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29/06/2022 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Avant de partir à l’armée et d’être contraint de céder ses fonctions à Carl Schellenberg, Werner Kloos, national-socialiste convaincu et directeur de la Kunsthalle de Hambourg, acquit sur le marché parisien un prétendu Rubens par l’intermédiaire du directeur du musée de Krefeld.

La carrière d’un historien de l’art « acquis aux idées nationales-socialistes » dans les musées

Werner Kloos est né le 23 novembre 1909 à Friedberg, dans la région de Hesse. Après avoir obtenu son examen de fin d’études à Darmstadt, il suivit des études d’histoire de l’art, d’archéologie et d’histoire médiévale à Francfort, Fribourg-en-Brisgau, Vienne et Munich, et soutint sous la direction de Wilhelm Pinder une thèse intitulée « La peinture de chevalet de 1350 à 1470. Une contribution à l’histoire de l’art de l’Allemagne centrale ». Kloos débuta sa carrière professionnelle en 1934 comme stagiaire au Landesmuseum de Hesse à Darmstadt. Membre du NSDAP et de la SA dès octobre 1933, il rejoignit la SS un mois plus tard et se fit embaucher à l’« Ahnenerbe1 », la « Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral ». Une lettre de recommandation rédigée en 1934 par le responsable de la Reichsführerschule [école des cadres] de la SA, Alfred Stange, confirme que Kloos était un nazi convaincu : « D’aussi loin que je le connaisse, Kloos a toujours été acquis aux idées nationales-socialistes. » Kloos faisait partie d’une « petite “garde” » avec laquelle il « travaillait pour le mouvement, lors de ses excursions de classe notamment2. »

Kloos entra comme assistant à la Kunsthalle de Hambourg le 1er avril 1936, sur proposition du baron Wilhelm Kleinschmit von Lengefeld3. Sa nomination faisait suite à la révocation, le 1er décembre 1935, de Harald Busch4 qui, membre du NSDAP comme Kloos, avait été violemment critiqué par Alfred Rosenberg notamment pour son nouvel accrochage de l’exposition permanente et son intervention en faveur d’Emil Nolde, Ernst Ludwig Kirchner et Edvard Munch5. À l’été 1937, Kloos, en collaboration avec le « Bureau pour la race et le peuplement » (RuSHA) de la SS, organisa pour les amis de la Kunsthalle de Hambourg l’exposition temporaire « Volk und Familie » [peuple et famille], introduite par un discours de bienvenue de Heinrich Himmler. Dans le catalogue de l’exposition, Kloos professe des opinions relevant sans équivoque de l’idéologie völkisch6. Nommé directeur provisoire de la Kunsthalle dès le 6 septembre 1937, il devint conservateur le 31 mars 1938, puis directeur du musée le 9 novembre 1941. Il enseignait parallèlement l’histoire de l’art à la Hansische Hochschule [école hanséatique des beaux-arts] de Hambourg7.

Contacts avec le marché de l’art français

C’est pendant l’ère Kloos à la tête de la Kunsthalle de Hambourg qu’eut lieu, à l’été 1937, l’action « Entartete Kunst » [art dégénéré], qui conduisit à une importante réduction des collections du musée (au moins 72 tableaux et environ mille objets furent confisqués1. En 1941, Kloos vendit à Hildebrand Gurlitt quatre toiles de Max Liebermann appartenant à la collection2. Selon les renseignements fournis plus tard par Wolf Stubbe3 (1903-1997), Kloos s’efforça d’obtenir un dédommagement financier pour les pertes entraînées par les confiscations4. Un recensement de tableaux de maîtres français des XIXe et XXe siècles, provenant du marché de l’art français, fut envoyé le 30 août 1940 à la Kunsthalle de Hambourg, probablement dans ce contexte. Il s’agissait d’une double liste de tableaux provenant respectivement de « Paris » et de « Vichy ». Dans la lettre jointe au document, portant l’en-tête du directeur général des Musées d’État de Berlin et signée « Andrae5 », on peut lire : « Des précisions supplémentaires pourront être communiquées par le Dr Karl Epting, de l’ambassade d’Allemagne à Paris, à qui je dois cette liste6. » Il n’existe aucune preuve que des œuvres figurant sur la liste aient été acquises par le musée. En 1941, la Kunsthalle de Hambourg reçut finalement de la part du ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich une compensation dérisoire sous la forme d’un tableau ; une autre œuvre revint au musée par le biais d’un échange, à valoir sur l’indemnisation attendue7.

En 1941, Kloos se chargea d’acquérir un tableau provenant de France – transaction dans laquelle Friedrich Muthmann, le directeur du musée de Krefeld, servit d’intermédiaire : il s’agissait, selon l’attribution de l’époque, d’un Rubens intitulé Flore, Pomone et Cérès (MNR 573). D’après les sources de la Kunsthalle de Hambourg, l’œuvre fut achetée chez Elbrecht Tiefkuhl à Paris8. Une lettre de Muthmann au marchand d’art parisien René Avogli-Trotti suggère qu’il l’aurait acquise par l’intermédiaire de celui-ci9. Après l’incorporation d’Albert Krebs (1899-1974)10 en juin 1941, Muthmann avait nourri l’espoir de lui succéder au poste de directeur de l’Administration culturelle du sénat de Hambourg, et voyait son rôle d’intermédiaire dans la vente du Rubens comme une « carte de visite » dans la ville hanséatique11. Mais ces prétentions échouèrent, à cause probablement de son ambition à devenir directeur général des musées de Hambourg. Il retourna à Krefeld en janvier 194212. Krebs revint à Hambourg dès mars 1942. De 1940 à 1945, le conseiller d’État de l’Administration culturelle fut le sénateur Hellmuth Becker13.

Une autre tentative d’acquisition menée par Kloos en France échoua en 1941. Le soldat hambourgeois S. Pfannstiel14 avait proposé à la Kunsthalle de Hambourg un tableau de Raphaël provenant d’une collection française « arienne » en zone libre (avec certificats) pour la somme de 1,5 millions de RM. En août 1941, Kloos demanda à Gurlitt d’expertiser l’œuvre sur les lieux. Mais l’achat n’aboutit pas. À en croire Maike Bruhns, il s’agissait probablement d’un faux15.

Service de guerre, captivité et années d’après-guerre

Kloos fut incorporé dans l’armée début 1942. Il effectua sa formation militaire à Güstrow avant d’être mobilisé à Naples et en Afrique, et fut fait prisonnier probablement à l’été 1943, d’abord dans un camp américain1. Il fut remplacé provisoirement le 15 janvier 1942 par Carl Schellenberg, historien d’art hambourgeois et directeur adjoint du musée d’histoire de Hambourg, qui cumula désormais les deux fonctions.

Kloos fut démis de ses fonctions de directeur de la Kunsthalle de Hambourg le 8 septembre 1945. Soumis au processus de dénazification, il fut classé dans la catégorie IV : mis à pied sans solde, il reçut l’interdiction d’exercer dans la fonction publique. Il fit appel de cette décision. Parmi ses témoins à décharge figurait Hildebrand Gurlitt2. Retenu prisonnier en Grande-Bretagne, il ne revint de sa captivité qu’en septembre 1948. Le 16 février 1950, Kloos fut classé dans la catégorie V, sans paiement de pension3. Il travailla comme auteur indépendant dans le domaine de l’histoire de l’art et de l’histoire culturelle et continua de vivre à Hambourg avec sa famille. En tant qu’ancien fonctionnaire, Kloos fut considéré, probablement dès 1952/1953, comme un « 1314 » – c’est-à-dire comme appartenant à la catégorie de personnes dont la situation juridique avait été fixée en 1951 par l’article 131 de la Loi fondamentale, qui permettait aux anciens fonctionnaires ayant perdu leur emploi à la fin de la guerre d’être réintégrés dans leurs droits5. Le directeur en exercice de la Kunsthalle, Carl Georg Heise(1890-1979)6, fit barrage à sa réintégration au poste de directeur du musée7. En 1953, Kloos parvint à se faire nommer directeur du Focke-Museum, le musée d’histoire de la ville de Brême8. De 1952 à 1977, il travailla parallèlement comme conservateur des monuments historiques à Brême. En 1974, Kloos fut mis à la retraite et décoré de la médaille pour l’art et la science décernée par le Sénat de Brême. Il est mort à Brême le 26 juin 19909.