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Commentaire biographique

Ni marchand d’art, ni grand collectionneur, Félix Régamey est une figure particulière du japonisme en France. Ce dessinateur, caricaturiste et peintre fut en effet un infatigable passeur de la culture japonaise, d’un enthousiasme exalté peu enclin à la nuance, qui explique sans doute en partie l’oubli dans lequel il est tombé. C’est d’autant plus injuste qu’il fut inscrit dans tous les cercles intellectuels et artistiques de son époque, proche du groupe des Batignolles, plus particulièrement d’Henri Fantin-Latour (1836-1904), ami de Paul Verlaine (1844-1896), qu’il accueillera à Londres lors de son escapade avec Arthur Rimbaud (1854-1891). Vincent Van Gogh (1853-1890) ne tarissait pas d’éloges sur une de ses gravures parue dans Illustrated London news et dans une lettre à Anthon Van Rappard (1858-1892) en juillet 1883. Philippe Burty (1830-1890) salua en lui « un touriste acharné, dessinateur réfléchi, rêveur enivré de logique […] Du japonisme sur toute la ligne ! Mais du japonisme interprété, senti et non copié. »

Félix Elie Régamey nait à Paris le 7 août 1844, deuxième d’une fratrie de trois garçons, Guillaume et Frédéric, également devenus dessinateurs et peintres. Leur père, Louis Pierre Guillaume, Suisse d’origine et imprimeur-lithographe, les initie au dessin, avant de les confier à l’École spéciale de dessin et de mathématiques où professe Horace Lecoq de Boisbaudran (1802-1897), auteur d’une méthode de dessin basée l’observation directe et la mémoire. Félix Régamey garda une immense reconnaissance à l’égard de ce professeur attentif au développement individuel de ses élèves, dont il célébra la mémoire en 1903 dans un ouvrage, Horace Lecoq de Boisbaudran et ses élèves. Notes et souvenirs, paru chez H. Champion.

Félix Régamey publie dessins humoristiques et caricatures dans divers journaux et revues, de La Vie parisienne au Journal amusant, Le Boulevard, L’Indépendance parisienne, Les Faits-Divers illustrés… et fonde un éphémère Salut public (un seul numéro en septembre 1870). Il fréquente les dîners des « Vilains bonshommes » et le café Guerbois, repaire de la Bohème artistique réunie autour de Manet et du groupe des Batignolles (Jeancolas C., 2014).

Issu d’une famille très républicaine, il s’engage dans la Légion des amis de la France pour la défense de Paris quand éclate la guerre de 1870. Il fournit des dessins d’actualité à son frère aîné installé en Angleterre en raison de sa santé fragile, qui les fait paraître dans la presse locale. Félix l’y rejoint juste avant la Commune, et s’y installe deux ans avant de rallier les États-Unis. La vie est rude, la compétition intense ; il livre dessins et caricatures, enseigne et met au point un spectacle de conférences dessinées en public qui impressionne grandement son auditoire. Mais cette facilité déconcertante, cette rapidité à croquer et illustrer ses propos contribueront à le desservir, le font passer pour une sorte de bonimenteur de salon.

C’est là qu’Émile Guimet (1936-1918), futur fondateur du musée éponyme, le rejoint en 1876. Guimet projette une longue mission en Asie dans le but d’en étudier les religions ; il propose à Régamey de l’accompagner afin de documenter les contextes pour illustrer à leur retour les lieux et faits marquants de cette enquête scientifique, ainsi que servir d’interprète. Première étape, le Japon, depuis longtemps, intriguait Régamey, qui comme tout le monde à l’époque, s’était entiché d’estampes. Le choc de la découverte de ce pays allait le marquer à jamais : tout était admirable, tout était prétexte à la joie pure. Notes de voyage, lettres et d’innombrables dessins pris sur le vif traduisent la fascination qu’éprouve l’artiste lors des dix semaines d’un voyage qui les mène de Yokohama à Kobe via Tokyo et Kyoto. Comme tous les voyageurs au Japon, ils font des emplettes, Guimet d’objets rituels en vue du musée d’histoire des religions qu’il envisage de créer, avec des estampes et des albums, mais dans une moindre mesure, pour Régamey. Ils rencontrent aussi un artiste encore peu connu en Europe, Kawanabe Kyōsai (1831-1889) ; les deux artistes se livrent à une amicale compétition de dessin, chacun croquant l’autre dans son style, portraits qui figurent parmi les nombreux dessins illustrant le récit de l’aventure japonaise par Émile Guimet, Promenades japonaises en deux tomes parus en 1878 et 1880.

La suite du voyage, de la Chine en pleine déréliction, à l’Inde en passant par le Sri Lanka, est menée tambour battant car le temps presse. Après le trop-plein de délicates émotions nippones, Régamey déteste la Chine, retrouve son esprit caustique en Inde, mais continue de croquer au jour le jour, malgré l’hostilité souvent ombrageuse des foules chinoises ou la nonchalance roublarde de certains interlocuteurs indiens. De retour à Paris après dix mois de périple, les deux hommes se consacrent à leur grand œuvre : Guimet à l’édification d’un musée d’histoire des religions, Régamey à l’exécution d’une quarantaine de toiles imposantes à partir de ses notes et croquis de voyage. Mais surtout, il se révèle en pèlerin infatigable du Japon et de sa culture, alors qu’il professe une sinophobie maniaque. Tout prétexte est bon pour exalter le « vrai » Japon, de sa cinglante réponse à Pierre Loti (1850-1923) dont il déplore la superficialité de sa Madame Chrysanthème, à l’édition illustrée d’une œuvre traduite de Kyokutei Bakin (176-1848), qu’il intitule Okoma, parue en 1883.

Le démon du voyage le taraude toujours ; en 1879 puis 1881, il retourne aux États-Unis pour des missions officielles, sur l’enseignement du dessin dans ce pays pour la première, en délégation à l’occasion du centenaire de la bataille de Yorktown pour la deuxième. L’artiste a beau collaborer avec nombre de périodiques, enchaîner les conférences illustrées, les portraits, faire même l’objet d’un numéro de la revue Les hommes d’aujourd’hui, l’art ne nourrit pas son homme ; il se décide alors à postuler pour un poste de professeur à l’École des arts décoratifs et à l’École d’architecture, puis d’inspecteur de l’enseignement du dessin de la Ville de Paris en 1881. Le Japon, encore et toujours, lui inspire Le Japon pratique (1891) puis, grâce à une mission officielle, Le dessin et son enseignement dans les écoles de Tokio (1899), enfin en 1903 Le Japon en images.

Sociable et curieux de tout, Régamey est membre de nombreuses sociétés, dont on peine parfois à suivre l’enchaînement : Société des amis des monuments parisiens, Société historique du 5e arrondissement de Paris, Société franco-japonaise de Paris dont il est secrétaire général dès la fondation, la Société des traditions populaires, pour laquelle il illustre parfois les invitations aux dîners de « Ma Mère l’Oye », mais également la Société d’hypnologie et de psychologie, qui lui inspire un cours sur la psychosociologie de l’art. Pourtant son activité incessante semble cacher un certain désarroi. Les rapports avec Émile Guimet se dont considérablement distendus, et la collaboration avec le musée s’espace, avec l’illustration des Fêtes annuellement célébrées à Emoui de Jan Jakob de Groot (1854-1921), ou de la conférence d’Émile Guimet sur Le théâtre au Japon (1886). Une cérémonie bouddhique tenue au musée Guimet en 1898 fournit l’occasion d’une dernière œuvre, un pastel délicat représentant le moine Bouriate Agvan Dorjiev (1853-1938) devant un aréopage de messieurs en costumes sombres que rehaussent ces dames en chapeaux à plumes et rubans. Entre temps, les archives du musée révèlent quelques lettres assez pathétiques de Régamey à Guimet, puis au conservateur du musée Léon de Milloué. Il est question des toiles que l’artiste ne sait où entreposer, puis dont il réclame la liste avec insistance. Autre écueil, un mariage sans doute inconsidéré se termine par un divorce au bout de trois ans de mésentente profonde. Mais la cause profonde du désenchantement est certainement que le japonisme a vécu, passé de mode. Reclus dans la cabane qu’il s’est aménagée dans une cour entre deux immeubles du 5e arrondissement, lové dans un minuscule jardin avec ce qu’il faut de lanternes, toriis et arbustes, il évolue dans un fatras de bibelots, estampes et albums.

Les dernières années de Régamey sont à la fois frénétiques et solitaires. Très impliqué dans ses cours, la Société franco-japonaise de Paris, et divers projets de réforme sociale, il trouve encore le temps de créer les costumes d’une Madame Butterfly de Puccini en version française, donnée à l’Opéra-Comique en 1906, inspirée, ironie du sort, de l’ouvrage de Pierre Loti (Ducor J., 2016) ! Sa santé déjà chancelante se dégrade à l’hiver, et il espère l’améliorer au doux air de la Provence ; il meurt à Juan-les-Pins le 5 mai 1907. Son atelier est vendu, ses collections d’estampes, d’albums et objets dispersés, dont un inventaire plus que succinct ne permet pas d’envisager vraiment la valeur. L’artiste d’une sensibilité à fleur de peau, le joyeux compagnon de Bohème, le « fou de Japon ivre de couleurs » disparut peu à peu des mémoires ; ne restent que quelques peintures et centaines de croquis conservés au musée national des arts asiatiques – Guimet, ou éparpillés dans des musées.

Constitution de la collection

La collection personnelle de Félix Régamey fut dispersée peu de temps après son décès. Le catalogue qui accompagna la vente ne donne pas de renseignements précis sur les objets, albums et estampes de l’artiste.

De la production de Félix Régamey, une partie des peintures à l’huile exécutées pour le musée Guimet y sont toujours conservées ; une vingtaine à ce jour ont été retrouvées et restaurées sur la quarantaine qui existait. Elles ont été publiées dans le catalogue de l’exposition Enquêtes vagabondes en 2017. La majeure partie illustre le voyage de Guimet et Régamey au Japon, avec des vues de temples, comme Le Temple de Kiyomizu à Kyoto, des rituels, comme La Tonsure des séminaristes dans le temple de Honganji à Kyoto, Prédications et offrandes dans le temple de Tenmangu à Kyoto, Vêpres bouddhiques à Nikko. Plusieurs centaines des dessins croqués sur le vif au cours du voyage permettent de suivre la genèse des représentations. Ces dessins et quelques aquarelles sont également conservées au musée, ainsi que les gravures parues dans les publications des récits de voyage en Chine et en Inde. On trouve également trois toiles consacrées à la partie du voyage aux États-Unis, également publiées dans le catalogue de l’exposition susmentionné.