la France (MNHN, 2 AM 1 K59d).

Bien que l’organisme ait laissé carte blanche au collecteur dans ses choix d’acquisitions, l’enjeu de cette collection et de sa visibilité est tout aussi culturel que diplomatique pour le gouvernement japonais. Depuis la fin du XIXe siècle et les Expositions universelles, le Japon souhaitait surtout offrir au regard occidental la plus haute expression de sa culture et de son artisanat. La KBS se proposera ainsi de financer une exposition à Paris, pour laquelle elle constitue sa vaste sélection d’objets et de photographies centrés sur les arts décoratifs et leur confection. Leroi-Gourhan veillera à ce que le musée conserve une liste complète des éléments fournis par la KBS (MQB, dossiers de collection, D005326/51874) afin de garantir sa propre neutralité par rapport à cette partie de la collection, qu’il soupçonnait d’avoir été conçue dans un but quelque peu propagandiste (Leroi-Gourhan A., 2004, p. 84).

Il indiquera n’avoir personnellement choisi que 23 objets parmi ce que proposait le gouvernement japonais, notamment quelques ustensiles de cuisine ou provenant des zones rurales. Leroi-Gourhan constate en effet au début de son séjour que « le paysan japonais est inconnu ici et [qu’il a lui-même] déjà ici, parmi les officiels, la réputation du phénomène qui descend dans la rizière » (Leroi-Gourhan A., 2004, p. 48). Les « deux collections » dans la collection mettent en lumière les divergences entre le regard de l’ethnologue, qui valorise le quotidien et l’ordinaire, et celui des fonctionnaires japonais, qui entendent illustrer leur culture par des activités jugées plus nobles ou raffinées.

On trouve au sein des objets choisis par la Kokusai Bunka Shinkōkai plusieurs ensembles liés à l’artisanat japonais par excellence : menuiserie, charpenterie, vannerie, tissage des étoffes de brocard, fabrication du papier et imprimerie, confection des parapluies et des éventails, réalisation de théières en fonte, production de la laque et d’objets laqués. La collection comprend des spécimens allant de la matière première non traitée au produit fini, de même que les outils ayant été employés dans ce cadre de production. Des photographies enrichissent la documentation sur ce savoir-faire, à l’aide de clichés d’artisans au travail ou d’objets disposés suivant les étapes de leur fabrication. L’esthétique et le savoir-vivre japonais sont incarnés par d’importants lots d’objets ayant trait à l’arrangement floral, à la décoration, au mobilier ou à la cérémonie du thé. Pour le domaine de la vie spirituelle, la KBS a intégré dans sa sélection un arc avec flèches et carquois, employé pour les cérémonies rituelles, ainsi que l’ensemble des objets constitutifs d’un autel domestique ou kamidana (71.1947.51.212-224 et 71.1947.51.351-354).

La collection en France (1939-1998)

Initialement entrés dans les collections du musée de l’Homme en plusieurs versements successifs, les objets sont actuellement conservés au musée du quai Branly sous les numéros d’inventaire suivants : 71.1939.97 (667 objets), 71.1939.99 (23 objets), D 71.1947.14 (47 objets), 71.1947.51 (519 objets), 71.1950.43 (134 objets), 71.1953.94 (34 objets). Seule la part archéologique demeure aujourd’hui au musée de l'Homme sous le numéro de collection 39.98 (281 objets).

Les premiers versements sont effectués en 1939 et portent la mention « Mission Leroi-Gourhan ». Ils rassemblent les vestiges archéologiques et presque 700 objets d’ethnographie : outils et échantillons pour la fabrication du papier, pour la vannerie, pour le textile et le travail du bois, ustensiles de cuisine et denrées alimentaires, vêtements, armement, objets de la maison et du loisir, objets liés à la vie rurale, objets rattachés aux rituels et fêtes du calendrier, objets d’art populaire et folklorique, instruments de musique.

En 1947, Leroi-Gourhan confie au musée un dépôt de 47 objets ayant surtout trait aux arts graphiques. Ce lot comprend un ema, quinze images religieuses, trois Ōtsu-e, deux impressions sur textile, une crémaillère et un plateau laqué pour le repas. Un second versement est également effectué en 1947 et concerne les objets choisis par la Kokusai Bunka Shinkōkai, que le musée de l’Homme n’était probablement pas en mesure d’accepter au cours de la guerre.

Leroi-Gourhan avait réfléchi, vers la fin de sa mission, aux moyens de présenter sa collection. Il envisageait notamment une exposition temporaire centrée sur les arts populaires japonais pour le musée Guimet (Leroi-Gourhan A., 2004). Celle-ci se tiendra finalement en 1947 au musée de l’Homme et présentera 43 objets collectés par Leroi-Gourhan, ainsi que 18 objets issus du don de la KBS qui vient d’intégrer le musée. Des photographies d’archives attestent qu’environ 110 objets de la collection ont été progressivement placés dans le parcours permanent du musée de l’Homme, au sein de vitrines consacrées à l’Asie, et qu’ils y auraient demeuré jusqu’au début des années 1980. Mais le résultat de collecte de la Mission Leroi-Gourhan n’a jamais été exposé en tant que tel dans son intégralité.

En 1950, Leroi-Gourhan augmente la collection du musée de plus de 130 estampes et images religieuses. En 1951, il prête 16 objets (essentiellement des masques et ema) qui seront finalement donnés au musée en 1953, de concert avec ceux provenant du premier dépôt de 1947.

Une partie des objets collectés au Japon demeure dans la collection familiale, parmi lesquels les pièces relatives au peuple Aïnou. Au cours de l’été 1938, le couple Leroi-Gourhan avait en effet entrepris un voyage en Hokkaido afin d’observer cette ethnie. En 1989, quelque temps après le décès de son époux, Arlette Leroi-Gourhan (1913-2005) publiera Un voyage chez les Aïnous : Hokkaïdo, 1938 (1989) à propos de leur séjour. Elle offrira enfin au musée d’ethnographie de Genève, en 1998, près de 750 ofuda et planches imprimées collectés par son mari en 1937-1939.