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Commentaire biographique

Le nom de Nicolas Notovitch est aujourd’hui uniquement associé à son ouvrage La Vie inconnue de Jésus Christ (Notovitch N., 1894) et à sa descendance nombreuse d’« apocryphes modernes » (Mayer J.-F., 2007, voir également et entre autres, Bouchet Ch., 2004 et Prophet E., 1984). Dans son livre, paru en français en 1894 chez Ollendorff et immédiatement traduit en plusieurs langues (dont le russe en 1904), l’auteur raconte brièvement son voyage en Inde et son séjour de 1887 au monastère de Himis (Ladakh), où il aurait récolté des récits oraux et un manuscrit tibétain relatifs aux quinze années que saint Issa (Jésus) aurait passées en Inde et au Tibet de l’âge de quatorze à vingt-neuf ans (BnF, 4-impr or-1013). Le manuscrit découvert, rédigé d’après l’auteur par des moines bouddhistes dès la mort de Jésus et ainsi bien avant les Évangiles, rend Ponce Pilate seul responsable de l’arrestation et de la crucifixion du Christ et évacue le thème de la résurrection, en expliquant que le corps avait été déplacé par les Romains à l’insu de la foule constatant que son tombeau était vide. Cette publication a été largement commentée dans la presse et souvent sévèrement dénoncée en faux dans les cercles théosophiques (Mead G., 1894), catholiques (Giovannini R., 1894), rabbiniques (Deutsch G., 1896) et orientalistes (Blind K., 1901, Douglas J. A., 1896 et Max Müller F., 1894, qui, de célèbre mémoire, avait antérieurement combattu, dans le même Nineteenth Century, les déclarations d’Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891), la célèbre fondatrice de la Société théosophique, au sujet de mahatmas retirés au Tibet dont elle aurait reçu des révélations sur le bouddhisme primordial. Dans une lettre à Jules Simon (1814-1896), auprès de qui il semble avoir obtenu un appui autant politique que littéraire, l’auteur raconte en date du 4 octobre 1892 avoir sur son conseil partagé sa découverte avec Ernest Renan (1823-1892 : le célèbre auteur de La Vie de Jésus (1863) est mort le 2 octobre). Ce dernier l’aurait dissuadé de publier sa traduction du manuscrit car, selon Notovitch, la thèse de Renan s’en trouvait « amoindrie » (AN, 87/AP/5), tandis que dans La Vie inconnue, Notovitch prétend que Renan aurait voulu s’arroger le succès escompté de la découverte, raison qui l’aurait conduit à attendre la mort du savant avant de publier sa traduction. Pourtant rattaché au camp des « Rationalistes » par ses critiques (Giovannini R., 1894), il semble ainsi que Notovitch ait surtout cherché à jeter un pavé dans la mare renanienne : passant sous silence le modèle évident de sa démarche (Jacolliot L., 1869), il suit l’idée de Renan de reconstituer les « origines du christianisme » à partir de la vie de Jésus, en s’appuyant moins sur un vraisemblable philologico-critique (les années que Jésus aurait passées auprès de communautés esséniennes) que sur un vraisemblable orientaliste (l’antériorité historique de la doctrine du Bouddha sur celle du Christ dont les ressemblances supposées s’expliqueraient par un contact direct). En termes d’orientalisme, force est de constater que le récit de Notovitch traduit beaucoup plus nettement l’atmosphère du Paris fin de siècle qu’une quelconque source tibétaine ancienne. Au sujet du mystérieux manuscrit à la source du récit traduit par Notovitch, l’hypothèse la plus séduisante et la plus recevable a été avancée par Norbert Klatt (Klatt N., 2011, p. 74) : au Ladakh, le voyageur aurait eu sous les yeux des opuscules sur la vie de Jésus traduite en tibétain par les missionnaires moraves installés dans cette région et se serait inspiré de ces documents réels que des interlocuteurs ladakhi lui auraient peut-être présentés et dont il n’avait pas identifié la provenance pour sa « traduction » du récit de la vie de saint Issa en Inde et au Tibet raconté par des témoins bouddhistes. 

En 1894, Notovitch avait déjà derrière lui une assez longue carrière de journaliste et d’écrivain. De ce point de vue, la publication de La Vie inconnue étonne dans sa production, en russe dédiée à des questions patriotiques et politiques (Patriotisme : poèmes, 1880, Biographie du glorieux héros et commandant russe, l’adjudant général d’infanterie Mikhail Dmitrievich Skobelev, 1882 La vérité sur les juifs, 1889, L’Europe à la veille de la guerre, 1890) et en français dédiée essentiellement au rapprochement franco-russe (voir Bibliographie ci-dessous). Le voyage de 1887 a en outre suscité plusieurs publications en russe (Quetta et le chemin de fer militaire par les cols de Bolan et Gernai, 1888, Où est la route des Indes ?, 1889), tandis que la relation du voyage, annoncée ici et là, n’a jamais vu le jour en français : ainsi son À travers la Perse, relation de voyage illustrée est dit « sous presse » en 1898 dans Europe et Égypte (Notovitch, N., 1898) et encore huit ans plus tard dans son ultime livre paru en français La Russie et l’Alliance anglaise (Notovitch N., 1906). Ici la liste des « à paraître » s’augmente d’un « À travers l’Inde ». Les titres d’autres genres d’ouvrages vraisemblablement jamais édités figurent également à côté de ces deux récits de voyage : Gallia, drame historiqueLa Femme à travers le monde, études, observations et aphorismesUn bâtard couronné (les aventures de l’ex-roi Milan).

Malgré la réputation polémique de l’auteur suscitée par sa publication de 1894, peu de données biographiques certaines sont disponibles au sujet de Nicolas Notovitch. Dans le Catalogue général de la librairie française, il est succinctement signalé comme « journaliste, écrivain et explorateur russe, né en Crimée en 1858 » (Lorenz O., 1891, p. 772). Suit une fiche au nom du « frère du précédent », O[sip]. K. Notowitch, marquis O’Kvitch (ou O’Knitch), « journaliste russe, né en Crimée en 1847 » et auteur de trois ouvrages de philosophie traduits du russe en allemand et en français entre 1887 et 1893 (La Liberté de volontéUn peu de philosophie, sophismes et paradoxesL’Amour, étude psycho-philosophique), rédacteur en chef des Nowosti (agence de presse russe ; d’après Revue indépendante de littérature et d’art, 1898, p. 354). S’était-il lui aussi établi en France ? Rien ne le prouve, mais il apparaît clairement que les activités journalistiques des deux frères étaient liées.

Dans leurs préfaces aux rééditions récentes de La Vie inconnue, les commentateurs complètent ces maigres données par quelques aperçus biographiques, sans toujours préciser leurs sources. Nous reproduisons ci-dessous la seule notice biographique historique fiable sur Nicolas Notovitch (et peut-être rédigée de sa main), parue dans le Dictionnaire national des contemporains :

« Écrivain et voyageur, né à Kertch (Crimée) le 13/25 août 1848 [corrigé : 1858]. ses études faites à Saint-Pétersbourg, il servit dans l’armée russe et fit la campagne de Serbie et de Turquie, de 1876 à 1878. Entré dans la presse comme correspondant du Nouveau Temps en Orient (1883), il accomplit ensuite plusieurs voyages ethnographiques en Arabie, en Perse, dans l’Asie centrale, l’Afghanistan, l’Inde, le Kasimir [corrigé : Kachmir] et le Thibet. En 1894, M. Nicolas Nottovich [corrigé : Notovitch] publia un ouvrage sensationnel sur la Vie inconnue de Jésus-Christ, qui fut traduit dans toutes les langues et souleva de vives polémiques. Cette publication lui valut d’être envoyé, par décision du Conseil des ministres russe, en Sibérie, où il se rendit volontairement en 1895 et d’où il revint en 1897 pour se fixer désormais à Paris. Il y était déjà venu en 1889 et avait publié dans la presse parisienne des articles remarqués, notamment des études politiques dans le Journal, de 1892 à 1896. [Suit une liste des ouvrages publiés et à paraître de l’auteur ; ajouté : M. Notovitch dirige, depuis 1897, la revue politique et économique la Russie.] Membre de la Société d’histoire diplomatique, membre d’honneur des « Combattants de Crimée, » etc., il a été fait, en 1889, officier de l’Instruction publique, pour avoir donné au musée du Trocadéro de précieuses collections d’objets rapportés de l’Inde et de la Perse. Il est grand officier et commandeur d’ordres russes, bulgares, etc. » (Curinier C.-E., 1901, p. 274).

Complétant cette notice par des documents d’archives, Norbert Klatt (Klatt N., 2011) a documenté la jeunesse de Notovitch en Russie et ses années passées entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie jusqu’en 1916, pendant lesquelles Notovitch s’est illustré autant comme une cheville ouvrière de l’entente franco-russe, à l’heure du « Grand Jeu » (Hopkirk P., 1992), puis anglo-franco-russe, que comme un curieux intrigant politique connu des services secrets anglais et allemands (outre Klatt, voir Gooch J., 1929, Schwertfeger B. 1919 et 1921). En 1916, Notovitch est rédacteur et éditeur de plusieurs journaux de Saint-Pétersbourg.

D’autres documents d’archives que Klatt n’a pas eus à sa disposition complètent son portrait, certainement le plus complet et le plus convaincant parmi toutes les tentatives biographiques entreprises. Des échanges de lettres, tout d’abord, avec Jules Simon et avec Alexandre Dumas fils (1824-1895) (BnF, NAF15666, F.515-516) témoignent de l’insertion de Notovitch dans les milieux conjointement politiques et artistiques parisiens à partir de 1892. Fort de la publicité suscitée par La Vie inconnue, Notovitch désire notamment lancer en 1895 L’Horizon, une « revue de littérature, de Beaux-Arts, d’histoire, de géographie, des sciences, etc. » ouverte aux jeunes auteurs et soutenue par des grands noms, dont certains figurent parmi les signataires prestigieux de son Livre d’or à la mémoire d’Alexandre III (Notovitch N., 1895). Les Archives nationales conservent en outre la demande de mission scientifique que Notovitch a adressée au Ministère de l’Instruction publique en 1890 (AN F/17/2995). Sa demande de mission est déposée le 6 février 1890 et décrit le projet d’une « exploration du cours du Brahmapoutre et du lac Pangong à Lassa (orthographié « Zassa » par les agents du ministère) » ; le projet envisage encore d’explorer l’ancienne route commerciale du Tonkin vers le Tibet. Alléguant son expérience de huit années de voyages en Orient durant lesquelles il aurait « étudié systématiquement ces contrées », Notovitch ne se prive pas de rappeler que le don de sa collection en 1889 lui avait valu d’être nommé officier de l’Instruction publique. Malgré le soutien du ministre de l’Instruction publique, Armand Fallières (1841-1931), qui souligne la loyauté de ce voyageur russe au service de la France, la demande sera néanmoins rejetée après consultation du ministre des Affaires étrangères, Alexandre Ribot (1842-1923), lequel s’était engagé dans l’entente avec la Russie d’Alexandre III (1845-1894), au motif que Notovitch ne possédait pas la nationalité française. Notovitch a-t-il fait ultérieurement une demande de naturalisation ? Les biographes le supposent sur la base de plusieurs témoignages concordants à partir de 1893 (Klatt N., 2011, p. 22), mais aucune preuve formelle n’a été retrouvée à ce jour. Les Archives nationales ont également enregistré un dossier de la Sécurité nationale sous le nom de « Nicolas Notovitch » (AN, 19949464104), pourtant les documents, datés de 1929, concernent une certaine Eugénie Notovitch, née en 1882 à Saint-Pétersbourg, dont il est impossible de dire quel rapport elle a eu avec notre auteur.

Un dernier dossier de lettres vient compléter utilement nos connaissances sur la trajectoire de Nicolas Notovitch. Dans trois lettres adressées à Gabriel Hanotaux (1853-1944), en 1935 et 1936, avec qui Notovitch avait déjà été en contact en 1898, en tant que « modeste homme de lettres russe », alors que Hanotaux était ministre des Affaires étrangères, Notovitch évoque ses activités littéraires et la fondation de la ligue commerciale franco-américaine. Y est jointe une lettre de recommandation (3 avril 1933) signée du maréchal Philippe Pétain (1856-1951) et de Georges Leygues (1857-1933) au sujet de la promotion de Notovitch, déjà décoré de la Croix d’officier de la Légion d’Honneur, dans l’ordre de la Légion d’honneur, « en récompense de son action persistante au service de la France ». La lettre souligne qu’« après le malheur qui a frappé sa Patrie, la Russie [en 1917], M. Notovitch s’est installé en France qu’il considère comme sa seconde patrie. Il a consacré à la France ses forces et son expérience politique et économique. » Surtout, ce dossier apporte des informations sur les activités antérieures de Nicolas Notovitch dans l’entourage du tzar Alexandre III et comme secrétaire de la Ligue des Patriotes russes, qui œuvra directement au rapprochement de la France et de la Russie. Notovitch aurait également établi les droits d’auteurs en Russie sur le modèle français. C’est Notovitch qui aurait convaincu le tzar Nicolas II d’attribuer la Croix de Saint-Georges à la ville de Verdun en 1916. Depuis la fin de la guerre, Notovitch se serait surtout distingué dans le cadre d’accords commerciaux entre la France et les États-Unis, par la création de la Ligue commerciale franco-américaine consacrée à la promotion de produits de luxe français, de vins et spiritueux, mais aussi susceptible de promouvoir la culture française par l’organisation d’expositions artistiques, de conférences et d’échanges internationaux d’étudiants. La Ligue, sise à New York et à Paris, publie une revue : L’Horizon franco-américain littéraire et économique. En accompagnement de ses lettres, Notovitch adresse à Hanotaux des exemplaires de ses trois derniers livres datant respectivement de 1898, 1899 et 1906, avec pour justification : « je vois que les événements d’aujourd’hui ont une analogie psychologique avec les événements d’autrefois. »  

Constitution de la collection

La demande d’une mission scientifique déposée en 1890 au ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts ayant été rejetée, la seule collection d’art asiatique de Nicolas Notovitch connue a été constituée lors du voyage de ce dernier en 1887 en Inde et au Ladakh, voyage effectué à ses propres frais, semble-t-il, avant toute relation avérée avec la France. La collection témoigne pourtant que ce voyage a été déterminant dans le tournant français de la trajectoire de Notovitch et sous ce rapport apporte un éclairage important sur la célèbre publication en français de La Vie inconnue de Jésus Christ (Notovitch N., 1894). Selon toute vraisemblance rédigé dans la seconde moitié de l’année 1892 (Klatt 2011, p. 65 ; AN, 87/AP/5), ce récit apporta au don de la collection une descendance littéraire inattendue, sept années plus tard. Ignorée des lecteurs modernes, sceptiques ou apologistes, de la Vie inconnue, cette collection se distingue ainsi comme l’unique témoignage tangible du voyage de Notovitch aux confins de l’Inde septentrionale et du Tibet occidental.

La collection comporte essentiellement des objets domestiques usuels et des instruments de musique, provenant du Ladakh, du Cachemire, du Penjab, du Sind, de l’Afghanistan, du Népal et de l’Indochine et que viennent compléter quelques objets de culte tibétains. Les conditions détaillées de collecte ne nous sont pas connues. On n’y trouve ni le célèbre manuscrit tibétain trouvé et recopié à Hémis, bien sûr, ni la pierre portant l’inscription gravée « Om mani padme hum » évoquée dans La vie inconnue (Klatt 2011, p. 48).

Sans que les raisons n’en soient explicitées, l’intention de Notovitch était initialement d’offrir sa collection à un musée français par l’intermédiaire du consul de France à Bombay. Consulté par le ministère des Beaux-Arts en février 1888, le secrétaire de la Société de géographie, Charles Maunoir (1830-1901), fait demander à Gabriel Bonvalot (1853-1933), explorateur déjà célèbre pour ses voyages en Afrique et en Asie centrale, d’expertiser les trois caisses. Bonvalot désigne à cet effet le musée ethnographique du Trocadéro et recommande d’attendre l’arrivée de Notovitch, alors en Perse, avant d’ouvrir les caisses, car le voyageur russe rapporterait d’autres collections intéressantes. Escompté, ce supplément de la donation n’est toutefois pas attesté. Signalons que, sans doute par la suite de ce premier échange indirect, Notovitch évoquera Bonvalot comme l’un de ses amis dans La Vie inconnue de Jésus Christ.

Submergé par la masse des objets déposés en ses murs, le musée du Trocadéro se départit en 1900 de nombreuses collections asiatiques qu’il destine au musée Guimet. Émile Guimet (1836-1918) ne retient que quelques objets de l’ensemble : comme d’autres collections (celles par exemple de Charles-Eude Bonin (1865-1929), de Charles de Ujfalvy (1842-1904), d’Henri d’Orléans (1867-1901), de Léon Dutreuil de Rhins (1846-1894), la collection de Notovitch a ainsi été déposée au musée ethnographique de Bordeaux (Vivez J., 1977, p. 1-27). Seule une nappe a été conservée au laboratoire d’ethnologie du musée national d’histoire naturelle (collection « Ethnographie du Petit-Tibet ») et se trouve actuellement au musée du Quai Branly.

C’est pour ce don que Notovitch a été honoré en 1889 des palmes académiques en tant qu’officier de l’Instruction publique. Dans les différentes lettres de l’auteur que nous avons pu retrouver et dans son dossier de demande de mission, Notovitch, à défaut de bénéficier de la nationalité française, s’autorise de ce don et de la décoration qu’il lui a value pour asseoir sa loyauté envers la « belle Gallia ». Se font ainsi jour les motivations diplomatiques du don de la collection d’un écrivain-journaliste francophile russe dont les activités officielles et officieuses se dérouleront ensuite durablement dans les milieux artistiques et politiques de la capitale française.