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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

DUTUIT Eugène, Héloïse et Auguste (FR)

Eugène, Héloïse et Auguste Dutuit, collectionneurs d’art asiatique

La collection Dutuit, aujourd’hui conservée au Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, a été léguée par le dernier survivant d’une fratrie de célibataires sans enfant : Eugène (1806-1886), Héloïse (1810-1874) et Auguste (1812-1902) Dutuit. Tous trois héritiers d’une fortune considérable réunie par leurs deux aïeux paternel et maternel, Pierre-Etienne Dutuit (1742-1811) et Jacques-Vivien Duclos (1745-1837), dans la filature et le commerce du coton, en Normandie, en Provence et à Paris (Chaline J.-P., 1982, p. 110-114), ils ont consacré l’essentiel de leur existence à constituer une collection artistique de premier plan. L’activité d’Eugène Dutuit, l’aîné, principalement connu comme amateur d’estampes et de livres, et celle d’Auguste Dutuit, le benjamin, comme amateur d’antiques, sont bien connues. Celle de leur sœur l’est beaucoup moins. Peut-être aurait-elle été oubliée d’ailleurs si son frère Auguste, dans le premier testament qu’il rédige le 30 septembre 1886, repris dans les testaments postérieurs, n’avait évoqué : « la collection artistique bien connue, ayant appartenu tant à ma sœur Amédée-Jean-Baptiste Héloïse Dutuit, mon frère Eugène Dutuit et ainsi qu’à moi ».

Il n’existe que peu de documents sur Héloïse Dutuit dans les archives liées à la collection (archives de la succession conservées aux Archives départementales de Seine-Maritime (non classées), Archives du Petit Palais, à Paris et Archives du bureau des dons et legs de la Ville de Paris). C’est, pourtant, elle que Georges Cain (1853-1919), conservateur du musée Carnavalet entre 1897 et 1914 et chargé d’accueillir le legs pour la Ville de Paris en 1902, désigne d’abord à l’origine de la collection asiatique : « Mlle Héloïse Dutuit […] avait formé une très précieuse collection d’objets chinois et japonais, de laques, de jades, de boîtes d’ivoire ; elle avait su, par le choix parfait de ces fragiles objets, apporter une note féminine et charmante dans cette collection un peu austère. » (Cain G., 1902, p. 442). Peut-être Georges Cain, à l’occasion des inventaires de la collection qu’il fut chargé de faire en 1902 (AP, 3111W40), eut-il à connaître d’autres témoignages. On l’ignore cependant et on ne connaît aujourd’hui que quelques factures envoyées pour règlement à son frère Eugène par la maison Beurdeley : « le 22 juillet 1862. Par Mademoiselle Dutuit. Quatre tasses de Chine. Payé 110 frs. » ; « Le 2 décembre [1863] à Mlle Dutuit. Six assiettes de Chine. 240 francs. » ; le 8 janvier 1870 : « Votre beau vase acheté par Madame votre sœur » (Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris – Petit Palais (MBAP PP), s.c., boîte « Collection Dutuit. Factures d’objets d’art »). Il est hélas impossible de reconnaître ces objets dans la collection conservée au Petit Palais.

Cette hypothèse d’un rôle majeur d’Héloïse Dutuit dans l’histoire de cette collection, même si elle est peu étayée, ne doit pas être négligée. Comme l’a récemment mis en évidence Elizabeth Emery, il existe, dans la deuxième moitié du XIXsiècle, une présence affirmée des femmes parmi les collectionneurs d’art asiatique (Emery E., 2020) : celle de Clémence d’Ennery (1823-1898), fondatrice du musée qui porte son nom, est emblématique. La collection d’Adèle de Rothschild (1843-1922), baronne Salomon de Rothschild, proche de celle des Dutuit, a été récemment étudiée (d’Abrigeon P., 2019). On citera encore, représentées au Musée Oriental de 1869 (voir le Catalogue du Musée oriental qui donne le nom des prêteurs), et, de fait, concurrentes de la collection Dutuit, celles de Mme Desoye (1836-1909) ou de Mme Malinet, épouses et collaboratrices de marchands de curiosités. Au demeurant, si l’on ignore tout ou presque d’Héloïse Dutuit, on la sait néanmoins, par les factures, les inventaires et la correspondance, amatrice de fourrures, de châles, de bijoux et de mondanités (voir notamment la vente des biens mobiliers de 1904, AD 76, 6 E 1 808).

Les archives de ses deux frères étant plus riches, et leur vie plus longue, les témoignages de leur intérêt pour les objets asiatiques sont aussi plus nombreux. Leur correspondance (AD 76, 220 JP 2068) en donne plusieurs exemples : en avril 1868, Auguste écrit : « Je te fais compliment de tes cinq pots chinois. Je les connais ils sont bien payés mais enfin ils sont jolis. ». Il s’agit des vases rouges du XVIIIe siècle exposés et reproduits en 1869 sous le no 8 (MBAP PP, inv.num. ODUT1198). En juin 1875, Auguste fait l’acquisition de « blancs de la Chine » qu’il envoie aussitôt à Rouen. On peut sans doute reconnaître ici les deux chiens de Fô du XVIIIe siècle du Petit Palais (MBAP PP inv.num. ODUT1209). En juin 1878, il envoie à son frère « trois pièces de Chine », difficiles à identifier. On remarquera ici que certains objets de la collection ont donc été acquis en Italie, Auguste Dutuit étant installé à Rome depuis au moins 1862 (Los Llanos J., 2015, p. 17).

D’autres documents d’archives, des factures ou des mémoires, nous renseignent sur les marchands de curiosités avec lesquels ils sont en affaires à Paris, notamment pour leur collection chinoise et japonaise. Avec Louis-Auguste-Alfred Beurdeley (1808-1882) qui tient boutique au « Pavillon de Hanovre », 33 boulevard des Italiens, citons encore Nicolas-Joseph Malinet (1805-1886), installé 25 quai Voltaire, et Delange, père et fils, au 15 quai Voltaire. Carle, fils de Joseph-Henri Delange (1805-1876), succède alors peu à peu à son père comme un des intermédiaires les plus actifs pour les acquisitions en vente publique des Dutuit. Leur nom est abondamment cité dans leur correspondance. La plus ancienne facture conservée date de 1855, émise par la maison Beurdeley, sans mention du prénom de l’acheteur : « Deux petites tasses. Porcelaine de Chine. Payé 60 francs » (MBAP PP, s.c., boîte « Collection Dutuit. Factures d’objets d’art »). On peut supposer néanmoins que leurs acquisitions remontent plus tôt.

Les noms de ces marchands apparaissent aussi sur des documents relatifs aux expositions auxquelles ils prêtaient régulièrement : les Dutuit avaient pour habitude de laisser en dépôt leurs acquisitions chez leurs fournisseurs. On les retrouve encore cités dans leur correspondance, notamment pendant la Commune (AD 76, 220 JP 2068). Delange et Malinet, voisins du Palais d’Orsay incendié le 23 mai 1871, conservaient alors dans leurs magasins un nombre important d’objets des Dutuit : ceux-ci s’en inquiétèrent légitimement. Plus tard, après la mort de son frère Eugène, en 1886, Auguste Dutuit, qui allait résider plus régulièrement encore à Rome, continuerait d’entretenir des relations très étroites, voire amicales, avec ces marchands qui le représentaient sur le sol français.

1869 : l’exposition de la collection Dutuit au Musée oriental

C’est en 1869 que leur collection asiatique connaît la consécration, laquelle n’aura pourtant guère de suite. Les Dutuit présentent alors un ensemble de près d’une centaine d’objets de la Chine et du Japon au « Musée oriental », manifestation organisée par l’Union Centrale des Beaux-Arts appliqués à l’Industrie, au Palais de l’Industrie. Un catalogue particulier est publié à cette occasion, à compte d’auteur : Souvenir de l’exposition de M. Dutuit (Extrait de sa collection) (1869). Qui se cache au demeurant derrière « M. Dutuit » ? On doit supposer qu’Eugène est l’organisateur de cette opération, même si son prénom n’est pas mentionné – ce qui est peut-être une manière d’associer implicitement son frère et sa sœur : à cette date, Héloïse est réputée toujours active sur ce marché. Cet ouvrage luxueux, richement illustré, présente un large panorama des collections Dutuit, dépassant le seul « musée oriental » : d’autres salles leur étaient, en effet, réservées au Palais de l’Industrie. La première section, consacrée aux estampes (467 numéros), et la deuxième aux livres (68 numéros), portent la marque d’Eugène ; celle dédiée aux antiques (67 numéros) porte plutôt celle d’Auguste ; la section orientale et moyen-orientale clôt l’ouvrage (95 numéros). Eugène Dutuit est sans aucun doute le rédacteur de l’avant-propos, cependant non signé : celui-ci porte uniquement sur les estampes. Le collectionneur et historien de la céramique Paul Gasnault (1828-1898), membre de la « commission du musée oriental » et de la « sous-commission du catalogue », rédige la partie consacrée aux « Objets orientaux ». Celle-ci-ci, précédée d’une brève introduction, est peu détaillée, négligeant par exemple de donner les dimensions et les provenances – à l’exception notable de deux plats importants provenant de la « Vente Monville » (no 13 et 14 du catalogue, que l’on reconnaît peut-être sous les no 190 et 206 du catalogue de la vente Monville, le premier plat y étant cependant décrit comme japonais et non chinois). Les cinq chromolithographies qui l’accompagnent sont reproduites d’après des dessins du marchand et expert Carle Delange (1837- ?), lequel a établi aussi le catalogue de la section des antiques. Il faut signaler ici que l’on ne retrouve pas ces plats pourtant réputés exceptionnels dans les inventaires du Petit Palais où ils semblent ne jamais être arrivés, n’étant ni cités ni même évoqués dans les premiers textes publiés par Georges Cain (1853-1919) ni dans les premiers catalogues établis par Henry Lapauze (1867-1925).

Le « Musée oriental » fut unique. Si l’on excepte le prêt de « Deux jardinières en émail cloisonné, de Chine » à une exposition au Palais de Justice de Rouen, en 1861 (Rouen, 1861, p. 12) – et peut-être le « Musée rétrospectif » de l’ « Exposition maritime internationale du Havre » en 1868, sans catalogue, mais Dutuit y est un gros prêteur et son nom « se retrouve partout » (Mantz P., 1868, p. 476) – les Dutuit n’ont jamais montré leurs objets de la Chine et du Japon dans d’autres circonstances, alors même qu’ils contribuaient presque chaque année aux expositions rétrospectives. On rappellera ici celles de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’industrie de 1865, 1880 et 1882, celles des expositions internationales ou universelles de 1867, 1878 et 1889 ; les expositions d’Évreux (Palais de Justice) en 1864, de Rouen (Palais des Consuls) en 1884. Pour ne rien dire des expositions uniquement dédiées à la gravure, aux livres ou aux dessins… (Los Llanos J., 2015).

Une collection originale ?

Au sein des collections Dutuit, d’ambition généraliste sinon encyclopédique, la section orientale occupe une place assez importante en nombre avec un peu plus de quatre cents pièces, mais, elle est restée négligée dans la littérature scientifique consacrée au legs. La céramique y est majoritaire avec plus de trois cents vases, plats et assiettes chinois et japonais. S’y ajoutent cinquante-et-un objets en laque, en majorité du Japon, même si leurs propriétaires les croyaient alors chinois, et neuf objets en pierre dure, jade ou agate. Pour ce qui concerne les époques, la majorité des œuvres sont datées de notre époque moderne, XVIIe et XVIIIe siècles (Lapauze H., 1907, p. 226-234 et 290-294). Quelques pièces datent du XIXe siècle. Nulle estampe japonaise, nul bronze archaïque chinois dont la mode est apparue sans doute trop tard pour des collectionneurs dont le goût s’était formé sous la Monarchie de Juillet.

Cette prédilection pour la céramique correspond au goût de l’époque, mais elle est aussi un des axes majeurs des collections Dutuit, conservées au musée du Petit Palais, décliné dans leurs collections de l’Antiquité (vases grecs), de la Renaissance (majoliques italiennes, céramiques de Saint-Porchaire ou de l’école de Palissy) ou de l’époque moderne (porcelaine de Sèvres et faïence rouennaise). La présence de séries importantes, dans les inventaires de la collection, d’assiettes identiques, chinoises (de la Compagnie des Indes à décor dit « à la Pompadour ») ou japonaises (dans le style d’Imari) a pu faire penser à tort à un usage de table : ce n’était guère dans les habitudes des collectionneurs. Un autre élément peut être relevé : le goût pour les porcelaines montées. On retrouve certaines montures de grande qualité dans la collection Dutuit, telles celles agrémentant deux seaux bleus chinois du XVIIe siècle (MBAP PP inv.num. ODUT1190 1 et 2) que Stéphane Castelluccio a récemment proposé de reconnaître dans l’inventaire du Garde-Meuble de la Couronne de 1729 (Castelluccio S., 2012, p. 56, repr. ill. 14). La maison Beurdeley était réputée pour ses montures anciennes, bronzes Louis XIV, Louis XV ouLouis XVI, mais aussi pour la qualité de ses artisans qui savaient les imiter à merveille.

Plus originale est la collection de laques, par ailleurs mieux connue grâce aux travaux de Geneviève Lacambre, dans le cadre de l’exposition qu’elle a organisée en 2010. Tirant de l’oubli et des réserves à cette occasion la collection des laques Dutuit, elle en expose et publie dix objets des XVIIe et XVIIIe siècles, parmi les plus remarquables (Lacambre G., 2010, no 14, 21, 45, 54, 59, 66, 67, 68, 70, 71). Il lui revient notamment d’avoir redonné toute leur importance à deux objets : un coffret en forme de temple (MBAP PP inv.num. ODUT1494), issu de la collection de Dominique-Vivant Denon (vente du 15 janvier 1827, no 1206 ; la vente prévue en 1826 fut reportée en 1827. Voir Dubois, 1826), et une écritoire (MBAP PP inv.num. ODUT1484), tous deux du XVIIe siècle, issus d’ateliers de Kyoto. Comme elle a pu l’établir depuis, l’un et l’autre proviennent de la collection du cardinal de Mazarin (2016, non publié). Si les deux ont bien sûr figuré au « Musée oriental », le coffret est l’un des cinq objets reproduits par Carle Delange dans le catalogue, ce qui témoigne de la valeur que lui reconnaissaient ses propriétaires (Dutuit E., 1869, p. 104, no 63, repr. n.p.).

Comme le reste de la collection Dutuit, l’ensemble des objets orientaux n’a pas fait l’objet d’une mise en scène particulière dans les demeures où vivaient les collectionneurs : nulle trace de cabinet des porcelaines – tel celui de la baronne Salomon de Rothschild. La seule publicité qu’ils voulaient donner à leur collection, outre l’accueil qu’ils réservaient aux chercheurs, était celle des expositions et des catalogues (Lapauze H., 1907, p. 11-59). Le seul écrin qu’ils convoitaient pour leurs collections était celui du musée auquel elles seraient léguées.