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Le cardinal Louis de Rohan : un certain goût pour la Chine

Le goût pour la Chine, qui passionne l’Europe sans discontinuer de la fin du XVIIe siècle à la Révolution, voit se succéder la mode des cabinets de porcelaine, celle des céramiques ornées d’inventives montures de bronze doré rocaille, puis néo-grecques, celle des chinoiseries rococos à la François Boucher et, finalement, celle des jardins anglo-chinois peuplés de pavillons et pagodes à l’architecture inspirée par l’Empire céleste.

Le château de Saverne

Le cardinal Louis René Édouard de Rohan-Guémené (1734-1803) n’échappe pas à cet engouement pour la Chine. Grand aumônier de France depuis 1777, cardinal depuis 1778 et prince-évêque de Strasbourg depuis 1779 après avoir été élu en 1759 évêque-coadjuteur de son oncle Louis Constantin de Rohan (1696-1779), Louis-René va clôturer dans le contexte de la période révolutionnaire la lignée des quatre princes-évêques de Rohan qui se sont succédé sans discontinuer, depuis 1704, à la tête du prestigieux diocèse de Strasbourg.

Le brillant prélat se partage entre Versailles, où il bénéficie d’un appartement de fonction au titre de la grande aumônerie, Paris, où le premier cardinal de Rohan a fait édifier en 1705 l’hôtel de Rohan-Strasbourg, le château de Coupvray situé entre Meaux et Lagny et, pour finir, l’Alsace. Il y possède plusieurs résidences : Strasbourg, Saverne, Mutzig et Benfeld.

Les deux plus prestigieuses résidences sont sans conteste le palais épiscopal de Strasbourg édifié, décoré et meublé de 1732 à 1742 sur les plans de Robert de Cotte, Premier architecte du roi, à la demande d’Armand Gaston de Rohan-Soubise et le fastueux château de campagne des évêques de Strasbourg à Saverne. Somptueusement agrandi par les princes-évêques de Furstenberg, le château et ses immenses jardins font l’objet de spectaculaires embellissements commandités par leur successeur, Armand Gaston de Rohan, désignant pour ce faire R. de Cotte, qui y déploie la pleine mesure de son art.

Au lendemain de son avènement, en 1779, le nouvel évêque de Strasbourg assiste à l’incendie du château de Saverne, qui va durer trois jours. Le grand corps de logis, réaménagé par le Premier architecte du roi à la demande d’Armand Gaston de Rohan, est entièrement détruit. Le cardinal Louis René décide sa reconstruction qu’il confie à l’architecte Alexandre Salins de Montfort (1753-1839). Ce dernier prévoit le remplacement du grand corps de logis par un immense bâtiment d’une longueur de cent quarante-quatre mètres. Désormais, c’est la façade côté parc (et non plus côté ville) qui est conçue en tant que façade principale. À ses pieds aboutissait l’immense parc de plusieurs centaines d’hectares traversé par le spectaculaire canal de plaisance de quatre kilomètres de long, tracé par R. de Cotte perpendiculairement au grand corps de logis, qui formait une perspective admirée de tous les contemporains (Ludmann J-D., 1969).

Les objets d’Extrême-Orient

À la même période, le cardinal réunit à Saverne un spectaculaire ensemble d’objets d’Extrême-Orient, dont certaines pièces sont dignes de figurer dans une demeure royale.

Fondée selon un principe de série et de monumentalité, l’ensemble se démarque étonnement des collections du temps. Exceptionnel par la rareté, la taille et le principe de série des objets, ce regroupement n’est pas à proprement parler une collection, mais plutôt un ensemble dans la tradition des commandes de cours ou des collections princières de pièces appelées à s’intégrer dans des décors.

On peut par exemple ranger dans cette catégorie, la garniture à décor Imari (Strasbourg, musée des Beaux-Arts (MBAS), inv. 33.978.0.33, 33.978.0.34, 33.978.0.35, 33.978.0.36, 33.978.0.37), comprenant trois jarres couvertes et deux vases cornets, comptant parmi les ensembles de grand format au prix élevé qui vont constituer l’essentiel des exportations d’Imari japonais en Europe ; les deux grands vases à fond bleu poudré (MBAS, inv. 33.978.0.25, 33.978.0.26), sur leur socle en acajou en forme de colonnes cannelées de l’ébéniste parisien Garnier, provenant selon toute vraisemblance de la vente des collections du marquis de Marigny, directeur des Bâtiments du roi et frère de la marquise de Pompadour (Paris, 1782) ; les rarissimes pagodes en paire (MBAS, inv. XXXVI.116, XXXVI.117), inspirées de la tour de porcelaine de Nankin, qui n’ont pas leur équivalent dans les collections européennes au XVIIIe siècle (Martin E., 2008-2009, p. 124-127).

Deux peintures sous verre sont toutes aussi exceptionnelles tant par leur taille que par leur thème évoquant des scènes véritablement chinoises (Hôtel de ville de Strasbourg, sans inv.). Tout y indique un respect des conventions proprement étonnant pour des peintures a priori destinées à l’exportation. Il convient du reste de se poser ici la question de l’approvisionnement de ce type d’objets qui n’étaient pas, de prime abord, destinés aux échanges commerciaux.

Un précieux document conservé aux Archives départementales du Bas-Rhin (AD 67, 1 V Évêché, 3) demeure capital pour la compréhension des motivations et du contexte dans lequel se sont élaborés ces achats. Daté du 17 avril 1784 à Saverne, il est intitulé Etat des nouveaux objets d’ameublements qui ont été mis au Château de Saverne depuis l’avenement [sic] de Monseigneur le Cardinal Prince de Rohan à l’Evêché. Il énumère sur trois pages et sous quatre têtes de chapitre œuvres, objets d’art et mobilier entrés à Saverne à partir de 1779, année de l’accession de Louis René de Rohan au trône épiscopal et de l’incendie du château. En confrontant la liste des objets regroupés sous le chapitre Porcelaine de la Chine à l’inventaire révolutionnaire daté de 1790 et intitulé Inventaire des meubles et effets qui se trouvent dans le Château au dit Saverne (Archives municipales de Saverne, 410. Inventaire des meuble et effets…, p. 255-248), il apparaît que l’ensemble tel qu’il était constitué en 1784 ne sera plus augmenté dans les années qui suivirent.

Lorsque les commissaires de la Révolution inventorient en 1790 les meubles et effets du château de Saverne déclaré bien national, ils dénombrent plus d’une soixantaine d’objets d’origine extrême-orientale dans le garde-meuble du « château carré », aile épargnée par l’incendie de 1779 et servant de résidence provisoire au prince-évêque lors de ses séjours savernois. Celui-ci, en effet, y accumulait et y entreposait depuis cette même année 1779 mobilier et objets d’art achetés en vue de remplacer ce qui avait disparu durant le funeste incendie, ceci en vue de meubler la nouvelle résidence dès son achèvement. Une place de choix y était réservée aux acquisitions d’objets « de la Chine ».

Le dessein du cardinal

Plus que des objets de curiosité ou de collection, il convient plutôt de voir dans ces achats regroupés sur une courte période, quatre années, l’élaboration d’un véritable programme. Il faut évacuer d’emblée l’idée de vouloir placer ces objets au sein de la grandiose enfilade de salles prévue par Salins et tournée vers le parc ; non seulement la pratique de disperser des objets extrême-orientaux au sein d’une demeure était passée de mode, mais surtout le nouveau Saverne était pensé pour devenir une œuvre d’art totale, c’est-à-dire que tout devait se répondre (architecture, décor, objets d’art et d’ameublement) dans une parfaite unité de style néoclassique.

Ce principe d’unité, mais cette fois-ci en relation avec les « objets de la Chine », on le trouvera ailleurs et ceci au sein même du parc. En effet, dans les années 1750, le goût pour la Chine est renouvelé par l’apparition d’une mode nouvelle, celle des jardins anglo-chinois. L’architecte anglais William Chambers publie en 1757, à l’issue de son voyage de plusieurs années en Extrême-Orient, le Traité des édifices, meubles, habits, machines et ustensiles des Chinois qui sera suivi par les écrits d’autres théoriciens de l’art des jardins qui abordent l’Extrême-Orient sous l’angle de l’ethnographie et de la fascination. En France, l’éditeur Georges Louis Le Rouge, notamment, en assure la diffusion. Les effets pittoresques de ces jardins paysagers sont agrémentés de « fabriques » en forme de mosquée, de pyramide égyptienne, de château gothique en ruine, de pavillon et de pont chinois destinés à surprendre le promeneur, le conduisant ainsi à voyager dans l’espace et le temps.

Cette recherche d’évasion trouve un écho particulièrement abouti à Saverne, où le cardinal de Rohan demande à Salins de compléter le fastueux programme de reconstruction du château par un monumental kiosque chinois. Il s’agit d’une des réalisations les plus originales parmi ces extravagantes « fabriques » commanditées pour l’agrément des jardins des résidences souveraines et aristocratiques où la fascination pour l’exotisme trouve son terrain de prédilection. Le kiosque de Saverne n’apparaît pas au détour d’un chemin au cœur d’un paysage bucolique, mais constitue l’aboutissement visuel de la magistrale perspective axiale constituée par le canal de plaisance et s’impose à la vue depuis le château même. La fabrique est établie au centre du grand rond d’eau, qui interrompt le canal à une distance de deux kilomètres et demi de sa naissance, sur une île de soixante-quinze mètres de diamètre établi à cette fin (Martin E., 2008-2009, p. 58-77).

Le kiosque, dont la construction débute dès janvier 1783, est conçu selon un plan ovale et comporte un rez-de-jardin et trois étages allant en rétrécissant, le dernier formant terrasse-belvédère. Un portique en forme de péristyle à trente-deux colonnes règne sur tout le pourtour du rez-de-jardin. Il protège les escaliers ainsi que les entrées vitrées de forme circulaire donnant directement accès au salon ovale. Celui-ci est environné de quatre cabinets. Son plafond est percé d’un oculus dégageant la vue sur le plafond du premier étage, au décor peint de légers nuages parmi lesquels on distingue des « oiseaux chinois et particulièrement un aigle tenant dans son bec le cordon du lustre ».

Le style chinois de l’architecture est renforcé par sa polychromie rouge, bleu céleste, jaune et or. Les colonnes sont rehaussées de caractères chinois peints. Clochettes, dauphins, dragons et musiciens chinois agrémentent galeries et toitures. Treillages, fleurs et arbustes de la Chine sont peints sur les façades des premier et deuxième étages.

Du verre pilé, parsemé sur les colonnes, les toitures et les ornements, permet de « brillanter » le pavillon au soleil ou bien lors d’illuminations nocturnes.

« Les plaisirs de l’île enchantée »

On comprend dès lors le dessein du cardinal de Rohan. Les travaux de construction du nouveau château et du kiosque se font concomitamment, de même que les achats ou les réalisations d’objets d’ameublement d’après les dessins de Salins, le tout entreposé au vieux « château carré » dans l’attente d’occuper le moment venu les emplacements qui leurs sont dévolus.

Les motivations qui ont animé le cardinal, prenant soin d’acquérir des objets souvent inédits en France, ou bien dont les décors évoquent des scènes de la vie chinoise, voire des objets aux antipodes du goût européen dominant, manifestent clairement une volonté de surprendre et de donner un caractère véritablement chinois au kiosque et à son ameublement. Les préoccupations « archéologiques » de Salins de Montfort, cherchant à traduire l’architecture de l’Empire céleste autant par la forme, la polychromie, l’ornementation que par les matériaux de construction (essentiellement le bois et le métal), confèrent à l’édifice cette présence tangible d’un Orient pourtant si lointain. Qui plus est, l’on se rend en barque de promenade ou gondole chinoise vers l’île lointaine du Grand Rond, en empruntant le canal de plaisance depuis le château.

Commanditaire et architecte ont conjugué leur imagination afin d’aller au-delà du vrai. Les hôtes du cardinal, le duc de Northumberland en tête, doivent avoir la sensation étrange de voyager vers un ailleurs inconnu et, au moment de mettre pied à terre sur l’île et se trouvant face au kiosque monumental dont les clochettes tintent au vent, d’être arrivés au pays du soleil levant. La magie se poursuit comme par enchantement une fois le seuil des portes du rez-de-chaussée franchi. Les pagodes et les vases à couvercles monumentaux, les séries de grands vases rouleaux au nombre de quatre, les grandes jarres au décor bleu et blanc, la paire de grands bassins à poissons, les séries de vases bouteilles à fond graviata, les trois vases balustres agrémentés de scènes et de figurines chinoises, les impressionnantes « Scènes d’extérieures » en verre peint et étamé, les grandes statuettes et oiseaux de porcelaines comptent parmi les objets les plus impressionnants de cet ensemble.

Le contenant devait parfaire, au centre même du dispositif architectural, ce sentiment d’inconnu, de nouveauté, de découverte et d’évasion vers un monde lointain devenu palpable grâce au truchement de l’illusion si chère à l’époque : l’ailleurs se logeait au cœur même du familier.

Épilogue

Le domaine épiscopal de Saverne, déclaré bien national au moment de la Révolution, fait rapidement l’objet d’actes de vandalisme et de pillage. Aussi, le directeur de la régie nationale des domaines propose-t-il aux administrateurs du département la mise en vente du kiosque avant que le cuivre et le plomb qui le recouvrent ne soient volés. Il est finalement décidé de déposer entièrement le kiosque pour en retirer plomb, cuivre et fer au profit du magasin national des matières métalliques de Strasbourg, dépeçage qui se fera au cours de l’été 1794. Pas moins de vingt-trois voitures sont nécessaires rien que pour le transport du plomb.

L’immense parc se transforme rapidement en friche et se trouve progressivement loti. Quant au canal, il est comblé pour l’essentiel au XIXe siècle. Seul a survécu le Grand Rond, privé de son île et protégé au titre des sites depuis 1923.

Le souvenir de l’éphémère existence de ce pur et monumental joyau (une dizaine d’années) reste l’ensemble d’objets extrême-orientaux. En effet, à l’approche de la vente des biens du prince-évêque à Saverne, annoncée pour le 18 mars 1793, le directoire du Bas-Rhin délibère, en date du 12 février, « qu’il importe de veiller à l’exécution de la loi du 16 septembre 1792 qui ordonne qu’il sera procédé au triage des statues, tableaux… dignes d’être conservés pour l’instruction et la gloire des arts (…) ». Ainsi, la fascination générée par cet ensemble opère une fois encore et la totalité des objets sera transférée au Museum départemental révolutionnaire de Strasbourg. Le procès-verbal accompagnant le transfert, du 4 juillet 1793, donne la liste complète et détaillée de la « collection » savernoise.

Un certain nombre de pièces en seront malencontreusement distraites par la suite en raison d’accident ou de disparition liés à son histoire mouvementée tout au long du XIXe siècle. Du Museum, elle est transférée dans les appartements de Napoléon Ier et de Joséphine au palais Rohan devenu impérial en 1806 ; l’ensemble y reste en place sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. En 1852, les collections sont transférées à l’hôtel de ville de Strasbourg, place Broglie. À partir des années 1930, elles regagnent progressivement le palais Rohan devenu musée des Arts décoratifs en 1919. Chose extraordinaire, durant plus de deux siècles, les objets réunis par Louis René de Rohan ont connu des fortunes diverses sans jamais quitter l’Alsace et sans être jamais dispersés. C’est par leur inscription progressive, à partir de 1936, au registre d’inventaire du Musée des Arts décoratifs de Strasbourg que s’est conclu leur parcours.

L’exceptionnel ensemble d’objets extrême-orientaux, de nos jours distribués dans les appartements du palais Rohan, ex-palais impérial et royal de Strasbourg, fait perdurer le souvenir de ce goût pour la Chine dont l’Europe des Lumières s’est entichée et dont Louis René de Rohan s’est emparé avec la complicité d’Alexandre Salins de Montfort pour le matérialiser de façon si originale.