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21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

Commentaire biographique

Wakai Kenzaburō (若井兼三郎)fut sans doute l’une des figures les plus influentes des cercles japonistes du Paris fin-de-siècle. C’est pourtant un personnage mystérieux, qui se cache souvent dans les notes de bas de page de collectionneurs plus en vue. La discrétion de Wakai et le recours à des traducteurs lors de son séjour en Europe ont probablement contribué à sa faible notoriété actuelle, tout comme son retour définitif au Japon à la fin des années 1880, à l’époque où ses concurrents en affaires atteignaient le sommet de leur carrière.

Wakai naît à Tokyo en 1834, peu de temps avant la révolution de l’ère Meiji, qui allait transformer significativement la vie quotidienne au Japon. Il semble que sa famille tenait alors une boutique de prêteur sur gages à Asakusa, et cette familiarisation précoce avec le négoce aida probablement Wakai à être admis dans une corporation privée de courtiers commerciaux comme vendeur de curiosités (P. van Dam, 1985, p. 35).

Les années de jeunesse de Wakai sont marquées par les initiatives du gouvernement de Meiji pour intégrer la scène diplomatique mondiale, dominée par les Occidentaux, dont les prétentions à l’hégémonie s’affirment lors des grandes expositions internationales. Wakai rejoint en 1873 ce monde agité aux vifs appétits lorsqu’il se rend à Exposition internationale de Vienne, comme membre de la délégation dirigée par Sano Tsunetami (佐野常民 ; 1822-1902) envoyée pour l’événement. Sano encourage vivement le gouvernement japonais à rattraper son retard dans cette compétition internationale en créant des compagnies commerciales spécialisées dans l’exportation de marchandises japonaises (P. van Dam, 1985, p. 36). À la fin de l’exposition, le besoin d’une telle compagnie se fait particulièrement pressant, puisque le gouvernement japonais se voit proposer l’achat de l’ensemble de son pavillon par l’Alexandra Palace Company, établie à Londres. À la suite des rapports de Sano et pour répondre à l’offre londonienne, le gouvernement japonais charge le marchand de thé Matsuo Gisuke (松尾儀助; 1837-1902) et Wakai Kenzaburo de régler l’affaire (C. Guth, 1993, p. 36 sq. ; P. van Dam, 1985, p. 36). Sous les auspices du bureau officiel japonais de l’exposition (Hakurankai Jimukyoku), les deux hommes fondent en 1874 la Kiritsu Kōshō Kaisha (qu’on peut traduire par « La Première Manufacture et Compagnie commerciale japonaise ») (J. Harris, 2012, p. 155).

Wakai connaît son premier grand succès avec la Kiritsu Kōshō Kaisha lors de l’Exposition universelle de 1876, qui se tient à Philadelphie, pour commémorer le centenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique. En marge du pavillon japonais officiel, une poignée de collectionneurs privés français et Wakai exposent des objets provenant de leurs propres collections. À cette occasion, l’industriel américain et collectionneur d’art William Walters (1820-1894) remarque Wakai et lui achète plusieurs pièces, principalement des services à thé et d’autres céramiques. Il est également possible que Walters ait consulté Wakai, parmi d’autres, pour ses acquisitions auprès de différents vendeurs (H. Sakamoto, 2006, p. 14).

Walters n’oubliera pas cette expérience positive. Lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1878, il achète, à Wakai et à d’autres, quantité de laques et de pièces en métal japonaises ainsi qu’un nombre conséquent de céramiques, (W. Johnston, 1999, p. 76). Outre leur lucratif commerce d’antiquités japonaises, Wakai et la Kiritsu Kōshō Kaisha dirigent aussi des ateliers pour de jeunes artistes et artisans japonais et les encouragent à exposer et à vendre leurs pièces (V. Weston, 2019, p. 25). Suzuki Chōkichi (1848-1919) en est un exemple notable : lui-même membre de la compagnie, il devient célèbre pour ses brûloirs à encens ornés d’oiseaux de proie. Après les succès de Suzuki lors de l’exposition de Philadelphie, Wakai et la Kiritsu Kōshō Kaisha avaient immédiatement mis sur pied un nouveau projet. Il est présenté à Paris, en 1878, aux yeux stupéfaits du public. Aujourd’hui, le brûloir à encens que Sukuzi avait réalisé pour l’exposition de 1878 fait partie des collections d’art japonais du Victoria and Albert Museum (V. Weston, 2019, p. 26).

À l’Exposition universelle, Wakai propose à nouveau des objets de sa collection personnelle, et il est le seul Japonais qui choisisse cette stratégie (Y. Imai, 2004, p. 11). Sa collection, pourtant, choque plus qu’elle ne séduit. La sobre esthétique de ses céramiques ne correspond pas au goût européen. Le critique d’art Philippe Burty (1830-1890) se plaint même que Wakai, trop épris de tradition japonaise, ne soit pas parvenu à comprendre que les poteries irrégulières et indentées ne rencontreraient pas le succès (P. Burty, 1889, p. 210). En outre, Ernest Chesneau (1833-1890) critique la mise en place qui, selon lui, est un « pêle-mêle », ainsi qu’un mauvais étiquetage des objets (E. Chesneau, 1878, p. 842). L’expertise de Wakai et sa connaissance de l’art japonais sont en revanche louées par le conservateur Paul Gasnault (1828-1898), qui remarque l’extrême qualité des cartels préparés par Wakai pour la collection d’Émile Vial (1833-1917) à l’exposition (P. Gasnault, 1878, p. 910 sq.).

Cette première expérience des critiques donne probablement conscience à Wakai qu’il est important pour la Kiritsu Kōshō Kaisha de satisfaire aux goûts locaux si elle entend réussir dans sa mission de diffusion des arts et de l’artisanat japonais à l’étranger. La compagnie mise en échec refuse cependant d’entendre son point de vue et Wakai, avec son jeune collègue et interprète Hayashi Tadamasa (林忠正; 1853-1906), décide finalement de démissionner. En 1882, après un bref passage par les bureaux parisiens de la société Mitsui Bussan, les deux hommes s’apprêtent à fonder leur propre entreprise (B. Koyama-Richard, 1997, p. 240).

Les deux associés vont bientôt se forger une solide réputation pour tout ce qui concerne l’art japonais dans la France fin-de-siècle. Durant la seule année 1883, Wakai participe à deux expositions majeures d’art japonais à Paris. L’Exposition rétrospective de l’art japonais, organisée par Louis Gonse (1846-1921), se tient à la galerie Georges Petit d’avril à mai 1883, avec des contributions de Wakai et de la Kiritsu Kōshō Kaisha (L. Gonse, 1883). À peu près en même temps, en collaboration avec Siegfried Bing (1838-1905), qui édite également Le Japon artistique, et la société Ryūchikai, Wakai organise le premier Salon annuel des peintres japonais. Une lettre de Wakai à Ryūchikai évoque les lieux possibles pour l’exposition et les œuvres qui doivent y figurer. Au début du mois d’avril, Wakai se rend au Japon pour y examiner ces œuvres, qu’il envoie à Paris pour l’exposition (Y. Kigi, 1987, p. 64). En octobre de la même année paraissent les deux volumes précurseurs de L’Art japonais de Gonse, dont cette première édition mentionne fréquemment Wakai et Hayashi et exprime la dette de l’auteur envers l’œuvre en cinq volumes de Wakai, Fouso Gouafou – (扶桑画譜, « Livre d’images japonais »), traduite par Hayashi, mais qui ne fut jamais publiée (L. Gonse, 1883 vol. I, p. 157).

Finalement, la société Wakai-Hayashi est fondée en 1883. L’entreprise commence probablement ses activités à la fin de l’année 1883 ou au début de 1884, bien qu’elle n’apparaisse qu’en 1885 dans l’Annuaire du commerce (p. 714). L’un des premiers projets de la nouvelle société, en cette même année 1885, est une exposition des kakemono anciens de Wakai à Londres. L’année suivante, Hayashi emmène l’exposition de Londres à New York, où la presse donne à Wakai, ce qui sera source de controverse, le titre de « conseiller artistique de sa Majesté impériale le Mikado » (London and China Express, 1887, p. 18 ; St James’s Gazette, 1885, p. 14).

Il est difficile d’affirmer pour quelle raison Hayashi et Wakai cessèrent leur collaboration, mais on a suggéré que Hayashi pourrait avoir refusé d’épouser la fille de Wakai, vers 1886, lorsque les deux hommes se sont séparés (B. Koyama-Richard, 1997, p. 243). Un courrier envoyé à leur clientèle en 1889 informe pourtant les collectionneurs que Wakai prend sa retraite, ce qui laisse entendre un départ moins conflictuel (E. Emery, 2022). Après cette séparation, Wakai retourne au Japon, qu’il ne quittera plus ; il y devient l’un des principaux fournisseurs du collectionneur Kawasaki Shōzō (1837-1912) à Kyoto (P. van Dam, 1985, p. 37). Mais Wakai est probablement resté actif dans la diffusion à l’étranger de l’art japonais, puisqu’il apparaît comme exposant dans le catalogue officiel de l’Exposition universelle de 1893, qui se tient à Chicago et célèbre le quatre-centième anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb au Nouveau Monde (World’s Columbian Exposition, 1893: Official Catalogue, 1893, p. 103, 303).

Vers la fin de sa vie, Wakai travaille un certain temps à Kyoto, où le riche industriel Kawasaki Shōzō (川崎 正蔵;1837-1912) compte parmi ses clients (P. van Dam, 1985, p. 37).Puis il revient demeurer dans sa ville natale, Tokyo, où son nom apparaît, en 1899, dans les registres du Daishi kai de Masuda Takashi (益田孝; 1848-1938), une cérémonie du thé donnée annuellement en honneur et mémoire du moine bouddhiste, calligraphe et poète Kōbō Daishi (弘法大師; 774-835) (C. Guth, 1993, p. 8, 112). Vers 1890, Masuda, industriel et collectionneur, a aussi acheté à Wakai des peintures chinoises zen du XIIIe siècle (P. van Dam, 1985, p. 37).

On ne sait malheureusement rien des dernières années de Wakai, hormis la date de sa mort, le 22 décembre 1908, et l’emplacement de sa sépulture, au cimetière de Yana, à Tokyo.

Le sceau de Wakai : une garantie de qualité

La rareté des sources historiques provenant directement de lui-même rend difficile la distinction entre la collection personnelle de Wakai et les objets acquis dans un but commercial. Néanmoins, la richesse du patrimoine d’estampes de l’ukiyo-e portant son sceau personnel rouge de collectionneur, « Wakai Oyaji » (わか井をやぢ), dans les collections des musées du monde entier, témoigne de ce que fut son importance. Si peu qu’on en sache sur la personne de Wakai, la présence incontournable du marchand dans les collections les plus prestigieuses indique combien comptaient son opinion et son goût parmi les érudits, amateurs et collectionneurs japonophiles de son temps.

Vers 1885, la presse américaine et européenne s’avisa de donner à Wakai le titre de « conseiller artistique de sa Majesté impériale le Mikado » (E. Emery, 2021, p. 63). Si cette nouvelle distinction se retrouva au centre d’une dispute, par journaux interposés, entre japonistes américains et européens, et si Hayashi fut finalement contraint de se rétracter, cette brève et fragile association avec la personne de l’empereur traduit en creux la haute estime dans laquelle les milieux japonistes mondiaux tenaient Wakai (E. Emery, 2021, p. 63 ; E. Emery, 2022). Cette estime est encore mieux exprimée par les éloges et les témoignages de gratitude d’une multitude de collectionneurs français, britanniques et américains. Elle court d’ailleurs comme un fil rouge tout au long de L’Art japonais de Gonse (Falize, 1883, p. 208 ; L. Gonse, 1883, vol. I, p. IV, p. 157 sq.). William Anderson (1842-1900), érudit et collectionneur britannique d’art japonais, tient lui aussi à citer Wakai et Hayashi et à les remercier des « services inestimables » qu’ils ont rendus aux collections européennes (W. Anderson, 1886, p. VIII). Et Bing lui-même s’appuya sur Wakai pour parvenir à son statut d’expert en céramiques japonaises (L. Gonse, 1883, vol. II, p. 244). Nous savons aussi que la militante américaine pour le droit de vote des femmes et collectionneuse Louisine Havemeyer (1855-1929) recherchait le sceau de Wakai comme gage de qualité (A. Frelinghuysen, 1993, p. 135). Le collectionneur Ernest Hart (1835-1898) loua aussi Wakai, qu’il considérait comme « le spécialiste le plus accompli de l’art japonais » (E. Hart, 1895, p. 339 ; E. Hart, 1896).

Trouver sa place à l’art japonais

À la fin du XIXe siècle, le sens et la fonction de l’art japonais connurent une constante évolution. L’art pouvait fournir au nouveau gouvernement de Meiji un outil de promotion diplomatique et économique. Atterrés par l’image défavorable qu’offrait le Japon – qui ne représentait qu’une simple curiosité – lors des premières expositions internationales, le gouvernement japonais et les élites nationales cherchèrent à investir le domaine des beaux-arts et à fuir la catégorisation dans ceux de l’ethnologie et de l’anthropologie. L’entreprise s’avéra ambivalente, car l’appétit européen pour les estampes à bas prix produites en masse déconcerta la classe politique japonaise qui avait espéré faire usage de ces expositions pour donner l’image d’un art « en progression » (C. Foxwell, 2009, p. 41). Si Gonse put affirmer que les œuvres de Kanō Tsunenobu (狩野常信; 1636-1713) et celles de Rembrandt étaient d’une même valeur artistique, ce fut grâce au travail de fond mené par Wakai et ses pairs (L. Gonse, 1883, vol. II, p. 228).

Mais élever la culture japonaise au panthéon des beaux-arts comportait aussi des risques. Dès lors que le Japon devint objet et lieu de connaissance, dont l’art pouvait être apprécié, étudié et enseigné par des experts, la lutte pour l’autorité à dire l’histoire (de l’art) japonaise était ouverte. Tandis que Wakai soulignait l’importance de l’influence chinoise dans tous les domaines de la culture japonaise, il se trouva d’ambitieux érudits et spécialistes, comme l’Américain Ernest Fenollosa (1853-1908) et Anderson lui-même pour défendre des lectures de plus en plus nationalistes de l’art japonais (P. Burty, 1884, p. 386 sq. ; E. Emery, 2021, p. 61). Fenollosa, surtout, ne montra aucune vergogne à dénoncer publiquement Wakai et Hayashi, critiquant leurs choix de collection et les accusant d’avoir profité de la crédulité de leurs acheteurs occidentaux (E. Emery, 2021, p. 67 ; Fenollosa, 1885 ; Y. Kigi, 1987, p. 87). Finalement, les efforts de Fenollosa pour dominer le champ payèrent, et le nom de Wakai, si fréquemment cité dans la première édition de L’Art japonais de Gonse n’apparaît plus dans l’édition de 1885 (Y. Kigi, 1987, p. 87). Après son retour au Japon, Wakai et l’importance de son action tombèrent peu à peu dans l’oubli, mais peut-être le temps est-il venu de reconnaître le rôle vital qui fut le sien dans la reconnaissance de l’art japonais sur la scène mondiale.